La bibliothèque nationale

Pierre-Yves Duchemin

A l'aube de la dernière décennie du XXe siècle, quand se profile la naissance de la Bibliothèque de France qui doit être pour elle une « transfiguration », la Bibliothèque nationale mérite qu'on lui accorde un bref regard depuis son passage sous la tutelle du ministère de la Culture le 5 juin 1981.

Ce second changement de tutelle en moins de six ans et la nomination de trois administrateurs généraux entre 1981 et 1987 sont significatifs du problème posé à l'Etat par un établissement dont la taille et la croissance inquiètent ou effraient plus qu'elles ne plaident en sa faveur.

La période 1981-1991 est l'ère de la lecture publique, sous l'impulsion de Jean Gattégno, directeur du livre et de la lecture de 1981 à 1989. La Bibliothèque nationale, qui rejoint la Bibliothèque publique d'information (BPI), le Centre national de coopération des bibliothèques publiques (CNCBP) et le Centre national des lettres (CNL) à la Direction du livre et de la lecture (DLL), va ainsi pouvoir bénéficier, dans une certaine mesure, des formidables moyens mis à la disposition de la DLL et redorer quelque peu son blason en regagnant une crédibilité fortement compromise.

Si les effectifs de son personnel n'évoluent guère (on passe de 1 188 agents en 1981 à 1 246 en 1990), la subvention de l'Etat, qui représente 85 % de son budget, effectue une progression spectaculaire : de 45,5 millions de francs en 1981, on parvient à 134 millions de francs en 1990.

Grâce à ces moyens accrus mais encore insuffisants, la Bibliothèque nationale définit ses objectifs. Par le décret du 22 mars 1983 et les quatre arrêtés du 9 mai 1983 qui lui confèrent le statut d'établissement public national à caractère administratif doté de la personnalité civile et de l'autonomie financière, elle est agence bibliographique nationale et doit, à ce titre, dans le cadre du contrôle bibliographique universel (CBU), collecter, décrire et diffuser l'information bibliographique des ouvrages qu'elle reçoit par dépôt légal. Cette mission initiale entraîne d'autres actions : informatisation des catalogues, commercialisation et diffusion de produits dérivés et, en corollaire, valorisation et sauvegarde des collections.

Ce programme serait bel et bon si deux grains de sable ne venaient gripper l'engrenage : d'une part, malgré un budget en augmentation, l'établissement ne peut accorder aux acquisitions étrangères la part qu'elles méritent : bien que le nombre d'ouvrages acquis ait doublé entre 1981 et 1990, on est encore très loin des résultats de la British Library, établissement dont la taille est comparable à celle de la Bibliothèque nationale. L'idée d'une bibliothèque encyclopédique est bien morte : des années d'insuffisance budgétaire chronique, jointes à l'explosion sans précédent de la production imprimée et à l'anglicisation grandissante de l'édition scientifique, ont contraint la Bibliothèque nationale à se cantonner dans ses domaines « d'excellence » : les sciences humaines et sociales ainsi que la littérature des pays de langue française.

D'autre part, dans des magasins déjà notoirement surchargés, quel que soit le type de document ou de support qui s'y trouve et malgré les 18 000 m2 gagnés grâce à l'extension Vivienne, il est pratiquement impossible de faire face à un accroissement de l'ordre de trois kilomètres linéaires annuels.

Dépôt légal

Après des années de croissance ininterrompue, la production éditoriale se stabilise et ce sont, bon an mal an, environ 40 000 ouvrages qui sont déposés chaque année à la Biblio-thèque nationale depuis 1981. Malgré l'imminence d'un nouveau texte, le Dépôt légal est toujours régi par la loi du 21 juin 1943 et les nombreux décrets et conventions diverses qui la complètent, notamment pour les œuvres audiovisuelles.

Mais le Dépôt légal, invention française vieille de plus de 450 ans, largement imitée à l'étranger, et important pilier de l'établissement et de son rôle dans le paysage bibliothéconomique français, est violemment attaqué : on lui reproche son souci constant de tendre vers l'exhaustivité et, paradoxalement, le fait qu'il ne tienne compte que des premières éditions. D'après ces critiques, le principe d'exhaustivité serait la cause première qui empêche l'institution de bien fonctionner en surchargeant une Bibliothèque nationale déjà saturée de documents dont la valeur intellectuelle ou scientifique est incertaine et discutable ; des solutions de « sélection intelligente » ont été proposées, sans que jamais les critères en soient clairement définis.

S'il est vrai que le Dépôt légal draîne d'importants volumes de documents qui peuvent a priori sembler secondaires, il ne faut pas perdre de vue que l'un des buts de l'institution est de constituer pour l'avenir une collection patrimoniale qui est le reflet de la société qui l'a produite : où trouver d'importantes collections de tracts, pamphlets et canards ? Où trouver des collections quasi complètes de la littérature « bien pensante » reliée en toile rouge, publiée sous le second Empire et qui fait aujourd'hui le sujet de thèses ?

Où trouver la collection complète de l'édition originale de la Série noire qui, elle aussi, est un sujet de recherche ? Où trouver le premier 45 tours de Johnny Halliday ou de Dany Logan qu'on s'arrache à prix d'or dans les ventes de « collector's » ? Où trouver l'imprimerie « de ville » qui fait le bonheur des généalogistes ? Si ce n'est dans l'établissement dépositaire du Dépôt légal ! Et qui dit que la « littérature de garé » furieusement méprisée aujourd'hui, les Harlequin, les Duo, vite lus, vite jetés, ne feront pas l'objet de recherches dans quelques années ?

A ce titre, le Dépôt légal apparaît comme l'institution la plus propre à constituer, en quelque sorte, des « archives de sécurité » à l'intention des chercheurs futurs... et, aujourd'hui, bien souvent, à l'intention de ceux-là mêmes qui ont produit l'information !

Informatisation des catalogues

Après les années soixante-dix qui ont vu le lancement de la Bibliographie de la France automatisée en 1975 et la naissance de nombreuses institutions spécialisées (Bureau pour l'informatisation des bibliothèques (BAB) en 1971, Direction de la coopération et de l'automatisation (DICA) en 1975, Bureau national de l'information scientifique et technique (BNIST), Agence universitaire de documentation et d'information scientifique et technique (AUDIST) en 1978, Mission interministérielle de l'information scientifique et technique (MIDIST) en 1979), c'est une lettre du Premier ministre Raymond Barre en date du 15 juillet 1980, qui marque le véritable point de départ de l'informatisation à la Bibliothèque nationale en lui accordant l'autonomie en matière informatique. Sa première conséquence est la publication en juin. 1981 d'une Proposition pour une modemisation des grands instruments bibliographiques nationaux. Un service informatique embryonnaire est créé et sa tâche première est de rédiger un schéma directeur de l'informatique pour la Bibliothèque nationale dont l'aboutissement est le marché passé en janvier 1984 avec la société GEAC. Un système provisoire est installé en 1985 pour permettre à la Biblio-thèque nationale de travailler en attendant la livraison du produit définitif. En raison de graves problèmes de logiciel qui retardent l'ouverture au public de la base BN-OPALE et devant le manque d'enthousiasme de la société canadienne à prendre en compte les besoins spécifiques des « non-livres », la Bibliothèque nationale prend la décision en 1987 de créer une seconde base documentaire spécialisée construite autour du format INTERMARC, dans un souci de compatibilité avec BN-OPALE : c'est BN-OPALINE qui, grâce à des sous-bases spécifiques, est aujourd'hui capable de gérer les atlas, cartes, plans et globes, les estampes, gravures et photographies, les phonogrammes, vidéogrammes et multimédias ainsi que les partitions.

Sans s'attarder plus avant sur les divers avatars de sa genèse, signalons que la base BN-OPALE est interrogeable dans la Salle des catalogues depuis 1988. Elle a permis de construire une chaîne de traitement cohérente : le Dépôt légal crée au fur et à mesure des dépôts un enregistrement qui est ultérieurement complété et indexé par la Bibliographie de la France sous le contrôle du Centre de coordination bibliographique et technique (CCBT), créé en 1985, qui a en charge la cohérence des accès personnes physiques, collectivités et mots-matières RAMEAU. Dès sa création par le Dépôt légal, la notice, fût-elle sommaire, est interrogeable dans BN-OPALE. Dans un premier temps cantonnée aux ouvrages entrés par Dépôt légal depuis 1975 et autres entrées depuis 1983, la base bibliographique a entamé un lent voyage dans le temps : elle a vite intégré tous les imprimés depuis 1970. Depuis l'appel d'offres du 22 octobre 1990, avec le concours financier de l'établissement public constructeur de la Bibliothèque de France (EPBF), la Bibliothèque nationale envisage pour 1995 la rétroconversion complète de ses fichiers qui seront ainsi interrogeables en ligne.

Diffusion de produits bibliographiques

La Bibliographie de la France existe depuis 1811 sous forme imprimée et paraît chaque quinzaine. Elle recense tous les documents reçus par la Bibliothèque nationale au titre du Dépôt légal, y compris les publications en série, les publications officielles, la musique imprimée et les documents cartographiques. Diffusée par abonnement, elle propose trois index trimestriels sur microfiches et un index annuel imprimé. L'Inventaire permanent des périodiques étrangers en cours (IPPEC) devient le noyau du Catalogue collectif national des périodiques (CCN), accessible par minitel.

En ce qui concerne les nouvelles techniques, la Phonothèque nationale crée en 1983 la base LEDA, accessible par minitel en mode vidéotex, qui recense l'édition phonographique en France depuis 1983 et l'édition vidéographique et multimédia depuis 1985. De sérieux problèmes techniques dus au changement de matériel du SUNIST en 1987 sont la cause de la suspension provisoire du service.

Dans le cadre de la célébration du Bicentenaire, le Département des estampes et de la photographie publie, avec le concours de Pergamon Press, le vidéodisque analogique Images de la Révolution française.

Dès 1988, un CD-ROM pilote contenant 60 000 notices est réalisé en coopération par la Bibliothèque nationale et la British Library.

Le passage du prototype à la série est rapidement réalisé : la Bibliographie nationale française depuis 1975 est éditée sur CD-ROM. D'un coût modique, cette bibliographie cumulative est mise à jour chaque trimestre et permet la récupération des notices sur un système local en format UNIMARC. A ce jour, le CD-ROM de la Bibliographie nationale française est édité sur deux disques et constitue un catalogue des imprimés publiés en France depuis 1970.

La Bibliothèque nationale offre également la possibilité de connexion en ligne à la base BN-OPALE, la fourniture de bandes magnétiques en format UNIMARC pour les notices bibliographiques et en format INTERMARC pour les notices d'autorité et les fichiers d'autorité des collectivités auteurs et mots-matières RAMEAU sur microfiches COM.

Enfin, en réponse au Schéma directeur de l'information bibliographique, a été mis en service fin 1991 le Serveur bibliographique national (SBN) qui permet, grâce à un micro-ordinateur, de se connecter via TRANSPAC et de consulter ou récupérer la production éditoriale française et les acquisitions étrangères depuis 1970 à partir de BN-OPALE d'une part, la production phonographique depuis 1983 et la parution vidéographique et multimédia depuis 1985 à partir de BN-OPALINE d'autre part, ce qui marque la reprise du service interrompu de la base LEDA.

Valorisation des collections

Outre les expositions commémoratives qu'elle est tenue de monter, la Bibliothèque nationale organise d'autres manifestations plus axées vers le « grand public ». Par ailleurs, l'établissement s'emploie à changer son image de marque bien avant la création d'une Direction de la valorisation et de la communication en février 1989 : il commercialise des reproductions de documents et des disques réalisés à partir d'enregistrements qu'il conserve, édite des fac-similés ou des albums de reproductions de pièces précieuses, s'ouvre à la télévision qui tourne plusieurs films, reçoit de nombreux journalistes, entreprend des actions de partenariat avec plusieurs mécènes du secteur privé, organise des concerts et des lectures à partir de documents parfois inédits, participe aux joumées « Portes ouvertes » et à la Fureur de lire. En outre, la Bibliothèque nationale loue un stand au Salon du livre, au Midem, à Musicora, au Vidcom et dans divers congrès professionnels où sont présentés les ouvrages qu'elle édite ainsi que ses produits informatiques.

Enfin, le Service photographique a atteint une taille qui lui permet de tenir le rôle d'une véritable agence photographique : il conserve plus d'un million d'images de microfilms, 445 000 photographies noir et blanc, 80 000 titres microfichés, 45 000 inversibles à partir desquels il peut réaliser de nombreux produits. La numérisation de ces documents, ainsi que leur transmission à distance via NUMERIS, devrait, dans un proche avenir, largement augmenter son activité.

Sauvegarde des collections

A la suite du rapport Caillet rédigé en 1979 et qui dresse un constat accablant de la situation de dégradation des collections imprimées sur pâte de bois, le gouvernement accorde à partir de 1980 une subvention annuelle de dix millions de francs à la Bibliothèque nationale pour la mise en place de son plan de sauvegarde selon trois axes principaux : reproduction photographique, restauration et reliure, désacidification de masse. Il apparaît malheureusement très vite que les moyens mis en oeuvre, tant humains, techniques que financiers, sont très en dessous des besoins et que le plan de sauvegarde n'a guère de chances d'être achevé ; d'autres voies faisant appel aux nouvelles techniques sont alors à explorer : microformes, vidéodisques, numérisation mais, une fois encore, les coûts importants sont un obstacle à une réalisation rapide (la convention du 12 octobre 1990 signée entre la Bibliothèque nationale et l'EPBF prévoit la reproduction de 166 000 ouvrages et de quinze millions de pages de périodiques avant 1995 grâce à quatre caméras supplémentaires installées à Sablé-sur-Sarthe.

Pour clore ce rapide tour d'horizon de la Bibliothèque nationale depuis 1981, il est intéressant de se reporter à l'analyse effectuée dans le rapport Pingaud-Barreau Pour une politique nouvelle du livre et de la lecture, publié en 1982. Ce rapport insiste plus sur les missions de la Biblio-thèque nationale et son rôle dans le réseau des bibliothèques françaises que sur les moyens à mettre en œuvre pour atteindre les objectifs fixés.

En ce qui concerne la diffusion de l'information bibliographique, le rôle national de la Bibliothèque nationale est souligné ; on envisage même une collaboration avec le Cercle de la librairie pour une information et un service plus rapides.

On prévoit également la création d'un catalogue collectif national par fusion des catalogues existants dont le noyau serait la base bibliographique de la Bibliothèque nationale. Un centre unique de prêt interbibliothèques est proposé pour remplacer le système existant, jugé « inorganisé et inefficace ».

Quant aux échanges, on propose d'augmenter leurs moyens en leur attribuant l'exemplaire du Dépôt légal déposé au ministère de l'Intérieur.

Il est enfin proposé de décupler le budget des acquisitions étrangères, d'accroître les moyens consacrés à la reliure, au microfilmage et à l'utilisation des nouvelles techniques, d'améliorer l'accès aux collections et de valoriser le rôle de la Bibliothèque nationale dans la recherche française. Toutes ces propositions, dont il faut souligner que bon nombre ont été réalisées, nécecessitent d'importants moyens qui n'ont pas toujours été mis à la disposition de la Bibliothèque nationale. Il faut espérer que, devenue Bibliothèque de France, elle pourra vraiment tenir son rôle et remplir ses missions au sein de la communauté des bibliothèques françaises.

Mai 1992