L'enfance de la lecture

par Caroline Rives
sous la dir. de Francis Marcoin.
Paris : Maison des Sciences de l'homme, 1992.
(Revue des sciences humaines, n° 225).

A travers l'analyse des pratiques d'écriture de plusieurs écrivains pour la jeunesse, le projet de ce numéro est de proposer des pistes nouvelles pour traiter d'une question qui est au cœur du discours sur la littérature enfantine : est-elle une littérature de création à part entière ou une littérature de commande destinée à édifier ou à être consommée ? Comme l'écrit, pour ouvrir le dossier, Francis Marcoin, « Faut-il donner de petits livres aux petits des hommes ? »

La question est abordée dans sa complexité. Si la majorité des auteurs étudiés ont écrit au XIXe siècle, on y traite d'un fondateur, Charles Perrault, et on y donne la parole à une contemporaine, Susie Morgenstem. Si la plupart d'entre eux sont ce qu'on peut appeller des créateurs légitimés, on ne laisse pas de côté les textes relevant de la littérature « adressée », à travers des écrivains comme Zulma Carraud ou les auteurs de la Bibliothèque des merveilles. Et ce qui est particulièrement frappant, c'est l'importance que prennent le religieux et le spirituel dans l'histoire d'une littérature enfantine devenue en France si uniformément laïque qu'on peut oublier ses origines et ses évolutions différentes dans d'autres pays.

Des figures christianisées

Dans la continuité de l'étude qu'il avait fait paraître chez Droz, La Sainte et la Fée, Yvan Loskoutoff montre les liens qui se tissent entre le développement du sentiment de l'enfance à la fin du XVIIe siècle, la dévotion et en particulier le mouvement quiétiste, et l'émergence de ce qui deviendra la littérature enfantine à travers la mode des contes de fées. La figure de l'enfant est ambiguë : il est une image de l'homme devant Dieu, faible, puéril, humble, bestial. Le Christ s'incarne sous la forme d'un bébé misérable, né au milieu des animaux de la crêche. La soumission à l'autorité patemelle ou divine peut aller jusqu'au masochisme de Grisélidis, même si Perrault avec bon sens déclare aussi faire avaler aux enfants ses messages « en les enveloppant dans des récits agréables et proportionnés à la faiblesse de leur âge ». D'où la complexité de ce genre : littérature pseudo-populaire destinée à des mondaines, le conte merveilleux met en scène en les christianisant des figures païennes. Il assume même vis-à-vis de la littérature générale sa propre puérilité : c'est une littérature enfantine au sens propre du terme, une littérature à l'état d'enfance, bien que, paradoxalement, elle consacre le statut de démiurge de l'auteur.

Ségolène Le Men montre comment l'émergence d'un nouveau personnage, celui de l'enfant terrible, se situe dans le contexte éditorial du XIXe siècle ; il est lié au développement de la presse, d'abord : Les aventures de Jean-Paul Choppart, de Louis Desnoyers, paraissent en feuilleton entre 1832 et 1833 dans le Journal des enfants, et seront ensuite publiées chez divers éditeurs, dont Hetzel ; à celui du livre illustré, ensuite : la popularisation du type du gamement doit autant et peut-être plus au talent des artistes qui l'ont mis en image (Grandville, Daumier, Tony Johannot...) qu'à l'originalité subversive du texte. Ses représentations s'inspirent de l'actualité : Jean-Paul Choppart ressemble parfois à Robert Macaire et parfois à Quasimodo. Elles susciteront chez d'autres auteurs l'envie de faire des variations sur le thème : ainsi Heinrich Hoffmann avec le Struwwelpeter, ou la Comtesse de Ségur avec Le Bon petit diable.

On retrouve une Comtesse apparemment plus sage dans l'article de Laura Kreyder, qui nous ramène au religieux pour relater les conditions dans lesquelles a été écrit et publié L'Evangile d'une grand-mère. Sophie de Ségur est en 1863 célèbre et malheureuse : son mari et sa petite-fille viennent de mourir et Renan a publié La vie de Jésus-Christ. Ce qu'elle tente alors, c'est une réfutation à l'usage des enfants de ces thèses dangereuses qui banalisent en l'humanisant la figure divine. Laura Kreyder décrit les étapes de la publication du livre : l'intérêt du public pour la polémique religieuse, qui pousse les éditeurs à rechercher ce genre de texte, les conditions du contrat avec la maison Hachette, les étapes nécessaires à l'obtention du nihil obstat, la méfiance de la Comtesse vis-à-vis de ses illustrateurs potentiels. Elle analyse aussi ses repentirs et ses retouches, qui figurent sur le manuscrit conservé : le texte sera remanié pour éliminer des détails familiers ou triviaux, nés d'une plume spontanée, et surtout pour préserver une orthodoxie qui n'est pas vraiment le fait de la Comtesse, qui a du mal à concevoir la double nature du Christ.

Apprentissage et éducation

Emmanuel Fraisse montre la place que tient le roman d'apprentissage dans l'œuvre de Charles Dickens. Dans plusieurs de ses romans, le lecteur assiste à la conquête de son autonomie complète par un jeune héros déjà libéré des liens familiaux (il est en général orphelin). Il lui reste à se constituer comme individu contre toutes les institutions d'enfermement et en particulier contre l'école, que Dickens dépeint des couleurs les plus sombres, par la libre pratique des lectures personnelles et l'autodidaxie : on voit à quel point cette problématique reste d'actualité. Les fictions de Charles Dickens sont profondément liées à son histoire personnelle, et elles ne s'adressent en général pas directement ou exclusivement aux enfants. Néanmoins, elles consacrent leur entrée sur la scène romanesque, et elles inaugurent un genre florissant jusqu'à nos jours.

Si Zulma Carraud n'est plus du tout lue par les enfants, elle reste dans les mémoires pour avoir été l'amie et la correspondante d'Honoré de Balzac. Maria Giulia Longhi retrace son parcours d'éducatrice : comme la Comtesse, elle commence à écrire après avoir élevé ses enfants. Se lançant dans l'alphabétisation des petites paysannes du Cher, elle se rend compte que ce qui pose problème n'est pas d'enseigner à déchiffrer, mais de foumir au lecteur débutant, adulte ou enfant, des textes faciles, intéressants et édifiants pour alimenter sa pratique de la lecture. Elle se lance donc en 1852 pour la maison Hachette dans la rédaction de livres de « lecture courante » et collabore à La Semaine des enfants. Maria Giulia Longhi montre aussi comment cette littérature éducative traverse les frontières, en présentant ses traductions et ses adaptations en Italie : les aventures de Maurice devenu Maurizio seront mises au service de la promotion de la langue nationale et des valeurs morales et civiques qui constituent alors la nouvelle conscience nationale des Italiens.

Danielle Dubois étudie un genre très développé au XIXe siècle, la robinsonnade, et s'interroge sur les raisons de son succès. Robinson Crusoë, on le sait, est le seul livre que Jean-Jacques Rousseau autorise à Emile, et il sert de base à de multiples adaptations et imitations. C'est qu'il est apparemment aux antipodes d'une dérive imaginaire dangereuse. Prétexte à décrire des environnements exotiques (Danielle Dubois souligne les emprunts des adaptateurs au Buffon de la jeunesse) ou des techniques de survie, il est aussi une école du courage personnel qui préserve le héros esseulé d'un désespoir stérile. Pourtant, l'attrait profond du mythe de Robinson tient aussi à son côté subversif puisqu'il est celui de la conquête d'un univers sans père. Ainsi voit-on dans le Robinson suisse, publié en 1813, le pasteur J.D. Wyss aseptiser l'histoire en envoyant toute une famille sur l'île !

Comme dans le conte traditionnel, c'est la force de la structure narrative qui permet à la robinsonnade de survivre en se mettant au service d'idées fort différentes les unes des autres : apologie naïve d'un capitalisme triomphant, support de fantasmes plus complexes dans l'oeuvre de Jules Veme, elle connaît des avatars jusqu'à nos jours à travers l'inversion des valeurs de Vendredi ou la vie sauvage, de Michel Toumier, ou le pessimisme de Sa Majesté des mouches, de William Golding.

Science et spiritualité

Les livres scientifiques pour la jeunesse constituent-ils un genre littéraire ? Daniel Raichvarg décrit le vaste mouvement de vulgarisation scientifique qui se développe au XIXe siècle, en direction d'un public souvent indifférencié. Leurs auteurs, qui viennent de la littérature, du journalisme, de l'enseignement ou parfois de la recherche, partagent une ambition commune : « Le désir général d'élever la dignité et l'espoir du peuple, de développer, par tous les moyens, et, au premier rang de ceux-ci, par l'éducation scientifique, ses capacités de compréhension du monde, voire d'autonomie ». Leurs parcours biographiques sont en général originaux, ce qui renforce la méfiance naturelle qu'éprouvent encore de nos jours les scientifiques vis-à-vis des vulgarisateurs. Ils mettent au service de leurs démonstrations les procédés de la littérature : conte, fable, robinsonnade, voyages extraordinaires, et mettent en place une théatralisation de la relation pédagogique. C'est cette ambiguïté entre documentaire et fiction qui rend complexe la mise au point d'une approche critique du genre.

Isabelle Nières analyse le travail d'adaptation réalisé par Lewis Carroll sur Alice's adventures in Wonderland pour The Nursery « Alice ». Il s'agit de rendre Alice accessible à des enfants plus jeunes dans un texte écrit pour une lecture à haute voix, s'organisant autour du commentaire d'un choix des illustrations de Tenniel pour la première version. A cet effet, Carroll réduit le texte original à l'enchaînement des événements, adoucit son caractère angoissant, supprime les références au nonsense, difficiles à saisir par de jeunes enfants. Isabelle Nières plaide pour une redécouverte de ce texte, souvent négligé par les spécialistes de Carroll, en montrant comment Alice, malgré les efforts de son créateur, reste inquiétante et fascinante, et comment les fantasmes qui peuplent son monde ressurgissent au détour des phrases comme par mégarde.

On retrouve la spiritualité sous des formes nouvelles dans les rapprochements qu'effectue Jean Perrot entre Rudyard Kipling, Oscar Wilde et Bram Stoker, pour montrer la naissance d'un mouvement littéraire nouveau, inspiré par un « nouveau paganisme » teinté d'ésotérisme. Influencés par la franc-maçonnerie ou le mouvement théosophique de Madame Blavatsky, ces écrivains apparemment très différents se rejoignent dans la référence aux mythologies égyptienne ou hindoue, dans le goût pour le bizarre ou l'horrible, dans la valorisation des forces naturelles et animales, dans ce que Jean Perrot appelle « la vision poétique de l'enfant divin ». Dans un univers définitivement déchristianisé, ils cherchent de nouvelles valeurs qui renvoient à un primitivisme mystique et profondément ambigu.

Jacques Sys reste dans le même registre en présentant les aspects chrétiens de l'oeuvre de C.S. Lewis : ses livres pour enfants sont une propédeutique à la lecture des Évangiles. Comme Kipling et Stoker, Lewis critique un monde scientiste et rationaliste qui mutile l'individu en le privant de la transcendance. C'est par la découverte du merveilleux à travers des images fortes qu'on rééduque la sensibilité enfantine et qu'on la prépare à une authentique vie spirituelle. Le monde de Namia est une allégorie de la vie chrétienne et ses distorsions temporelles tendent vers la fin des temps et l'établissement du royaume des cieux.

Le recueil se conclut sur un texte de Susie Morgenstern qui nous renvoie à la question du statut de l'auteur pour la jeunesse, ici et maintenant : la littérature enfantine n'est-elle pour les intellectuels légitimistes qu'une « abominable pomographie » ? Le contact avec les lecteurs et les médiateurs, si important et si gratifiant soit-il, console-t-il l'auteur de l'absence d'un véritable regard critique porté sur ses textes ?

Bien évidemment, il ne sera pas apporté dans ce numéro de réponse définitive à la question posée en introduction par Francis Marcoin : « Comment les auteurs de ces petites lectures sont eux-mêmes des créateurs, terme galvaudé qu'il faut prendre dans toute sa force, c'est-à-dire dans une confrontation, vécue de manière presque sacrilège, avec Dieu, ou avec les héros que sont les grands écrivains ». De la diversité des approches, qui témoigne de la vitalité d'une jeune discipline, on peut néanmoins dégager des lignes de force : les conditions économiques de production des textes dans un contexte éditorial, l'importance de la biographie des auteurs, l'influence des évolutions idéologiques, la contradiction entre moralisme et subversion, le retour du refoulé dans l'adaptation, la tension entre le pédagogique et le culturel, toutes ces problématiques constituent des points de départ pour la critique et l'étude de ce genre particulier qu'est la littérature pour la jeunesse.