Un débat de classes
Anne-Marie Filiole
L'aménagement des bibliothèques (constructions, extensions, et reconstructions d'anciens locaux) a conduit, ces dernières années, à repenser l'accès au document et, par voie de conséquence, l'usage des classifications.
Une réflexion dont l'ampleur n'a cessé de croître avec le projet de la Bibliothèque de France, et qu'ont reprise, le 7 avril dernier, à l'ENSSIB (Villeurbanne), une cinquantaine de bibliothécaires 1.
Du choix
Alors que les Instructions de 1962 prônaient l'adoption de la Classification décimale universelle (CDU) pour les bibliothèques universitaires, les Recommandations de juillet 1988 suggèrent de l'abandonner au profit de la Dewey (CDD) ou de la classification du Congrès (LCC), ces deux dernières étant d'utilisation plus simple et présentant des mises à jour plus fréquentes.
Il semble que la Dewey l'ait majoritairement remporté, ce qui présente maints avantages. Grâce à un questionnaire envoyé auprès de plusieurs praticiens étrangers, Suzanne Jouguelet 2 et un groupe de travail, réuni une douzaine de fois au cours de 1991 à la Bibliothèque de France, ont établi une comparaison des deux classifications, au bénéfice de la Dewey.
Si leurs plans de classement ont tous deux vieilli, leur conception a eu une origine bien différente : la Dewey cherchait à faire coïncider une nécessité pratique de classement en rayons avec le classement intellectuel des connaissances, alors que la LCC naquit d'une nécessité toute pragmatique, le déménagement de la Bibliothèque du Congrès, au début du siècle. Cette différence originelle eut quelques conséquences : chaque classe de la LCC ayant été créée au cours dudit déménagement l'a été indépendamment des autres classes, par une équipe qui lui était propre. L'ensemble de la structure - qui se compose de 21 classes et s'inscrit en notations alphabétiques - manque donc notoirement de cohérence. Par la suite, cette même structure a intégré les nouvelles connaissances en fonction des enrichissements de la bibliothèque, procédant donc à des « révisions maison » sans aucun souci d'extension générale, d'où d'inévitables lacunes. A l'opposé, la Dewey faisait des révisions systématiques, au fur et à mesure de l'apparition des nouveaux savoirs.
Autre incohérence du système LCC : chaque classe a son index, au lieu qu'il y ait un index général. Idem pour les « Tables auxiliaires » 3 qui ne s'intègrent pas non plus aux diverses tables, mais chacune à une seule et même table.
Alors que la notation de la Dewey est entièrement signifiante - le 841, soit la poésie française, est formé du 8 (littérature), du 4 (la France) et du 1(la poésie) -, seuls les deux premiers chiffres de la LCC le sont.
Les mises à jour de cette classification coûtent fort cher et il n'existe aucune édition de langue française - en France, d'ailleurs, le personnel est formé à la Dewey et à la CDU, non à la classification du Congrès... Enfin, contrairement à la Dewey, il est impossible d'utiliser la LCC pour la recherche documentaire.
Pour toutes ces raisons, et tout en sachant que cela poserait des problèmes - le schéma de base reste quasiment inchangé depuis sa création en 1876, alors que l'état des connaissances a beaucoup évolué et que la transdisciplinarité prime aujourd'hui -, la Bibliothèque de France a retenu la Dewey. Une Dewey qui doit être employée pour les deux niveaux de public (recherche et tout public) et quel que soit le support du document.
Toujours mieux
La Dewey est d'ailleurs très répandue, précise Annie Béthery 4. Si les Etats-Unis l'ont en partie abandonnée pour des raisons économiques - la LCC alimentait des réservoirs de notices en distribuant ses fiches -, elle est encore employée dans environ 20 % des bibliothèques américaines (essentiellement universitaires), présente dans plus de 200 000 bibliothèques de par le monde, traduite dans plus de trente langues.
Pendant longtemps publiée par les Forest Press 5, un groupe privé soucieux de procéder à des mises à jour fréquentes (19e édition en 1979, 20e en 1989, 21e prévue pour 1996), cette classification a subi maintes évolutions. Des évolutions en fonction de l'évolution des connaissances : l'édition de 1979 renouvelle complètement la présentation des mathématiques par les mathématiques modernes. Les sciences sociales ont également subi de profondes modifications. La 20e édition remet complètement à jour la musique et l'informatique...
Cette 20e édition propose, quant à elle, de nombreuses possibilités d'option. La biographie d'un chimiste, par exemple, pourra se classer en 540.9 (histoire de la chimie) et donner : 540.92, ou en 925 (biographies de savants) et donner : 925.4. Le droit est un domaine d'option particulièrement important : la Dewey recommande de classer par branches du droit, puis d'indiquer le pays (ex. la procédure criminelle en Grande-Bretagne), enfin l'indice correspondant à un aspect spécialisé. Chacun peut donc indexer selon ses préférences.
Quand il s'agit de profonds remaniements, un fascicule séparé est soumis à l'appréciation des utilisateurs dans le but de parfaire encore le résultat.
Si, par manque de place, il est impossible de développer certains sujets très importants, on allonge les indices. La Dewey affine de plus en plus son indexation en multipliant les combinaisons de notions. Ainsi, les relations extérieures (327) donnent l'indice 327.44 pour la politique extérieure de la France, et les relations entre la France et les Etats-Unis se trouvent sous l'indice 327.44.073. La 20e édition permet pour la première fois de combiner la musique (780) avec toutes les autres matières. Ex. : 780.08 (avec la littérature : 800).
Dès la 19e édition, il a été également possible de combiner plusieurs tables auxiliaires. Ex. : - 08 (un sujet traité parmi différentes catégories d'individus) s'est développé en : - 089 (sujet traité chez différents groupes raciaux, ethniques, nationaux...) ; ce qui a donné, pour la chanson chez les Chinois : l'indice chanson, plus - 089.951 ; et pour la chanson, chez les Chinois, aux Etats-Unis : l'indice chanson, plus - 089.951.073...
La Dewey peut donc être maintenant utilisée sans conteste pour la recherche documentaire.
Ce travail d'amélioration se poursuit avec l'aide de tous. Dès la 18e édition, l'une des préoccupations majeures des éditeurs avait été de faire de cette classification une classification internationale. Le mouvement s'est amorcé dans la sphère anglophone, avec les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, l'Australie, le Canada... Dès 1950, une collaboration active des comités de classification Dewey, rattachés à l'Association des bibliothécaires britanniques et canadiens, propose ajouts et modifications... Les éditeurs mènent aujourd'hui une vraie politique d'ouverture et patronnent les adaptations locales proposées par les différents pays. Ce travail de révision en commun permet d'étendre le système et de prendre en compte l'évolution de toutes les réalités géographiques. On cherche actuellement à atténuer quelque peu l'influence anglo-américaine au profit des autres cultures. L'édition en arabe, parue en 1984, n'aurait pu, par exemple, s'insérer dans les divisions religieuses, artistiques, juridiques ou administratives existantes - quand on sait que la classe 2, qui représente les religions, consacre huit de ses dix divisions au christianisme et que le reste doit prendre place à partir de 292 !... Il est prévu que la 21e édition modifie l'administration, l'éducation et les sciences de la vie.
Le zéro poétique
A une époque où toute la politique documentaire tend vers la concertation nationale et internationale, où il s'agit de mettre en commun l'ensemble des ressources, le choix de la Dewey représente, en France, un avantage tout particulier. « L'ensemble de la lecture publique étant classée sous Dewey, il était opportun d'exprimer le patrimoine commun selon des nuances communes », a souligné Raoul Sansen 6. Les bibliothèques municipales, les bibliothèques centrales de prêt, les bibliothèques d'entreprises et d'hôpitaux, et de plus en plus fréquemment les bibliothèques scolaires, BCD et CDI 7 (avec un classement très simplifié), se rangent en effet sous Dewey...
Les bibliothèques universitaires qui étaient classées en CDU n'auront pas trop de difficultés à adopter la Dewey. On connaît la parenté des deux classifications, la seconde découlant directement de la première. Toutes deux sont encyclopédiques et basées sur une structure décimale du savoir, partageant les connaissances en dix disciplines fondamentales, elles-mêmes divisées et subdivisées en approches plus pointues des sujets. Une décimalisation qui, selon le même Raoul Sansen, est infiniment séduisante pour l'esprit. Rien n'est plus satisfaisant pour le chercheur qu'il est devenu que de travailler à l'intérieur d'un tel cadre avec, derrière, « ce zéro plein de poésie » représentant l'unité du savoir. « Classer n'est pas disperser mais grouper ». « Derrière toute forme d'indexation décimale, il y a un effort vers l'unité », un effort « pour retenir le savoir sur la pente de la dispersion ». En tant qu'utilisateur de la bibliothèque universitaire de Dijon, voilà un chercheur « heureux de ne pas souffrir d'une dispersion trop immodérée ». Les trois ou quatre décimales conseillées, permettant de rester très proche de la CDU, semblent très largement répondre à ses besoins...
Les Recommandations engagent en effet à ne pas essayer de résoudre tous les problèmes à la fois en cherchant à mener de front deux activités pour le moins divergentes : le classement qui permet de ranger les livres en rayons et l'analyse documentaire qui doit ouvrir tous les accès à la recherche. A cette dichotomie, déjà présente en 1962, et qui ne cesse de s'accentuer sous la poussée des nouvelles techniques, il est bon de répondre en simplifiant ou développant les indices selon l'objectif poursuivi. Seuls des fonds très limités et ne participant à aucun réseau pourraient permettre de traiter indifféremment ces deux aspects. Ce qui sera de moins en moins fréquent.
Ouvrant le champ de la réflexion, Odile Grandet, de la bibliothèque municipale de Moulins, rappelait que, quelle que soit sa volonté d'encyclopédisme, d'universalité et de pérennité, tout système classificatoire appréhende la réalité en fonction de l'époque et du lieu qui l'ont fait naître. S'ils prévoient des ramifications et des possibilités d'extension, ces systèmes n'en sont pas moins pour autant prisonniers de leurs structures de base qui deviennent forcément très vite obsolètes. Dans bien des cas, les cadres de classement par disciplines se révèlent donc inadaptés, et à notre époque où la recherche devient transdisciplinaire, où l'on connaît une « insularisation progressive des domaines », ils n'évoluent souvent que « par juxtaposition ou bricolage ».
Il semble que la Dewey soit assez bien parvenue à assouplir sa rigidité hiérarchique, en s'adaptant relativement bien au développement du savoir, rapide, exponentiel, en corrigeant progressivement les défauts de la décimalisation : indexation affinée, mise en relation... Il faudrait toutefois la développer encore bien davantage, insiste Annie Béthery, créer des groupes de travail, de nombreux comités, et ce de façon très urgente, notamment en vue de son utilisation à la Bibliothèque de France, en vue aussi de son intégration à la bibliographie nationale française - la bibliographie nationale anglaise est déjà indexée, très précisément, en Dewey.