Sociologie des journalistes

par Jean-François Tétu
Paris : CNET, 1992. - 144 p. ; 27 cm.
(Réseaux, n° 51, janv-fév. 1992) ISSN 0751-7971 : 50 F

Alors que les médias sont périodiquement mis en cause pour le traitement discutable qu'ils font de l'actualité, les journalistes, eux, bénéficient paradoxalement d'un étonnant prestige qui permet par exemple à certains d'entre eux, les plus reconnaissables car « vus à la TV », de se transformer régulièrement en conférenciers prisés, écrivains vantés, ou encore, comme on l'a vu récemment, de tirer parti de leur notoriété pour briguer quelque mandat électif.

Réseaux, pour son 51e numéro, consacre son dossier (108 pages) à la sociologie des joumalistes en six contributions fermes auxquelles s'ajoute une conférence prononcée par Max Weber en 1910. Trois questions traversent tout ce dossier : qui sont les journalistes ? Quelle pratique est-ce donc que le joumalisme ? Quelle méthode, et quelle théorie, permet de comprendre la place du journalisme dans la construction de l'opinion ?

Passés en tête

Qui sont donc les journalistes ? On ne trouve pas ici l'analyse des données sociologiques que publie, par exemple, la commission de la carte de presse, ni l'équivalent de ce que Rémy Rieffel avait publié en 1984 dans L'élite des joumalistes, où il livrait une foule de données passionnantes sur l'origine sociale, les modes de travail et les modes de vie des stars des médias. Il s'agit plutôt de faire une approche de l'identité « intellectuelle » des joumalistes qui comporte la définition de leur place dans l'intelligentsia, de leur rôle dans la connaissance du monde, de leurs pratiques ou de leur morale professionnelle. La question n'est pas mince ni simple, et chacun y répond à sa façon, comme en plaçant les morceaux d'un puzzle dont Weber promettait au début du siècle un difficile achèvement.

R. Reiffel ouvre ce dossier. Cette fois, il ne se demande pas avec qui tel joumaliste joue ou jouait au tennis, où il habite, etc. Il pose la question de la reconnaissance sociale du joumaliste : « Les journalistes ne sont pas encore parvenus à se positionner dans notre société en évitant toute ambiguïté », dit-il avant que D. Ruellan ne reprenne la question de ce « professionnalisme du flou ». Ce qu'explique Rieffel, c'est que « si les intellectuels ne sauraient être assignés à un groupe social bien défini », il y a pourtant deux critères qui montrent que la place du journaliste a changé : « La représentation qu'ils donnent d'eux-mêmes » et « le crédit qu'on leur accorde ». Ce double critère (auto-proclamation ou auto-institution, d'une part, et délégation d'autorité de l'autre) permet de montrer que la configuration médiatique de nos sociétés s'accompagne d'une modification de la configuration intellectuelle de la société. Les clercs, il y a peu, voyaient d'un mauvais œil le développement de la télévision et de la communication de masse ; les journalistes les ont remplacés par les vedettes du show business au moment où le militantisme des intellectuels cédait la place à l'humanitarisme télévisé. Le fonctionnement même des médias (« à l'affectif et à la dramatisation ») pousse à ce changement : les pétitionnaires, par exemple, ne sont plus seulement universitaires et écrivains, mais gens du spectacle, de l'image et des médias ; les zones de contact entre joumalistes et « professionnels de l'intelligence » se sont multipliées ; « La perte d'autonomie crée une socialité éclatée » et « la capacité à cumuler des positions variées dans les deux sphères devient un atout majeur pour obtenir et conserver de l'influence ». La hiérarchie des intellectuels conçue par Raymond Aron ne plaçait les journalistes qu'au troisième rang, après les écrivains et artistes, après les professeurs et chercheurs ; depuis 10 ans, « les vulgarisateurs et les joumalistes sont passés en tête ».

Flou professionnel

Pourtant, cette profession est floue. D. Ruellan, qui a regardé de près les luttes et questions qui dès le début de ce siècle pouvaient permettre de définir l'identité professionnelle des journalistes, conclut que ce groupe a « géré sa très grande hétérogénéité par la non-imposition de normes trop strictes » ; il en résulte un « flou constitutif » qui place le joumaliste à la frontière de multiples domaines, « tirant profit des honneurs de chaque genre sans avoir à souffrir de l'enfermement imposé par la spécialisation ».

Y. Lavoinne, qui enseigne depuis 20 ans au CUEJ (Centre universitaire d'enseignement supérieur du journalisme) de Strasbourg met en question, pour sa part, les rapports du journalisme à l'histoire en examinant l'évolution des 50 dernières années, avec une vision beaucoup plus vaste qui lui permet de définir trois « figures majeures » du joumaliste devant l'histoire : « le serviteur de l'histoire future », « l'historien du présent », et « le médiateur de l'histoire ». Dans un exposé d'une grande clarté, Lavoinne montre que la question du rapport à l'histoire ne se pose historiquement qu'à la fin du XVIIe siècle, « lorsque l'histoire s'attache désormais moins à la mémoire des phénomènes qu'à l'intelligence de ceux-ci ». Lavoinne retrace l'évolution du courant de pensée qui a fait du joumaliste, selon l'expression de Camus, « l'historien de l'instant », en trois étapes : l'affirmation (théorisée par Nizan) d'une identité entre la chronique diplomatique et l'histoire ; l'intégration du joumaliste à la communauté historienne avec le rôle phare de Jean Lacouture (« l'histoire immédiate », vigoureusement combattue par Nora), et le reportage qui substitue à « l'histoire-science » une « histoire-vie ». Pour Lavoinne, qui pointe ici l'émergence d'un phénomène plus récent, « un autre mode de qualification est disponible : "le médiateur, celui qui permet de participer symboliquement "».

Les trois contributions suivantes élargissent le questionnement. B. Mostefaoui dresse un panorama des journalistes au Maghreb : « pluralisme formel et chape de plomb au Maroc », « maintien d'un dispositif répressif en Tunisie », et « émergence du pluralisme en Algérie », dans une démarche qui s'inspire de la distinction bourdieusienne entre conflit du champ et conflit de l'appareil. Une analyse comparative des pratiques américaines et européennes des joumalistes suit cette contribution sans apporter d'éclairage vraiment original. En revanche, Ph. Schlésinger propose de renouveler l'analyse des relations entre les médias et leurs sources. Son propos s'oppose fermement à la ligne, majeure en Grande-Bretagne, pour qui, depuis Stuart Hall « la classe au pouvoir, source majeure des médias, est le "premier définisseur" de l'information » ; dans cette perspective, les médias fournissent au système politique en place un avantage stratégique décisif. A ce modèle « struturaliste » bien ancré, Schlésinger oppose une série d'arguments solides qui conduisent au projet d'une sociologie empirique plus complexe, qui permettrait, en particulier, une problématique plus pertinente de l'organisation sociale des sources non officielles. L'expérience acquise par Schlésinger dans ses recherches sur la criminalité, la loi, la justice et les médias lui permet d'envisager de façon plus souple et plus féconde une stratégie des sources qui repose sur l'inégalité au départ du pouvoir des groupes sociaux.

Pour achever ce dossier, Réseaux exhume un nouveau « dassique », une conférence où M. Weber se demandait : « Qu'est-ce que les journaux rendent public », et « qu'est-ce qu'ils taisent ? » A partir de cette question sur la « publicité », Weber dressait le programme d'une sociologie du journalisme qui devait conduire à déterminer « comment les biens culturels supra-individuels sont influencés (...) quelles croyances et espérances sont détruites, créées (...), quelles prises de position sont détruites à jamais ou nouvellement créées ». Non sans humour, Weber promettait à ses auditeurs, il y a 82 ans, que « le chemin jusqu'aux réponses sera(it) extraordinairement long ».