Gutenberg et l'invention de l'imprimerie

une enquête

par Bruno Blasselle

Guy Bechtel

Paris : Fayard, 1992. - 701 p. ; 22 cm.
ISBN 2-213-02865-6 : 180 F.

Ecrire une biographie de Gutenberg relève de la gageure : rares sont les héros de notre histoire qui ont laissé aussi peu de traces incontestables. Il ne subsiste aucun portrait de lui : le plus ancien, fantaisiste, a été dessiné 100 ans après sa mort. Le plus fréquemment reproduit, celui avec la barbe, le bonnet et une boîte contenant quelques caractères typographiques est une gravure qui remonte à 1584 et n'a sans doute non plus rien d'authentique.

Un homme d'action

Les lieux où l'on suppose qu'il a vécu ont été détruits dans le bombardement de Mayence en 1942. Il ne subsiste pas non plus de document écrit de sa main.

Du moins reste-t-il les livres, tout de même ! Oui, mais aucun, y compris la Bible qui porte son nom, ne contient de mention l'attribuant à Gutenberg. Il faut donc se rabattre sur quelques documents d'archives signalant la présence, ici et là, de l'imprimeur, sans jamais nous dire d'ailleurs qu'il imprime.

Prudence ! Une partie notable de ces archives, notamment celles conservées à Strasbourg, ont été détruites durant les révolutions et les guerres. Elles ne sont connues que par les copies faites aux XVIIIe et XIXe siècles par de laborieux archivistes.

Cette pénurie, loin de décourager les historiens, a laissé le champ libre aux hypothèses, aux interprétations, aux légendes, aux mensonges parfois, de telle sorte qu'il est difficile aujourd'hui de distinguer le sûr du probable ou de l'erroné.

C'est là tout l'intérêt de la démarche de Guy Bechtel. Qu'on ne s'attende pas à trouver les ingrédients habituels d'une biographie, l'enfance, les faits et gestes ou même la pensée de Gutenberg, tout cela est perdu à jamais. Il s'agit bien, comme l'indique le sous-titre, d'une enquête. Celle-ci s'appuie sur un dossier que l'auteur a eu la bonne idée de rassembler en fin de volume où l'on retrouve, en langue d'origine et traduits pour beaucoup d'entre eux, tous les textes apportant une information de première main sur Gutenberg. Guy Bechtel, visiblement bon germaniste, examine rigoureusement chacun d'eux, en explique les termes, rappelle les interprétations déjà données, s'attache à décrire le contexte politique et religieux, à Strasbourg comme à Mayence.

On comprend mieux pourquoi l'imprimerie est née et s'est développée dans cette vallée du Rhin qui est alors une région en plein essor. Gutenberg n'était pas le seul à chercher des procédés nouveaux de reproduction mécanique des images ou des textes. D'autres, assez nombreux semble-t-il, travaillaient dans la même direction comme l'attestent le développement de la xylographie, dont l'ancienneté a été longtemps exagérée, et les recherches mal connues menées par Coster et Waldfoghel. Mais c'est bien Gutenberg qui a découvert la typographie.

Notre inventeur est d'abord un homme d'action, un entrepreneur capable d'animer une équipe, de réunir des compétences diverses, de trouver des capitaux. Autour de lui gravitent fondeurs, orfèvres, calligraphes, banquiers et hommes d'Eglise, ce qui ne va pas sans brouilles, l'homme est d'un caractère entier, voire emporté, et ses entreprises, malgré tout, souvent au bord de la faillite.

Préoccupé de mécanisation

L'imprimerie n'a été qu'une de ses activités. L'exil à Strasbourg, peut-être dès 1430, est l'occasion pour Gutenberg de se livrer simultanément, et en association, à plusieurs activités dont certaines sont sans rapport direct avec ses recherches sur l'imprimerie, et tout d'abord le polissage des pierres précieuses. C'est sans doute là l'origine de la qualification d'orfèvre qu'on lui a si souvent attribuée. Plus curieuse est la fabrication industrielle de « miroirs », en fait des petits objets de piété en métal reproduits par dizaine de milliers et destinés à être vendus au pélerinage d'Aix-la-Chapelle en 1440. Cela démontre au moins un sens commercial et surtout un certain type de préoccupation, la mécanisation, que l'on retrouve dans l'imprimerie.

Quand ses recherches dans ce domaine aboutissent, vers 1450, cela fait une dizaine d'années qu'il y travaille. A Strasbourg, il n'a rien imprimé, mais il a sans doute beaucoup avancé et mis au point l'outillage. Ensuite, il y a ce vide dans la vie de Gutenberg, de 1444 à 1448, si irritant pour les historiens alors qu'on le sait tout près du but. Quatre années sans qu'on sache ce qu'il fait ni où il est.

Retour à Mayence. L'étape décisive est vite franchie. Quel est le premier document sorti des presses ? Guy Bechtel insiste pour placer très tôt le début de la fabrication de la Bible à 42 lignes : les premiers essais destinés à convaincre Fust de lui prêter de l'argent peuvent remonter à 1449, et les débuts de l'impression à 1452. En moins de deux ans, elle est probablement terminée et vendue. Mais simultanément Gutenberg multiplie des productions de qualité bien inférieure, destinées à une large diffusion, des calendriers, des donats et surtout des indulgences, dont une, datée du 22 octobre 1454, est le premier document typographique de date certaine.

Quelques publications mineures au regard de l'Histoire mais significatives du rôle de diffusion massive que Gutenberg assigne à l'imprimerie lui sont ensuite attribuables. Puis c'est de nouveau le vide. A partir de 1460, peut-être même dès 1458, il semble cesser son activité d'imprimeur. Retraite (il est âgé d'une soixantaine d'années) ou difficultés financières le privant de son matériel ?

Quoi qu'il en soit, quel contraste entre les longues années de gestation et la faible durée de la période d'exploitation de l'invention ! Mais Guy Bechtel se garde bien d'accréditer l'image du savant génial dépouillé de son invention par un banquier peu scrupuleux. Il souligne au contraire le rôle décisif joué par Fust dans la réalisation de la célèbre Bible. Malgré le succès de la vente, le résultat financier ne fut pas bon et se trouva à l'origine de la dispute entre deux hommes qu'opposaient leur caractère et leurs conceptions, comme le montre le reste de leur production.

Le livre de Guy Bechtel se fit facilement, souvent passionnant malgré l'aridité du sujet. On partage son acharnement de détective lancé sur les traces clairsemées laissées par l'inventeur, découvrant de nouveaux indices, envisageant les différentes pistes pour les abandonner toutes parfois, ou en suivre une dont l'évidence n'apparaît qu'après coup. Il n'est guère besoin d'être spécialiste de l'imprimerie ou du Moyen âge pour prendre plaisir à la lecture d'un ouvrage qui s'efforce d'être toujours dair sans dissimuler les nombreuses zones d'ombre restantes, et qui montre que sur un sujet aussi exploré que celui-ci, tout n'a peut-être pas encore été dit.