Courrier du lecteur

Anne-Marie Bertrand

Pour plusieurs raisons (parce que j'ai présidé en 1989-90 le groupe « Etablissements et réseau » de l'Association des bibliothécaires français, parce que j'ai publié récemment un bref historique de la question 1 et surtout parce que j'ai l'honneur de diriger une bibliothèque municipale qui, semble-t-il, a vocation à devenir BMVR, pôle associé et bibliothèque « rétroconvertie » et qu'aux questions insistantes que je pose en haut lieu on me répondait, depuis des mois, que je saurais tout en lisant le numéro de septembre du BBF, j'attendais avec impatience de lire le texte annoncé de Bertrand Calenge 2 sur les « Bibliothèques municipales à vocation régionale » (BMVR en français dans le texte) et leur place dans le réseau des bibliothèques, et je l'ai lu avec un vif intérêt. Et avec une vive déception. Après analyse, cette déception a deux causes : sur la forme, elle est due à la confusion du propos ; sur le fond, à l'absence de l'objet.

Reprenons.

Sur la forme, ce texte souffre de deux défauts. D'une part, des erreurs factuelles qui dénotent une croyance excessive (mais certes compréhensible) dans les annonces ministérielles (non, le Service bibliographique national n'a pas démarré le 31-1-92, non il n'y a pas eu 7 BM rétroconverties en 1991, il n'y en a même encore aucune en novembre 1992) et une vision étonnante de ce qu'est une bibliothèque municipale : par exemple, p. 14, sur la différence d'exigences et d'usages entre les bibliothèques patrimoniales et les bibliothèque de quartier, ou sur les divergences entre les besoins locaux, régionaux ou nationaux, alors que la difficulté vient précisément du fait qu'un seul et même établissement joue le rôle - entre autres - à la fois de bibliothèque patrimoniale et de services de quartier et alors qu'il est impossible d'identifier des besoins locaux, régionaux ou nationaux.

D'autre part, une confusion dans le temps du discours entre le présent du récit (« A Nancy, la BM et la BCP partagent le même outil informatique », p. 18), le présent anticipé de réalisations à venir (« Les dotations en stations de lecture active offrent des points d'accès à la BdF », p. 22), le présent volontariste de l'organisation à trouver (« L'action de l'Etat peut alors être éclaircie, les conseils régionaux étant encouragés à tisser des réseaux d'intérêt régional (...) » p. 18) et le futur ou le conditionnel du réseau hypothétiquement réalisé (« Une BMVR qui choisira l'isolement communal (...) rendra factice un schéma régional de circulation documentaire qui pourrait se mettre en place », p. 23). Ces remarques grammaticales ne sont pas qu'ennuyeuses : elles servent à mieux comprendre le malaise que dégage ce texte qui ne fait pas la distinction entre la réalité présente, l'avenir technique et structurel et le futur du projet politique.

En effet, pour en revenir au fond, la réflexion de Calenge, pour être opératoire, aurait dû aborder aussi bien l'analyse de l'existant que la description du système à mettre en place et l'organisation institutionnelle et financière qu'elle appelle. Or le texte est insatisfaisant sur chacun de ces aspects et, la lecture achevée, on s'interroge toujours sur ce que sont les BMVR, à quoi elles doivent servir et comment elles seront mises en place.

Sur l'analyse de l'existant, le jeu du présent-présent, du présent-antérieur et du présent-putatif rend difficiles la lecture comme la critique. Un seul exemple : « Les initiatives financières et politiques des conseils régionaux ne sont que des « offres de service » aux autres collectivités, celles qui ont des établissements à gérer », (p. 20). Faut-il croire à la réalité de ces « offres de service » ? Plus sérieusement : l'analyse des missions extra-communales des grandes BM a déjà été menée, notamment en 1983 dans le cadre d'une journée d'étude sur les BM classées organisée par la DLL et en 1991-92 au sein d'un groupe de travail de l'Association des Maires des Grandes Villes de France. Il semble donc étonnant de trouver tant d'imprécision et d'indécision sur le caractère régional ou national de ces missions extra-communales, réduites ici systématiquement à leur aspect bibliographique ou documentaire.

L'erreur d'optique me semble celle-ci : certaines grandes BM, en fonction de leur « définition démographique ou documentaire », ont « vocation », dit Bertrand Calenge, à exercer des missions d'intérêt régional, voire national ; il convient donc d'éclaircir ces missions et que ces bibliothèques se dotent « des moyens nécessaires pour répondre à des besoins multiples ». Or la réalité est tout autre : à l'heure actuelle, certaines grandes bibliothèques municipales remplissent déjà des missions d'intérêt régional ou national (bibliographiques, documentaires, scientifiques, techniques, pédagogiques, coopératives) ; mais elles le font de facto, pour répondre aux besoins exprimés, et non de jure, et donc sans règles du jeu, sans obligations définies et sans moyens spécifiques. Comme dit un observateur avisé, ici l'existence précède l'essence.

La question n'est donc pas, me semble-t-il, de labelliser des bibliothèques « dont les collections dépassent 250 000 volumes pour adultes, situées dans des communes de plus de 100 000 habitants » et de s'interroger sur des missions nouvelles à leur confier mais bien, au contraire, de reconnaître que certaines bibliothèques remplissent certaines missions qui dépassent largement leur statut municipal, d'organiser ces missions en précisant les compétences des collectivités concernées et de dégager des moyens correspondant à l'exercice de ces missions.

Si la définition des BMVR est malheureusement inopérante, l'organisation du système dans lequel elles doivent s'insérer est des plus imprécises : « Elle suppose une réflexion commune DLL-BDF-Collectivités locales - Universités », (p. 22). Le sort des agences régionales de coopération est rapidement évacué et celui des outils nationaux n'est pas beaucoup plus clair : on s'interroge, par exemple, sur la curieuse absence (p. 16-17) d'une « agence bibliographique nationale ». Quant au Catalogue collectif de France et à l'organisation efficace de la fourniture des documents, on ne peut que les appeler de nos vœux. Enfin, la mise en cohérence du « paysage des bibliothèques françaises » suppose, en amont, une clarification du rôle respectif des différentes collectivités publiques : quelles seront les compétences à exercer par l'Etat, par les régions, par les départements, par les communes, par les universités ? Il ne s'agit pas là d'un mécano jacobin, mais de la nécessaire construction d'une cohérence, comme on s'emploie à le faire en matière de formation, par exemple. Cette construction d'une cohérence s'appelle aménagement du territoire.

On pourrait également lister les insuffisances du texte sur les moyens à mettre en oeuvre, mais ce serait lassant. Pour m'en tenir à l'essentiel, je signalerai simplement que la réforme du concours particulier (subventions d'équipement) ne sera qu'un réponse très partielle puisqu'elle ne bénéficiera qu'aux villes qui vont construitre des bibliothèques centrales : on se trouvera donc dans le cas de voir écartées de la seule aide spécifique aux BMVR des villes comme Lyon, Bordeaux, Nantes, Lille, Strasbourg, Aix, Metz, etc. – comme si la reconnaissance de missions régionales était liée à l'édification de locaux entre 1992 et 1997. Avant d'en terminer avec cet exercice critique, qui n'est qu'un exercice de décodage, je souhaite exprimer à nouveau le regret qu'aucune concertation ne soit engagée sur ce dossier avec les collectivités concernées. Le Maire de Lyon, Bordeaux, Nantes... pourrait apprendre à la lecture du BBF que la bibliothèque de sa ville est devenue BMVR (« La DLL a donné à certaines bibliothèques municipales le qualificatif de " Bibliothèques municipales à vocation régionale " », p.16). Il pourrait en être légitimement étonné – s'il lisait le BBF.

Pour ma part, je ne peux que souhaiter que l'ouvrage soit remis sur le métier : organiser le paysage documentaire autour « d'établissements structurants » (pôles d'équilibre) qui s'appuient sur des outils nationaux ou régionaux est une idée juste. Encore faudrait-il préciser quelles seront leurs responsabilités et leurs missions - et quels moyens seront placés en regard : les villes n'ont ni la vocation ni les moyens de financer les projets nationaux. Des propositions ont été faites par des associations professionnelles, notamment l'ABF et la FFCB, et par le CSB 3. Elles pourraient utilement nourrir la réflexion de la DLL.

  1. (retour)↑  « Le réseau dans le rétro», in : Interlignes, 1992, n° 27-28, p.11-19.
  2. (retour)↑  « Réseau à facettes », in : BBF, n° 5, 1992, p.12-23.
  3. (retour)↑  « Pour un réseau des bibliothèques et de la documentation », rapport du groupe de travail Etablissements et réseau mis en place par l'ABF, à paraître dans le Bulletin de l'ABF, n° 157, 1992 ; Actes des Perspectives pour la coopération, FFCB, 1991 ; « La coopération entre les bibliothèques françaises », par Michel MELOT, texte publié par le CSB dans le Rapport du président pour l'année 1991, dans lequel on trouve également une analyse du projet des pôles associés ; enfin, l'ensemble du texte de la Charte des bibliothèques est rédigé dans l'optique du travail en réseau des bibliothèques.