Les livres à petits pas comptés
Jean-Marie Privat
Pendant longtemps, on a cru qu'il fallait d'abord apprendre à lire pour ensuite, peu à peu, fréquenter les livres. On allait ainsi de la technique à la lecture.
Ensuite, on a pensé qu'il suffisait de proposer de beaux et bons livres, sans autre forme de procès, pour qu'opère la magie de la rencontre entre l'enfant et le livre. On baignait alors dans ce qu'on a pu appeler l'optimisme de la diffusion.
On sait aujourd'hui qu'une pratique culturelle engage le sujet tout entier et ce, dès le début. C'est de ces expériences originelles si fondatrices culturellement, semble-t-il, de cette pré-histoire de la lecture peuplée d'objets et de personnes, d'imaginaire et de sensations, de rites et de discours qu'il a été question au cours de cette journée.
A la source du sens
Ce colloque national, co-organisé par la ville de Villeurbanne (Maison du livre, de l'image et du son, et notamment Mady Volle, responsable de la médiathèque jeunesse) et la mission régionale « Petite enfance » (secrétariat général pour les Affaires régionales), réunit plus de cinq cents personnes, parents bien sûr mais aussi et surtout des professionnels de la petite enfance et/ou de la lecture, assistantes maternelles, puéricultrices, éducatrices de jeunes enfants, animatrices de centre social, médecins, psychologues, élus, enseignants, bibliothécaires enfin.
Ce vaste public, très attentif et très coopératif, a entendu les communications de spécialistes de la prime éducation lectorale et plus généralement culturelle.
Dans une communication au titre fascinant « La voix avant la parole », Marie-Colette Boisset (psychanalyste en maternité) a expliqué à l'aide de quelques exemples comment le chant et le plus souvent de simples vocalises peuvent jouer un rôle dans l'apparition de la parole et dans le plaisir à jouer avec la langue de l'imaginaire. Marie-Colette Boisset situe ainsi son travail à la source du sens, à l'origine du code symbolique comme prélude à une entrée heureuse, point trop conflictuelle, dans l'univers des signes et donc, à terme, dans l'univers des livres et de la lecture.
Avec Jean Perrot (spécialiste bien connu de la littérature de jeunesse), on fit ensuite « Trois petits tours littéraires dans le livre pour tout-petits ». Quand le livre devient coccinelle et/ou quand la coccinelle devient livre, on glisse du monde référentiel à l'univers conventionnel des signes. Là encore, le livre façonne le lecteur en suscitant la construction d'un sens désiré. Ainsi le petit lecteur est-il mis en situation de négocier, par la médiation de l'adulte et la méditation sur le livre, une réelle et progressive autonomie culturelle.
Marie Bonnafé, psychiatre et co-fondatrice d'ACCES 1, rappela combien était important, structurant plus exactement, le récit oral fait à l'enfant. La langue du récit est en effet « un pré-écrit dans l'oral » et, à ce titre, une excellente interface entre l'ordre de l'écrit et l'ordre de l'oral, une précieuse et précoce médiation transculturelle. Ce qui se trame entre le récit et les bébés ne saurait donc se réduire à une affaire de spécialistes et l'intervenante insista sur la nécessaire coopération entre responsables du développement de l'enfant, parents, assistantes maternelles, enseignants et bibliothécaires. Encore faut-il que les conteuses au sens traditionnel du terme, ou les « conteuses de livres » évitent toute contrainte cognitive ou affective pour laisser l'enfant s'approprier à son rythme le monde du langage récité.
La nidation culturelle
L'intervention de Katy Feinstein (responsable de la formation des bibliothécaires jeunesse à MEDIAT, Grenoble) visait à rappeler ce que les bibliothèques ont dû faire, ce qu'elles font aujourd'hui et ce qu'elles devront faire demain pour travailler à rapprocher les bébés ou les très jeunes lecteurs des livres. L'éveil culturel précoce, la mise en place d'une relation socialisée avec les livres conduira de plus en plus les bibliothécaires à aller « partout où il y a des petits enfants » (PMI 2, crèches, haltes-garderies, centres de loisirs maternels, colonies de vacances, etc.). Katy Feinstein souligna l'importance des « situations de rencontres enfants-adultes » où se légitime une pratique culturelle ou du moins une initiation à la culture du livre que les bibliothécaires n'ont aucun intérêt à monopoliser.
Tony Lainé (psychiatre, fondateur d'ACCES) conclut la journée par une longue réflexion sur la place et le développement de la créativité chez le jeune enfant ainsi que sur la notion de « nidation culturelle ». Comment faciliter des interactions vivantes et gratifiantes entre un être humain en formation et un patrimoine culturel sinon dans cet « espace potentiel » où peut se déployer (entre les pressions du monde extérieur et les pulsions du monde intérieur) la créativité ludique ? Et l'une des conditions essentielles pour que puisse s'exercer ce pouvoir créatif est que l'enfant se sente institué par le père et la mère en tant que sujet humain et par la société en tant que sujet culturel. Tony Lainé plaide pour une « mise en relation de tous les enfants, dès le début de la vie, avec l'ensemble des ressources culturelles, car la ségrégation humaine ne commence pas par le tri des individus mais par le tri des objets culturels ». Ainsi « nidé » dans un espace humanisé et des réseaux culturels significatifs et producteurs de sens, tout enfant pourra entrer activement dans sa culture et dans la culture.
Ce colloque (les actes sont à paraître) apporte de très utiles compléments de sensibilisation, d'information et de réflexion à une problématique culturelle initiée depuis quelques années déjà (salon des bébés-lecteurs, dossier de l'Institut de l'enfance et de la famille, Rencontres de Grenoble, etc.) et développée sur quelques terrains (en Rhône-Alpes par exemple). Cependant, il nous semble nécessaire désormais de complexifier la problématique et de tenir un plus grand compte des conditions de la mise en pratique. Pour notre part, trois points corrélés nous paraissent devoir retenir prioritairement l'attention des chercheurs et des médiateurs du livre.
Le métier d'enfant
Si l'on veut accréditer définitivement la notion de relation précoce au livre comme fondatrice d'un comportement culturel assuré, il faut d'abord poser réellement le problème des situations de communication culturelle (ou de socialisation culturelle) et non plus se contenter de croire que le charisme du beau livre ou le charisme du bon médiateur suffisent, à tout coup et pour tout le monde. La magie culturelle ne saurait en effet jouer systématiquement, pas plus chez les tout-petits que chez les plus grands, en puisant uniquement dans le corpus des livres légitimes et en évoquant toujours les pratiques culturelles les plus autorisées.
En second lieu, il faudrait prendre en compte les travaux des psycho-sociologues sur le statut de l'enfant et les différences d'investissement culturel dès la prime enfance (on pense entre autres au très bel l'article de Jean-Claude Chamboredon et Jean Prévot, « Le métier d'enfant », définition sociale de la prime enfance et fonctions différentielles de l'école maternelle 3). Grosso modo co-existent en effet deux modèles éducatifs socialement différenciés et concurrents, l'un concevant les tout-petits comme des sujets culturels à part entière (il s'agira alors d'une véritable pré-scolarisation ou seulement d'éveil culturel et intellectuel), l'autre considérant que les premières années de la vie, spécialement dans le hors-temps institutionnel, doivent être abandonnées à la liberté vagabonde de l'enfant (« Ils ont bien le temps de s'enquiquiner à... Laissons-les en profiter à leur guise ! »).
Autrement dit, les agents culturels ne sauraient oublier, sans effets d'incompréhension, de malentendus ou de résistances multiformes, que la rationalisation et l'intensification du travail pédagogique (auquel ils sont intéressés par définition et en premier lieu) n'est pas un enjeu unanimement partagé ni même que l'apprentissage ludique a un prestige égal aux yeux de tous. Cependant, entre le fatalisme sociologique qui consisterait à laisser jouer les déterminismes sociaux et culturels et l'utopie culturelle qui verrait dans la précocité des tout premiers apprentissages la solution à toute exclusion, le médiateur culturel doit s'efforcer d'éviter, par une analyse fine de la micro-dynamique culturelle de la famille ou du quartier, tout misérabilisme comme tout élitisme.
Il faudrait enfin travailler de très près sur les conditions, variables sans doute, de coopération interpartenaires (les assistantes maternelles étaient fort peu nombreuses au colloque par exemple...) et élaborer des propositions concrètes et réalistes pour le développement d'une politique générale et concertée de pré-lecture enfantine.