La bibliothèque de la Sorbonne et sa politique documentaire
Fondements et principes
Claude Jolly
Créée dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, la bibliothèque de l'université de Paris - aujourd'hui bibliothèque de la Sorbonne - s'est toujours définie par une politique exigeante d'enrichissement de sa collection. C'est cette politique qu'il a paru nécessaire de mettre à jour et de mieux faire connaître. La tradition du fonds, d'une part, les missions de l'établissement et les besoins exprimés par les lecteurs, d'autre part, constituent les deux fondements du projet documentaire qui doit privilégier les publications utiles à la recherche en lettres et sciences humaines. Dans ce cadre général, les entrées sont largement ouvertes à la production étrangère (plus de 60 %). Une attention particulière est portée aux grandes collections savantes, acquises de façon systématique, et aux publications en série, de même qu'aux sources et aux ouvrages de référence. Les critères de sélection mis en œuvre s'attachent à favoriser la constitution d'une collection homogène, ayant vocation à réunir le plus solide, le plus neuf et le plus durable.
Created in the second half of the XVIIIth century, the Paris university library, now called Sorbonne, always defined itself by a demanding policy of stock improvement. It seemed necessary to update this policy and to inform about it. The stock tradition on the one hand, the tasks of the library and the users' needs on the other hand are the two foundations of the plan which wants to favour useful to search in humanities publications. In that general context acquisitions are largely opened to foreign production (more than 60 %). A particular attention is given to great scholarly bookstocks bought systematically and to serials just as to sources and reference works. The criteria for selection try to favour the setting-up of an homogeneous bookstock qualified to collect the most solid, the newest and the most lasting books.
Deux types de logiques peuvent, du moins en principe, présider aux entrées de documents dans une grande bibliothèque d'étude et de recherche : une logique « de masse », dans laquelle la bibliothèque définit de larges profils et charge un ou plusieurs intermédiaires de faire entrer indistinctement tout document s'y rapportant ; une logique « sélective » reposant sur des choix constamment tenus à jour.
La logique « de masse » - qui a ses adeptes, notamment outre-Atlantique - n'est pas sans vertu. Elle compense en « extension » ce qu'elle perd en « compréhension » : si elle se traduit par des entrées peut-être inutiles ou de qualité douteuse, elle a le mérite de ne rien laisser de côté - en théorie, tout au moins - et de faire entrer des documents qui se révèlent en fin de compte intéressants, mais qu'une sélection, même la plus compétente, n'aurait probablement pas retenus.
Cette logique « de masse » n'est cependant pas applicable à la bibliothèque de la Sorbonne. Outre le fait que le travail intellectuel des entrées est plus déplacé que supprimé (à la commande est substituée une tâche de contrôle et d'évaluation des prestations des fournisseurs extérieurs), la charge financière correspondante est manifestement hors de sa portée. Dans le cas de la bibliothèque de la Sorbonne, qui couvre de larges domaines, c'est par au moins cinq ou six qu'il faudrait multiplier les crédits d'acquisitions, sans même parler des problèmes de stockage et donc de locaux.
Nous retrouvons donc ici la logique strictement sélective qui a toujours défini la bibliothèque de la Sorbonne et qui fait que nous sommes en présence d'une collection au sens propre du terme, c'est-à-dire d'un ensemble raisonné, constitué sur la base de critères définis.
Dans un tel contexte, il faut être conscient du fait que la définition et la mise en œuvre d'une politique documentaire ne sont pas du domaine des sciences exactes. Nous ne voulons en aucun cas dire par là qu'elles relèvent du subjectif ou de l'approximatif. Bien au contraire, toute décision de faire entrer un document dans la bibliothèque doit pouvoir être explicitée, argumentée et trouver sa place dans une perspective d'ensemble. Nous voulons dire en revanche que l'application d'une politique documentaire est toujours, en dernier ressort, affaire d'évaluation : évaluation de la scientificité d'un document (ou de son intérêt pour les chercheurs, dans le cas où il ne présente pas les garanties scientifiques requises ; ou de sa valeur esthétique, etc.), évaluation des besoins des lecteurs (qui peuvent être ceux des générations à venir), évaluation du rapport entre l'investissement financier et l'intérêt du document, évaluation des priorités dans la mesure où le choix se traduit souvent par l'élimination d'un certain nombre de titres susceptibles d'être commandés, etc. Par là, la sélection des entrées est au premier chef une activité scientifique qui suppose de la part de ceux qui en ont la charge une familiarité réelle et continuée avec la recherche. Couvrant les lettres et les sciences humaines, la bibliothèque de la Sorbonne fait entrer, dans le cadre de ses dotations actuelles, 15 000 nouveaux titres d'ouvrages et 6 000 abonnements chaque année. Ces entrées par achats, dons ou échanges prennent appui sur une politique documentaire qui s'est constituée - et, le cas échéant, infléchie - par strates successives depuis plus de deux siècles ( 1770) et surtout depuis un siècle et demi ( 1844). Cette politique - que beaucoup s'accordent à reconnaître comme solide - est toutefois plus implicite qu'« affichée ». Elle s'est transmise oralement de générations en générations et n'a été fixée que dans un tout petit nombre de textes, au demeurant assez allusifs sur ce point, comme par exemple le Rapport de gestion de Germain Calmette, conservateur en chef de 1952 à 1970 1.
Le présent texte a donc pour objet d'expliciter la politique documentaire de la bibliothèque. de la préciser quand cela semble nécessaire et de l'actualiser, voire de la corriger, comme il est normal pour un organisme vivant, immergé dans un environnement en évolution constante.
Fondements de la politique documentaire
Toute politique documentaire s'appuie sur une double réalité : un fondement que l'on pourrait appeler « archéologique », constitué par la tradition du fonds ou le passé de la collection dont une bibliothèque est toujours peu ou prou tributaire, même dans le cas où il convient de l'infléchir fortement ; un fondement que l'on pourrait appeler « téléologique », constitué par les missions de l'établissement et les besoins des lecteurs, avec l'idée qu'il s'agit de constituer une collection pérenne. C'est sur ces bases, en veillant bien à tenir les deux bouts de la chaîne et sous réserve que des moyens financiers trop insuffisants ne rendent dérisoire l'élaboration d'une telle politique, que peut s'élaborer le projet documentaire.
La tradition du fonds
Il ne saurait être question ici de présenter l'histoire de la collection 2. On se bornera à identifier - en les schématisant de façon forcément excessive - les principales étapes qui ont joué un rôle majeur dans l'élaboration des principes qui ont présidé à la constitution du fonds.
Le fonds d'origine réuni autour de 1765 (legs Montempuis, à dominante janséniste, et diverses collections issues des collèges du quartier des études avec, en premier lieu, celle de l'ancien collège jésuite Louis-le-Grand) est bien sûr un fonds à forte tonalité théologique. Mais c'est aussi un fonds de collèges ouverts à l'ensemble des disciplines qu'ils enseignaient. C'est particulièrement vrai dans le cas de Louis-le-Grand qui formait les élites « bourgeoises » et « mondaines » (au sens que le XVIIIe siècle donnait à ce terme) et était à ce titre sensible à la modernité.
A partir de l'ouverture de la bibliothèque de l'Université de Paris en 1770, sans doute serait-il excessif de parler politique raisonnée d'enrichissement du fonds. II reste que celui-ci est pour l'essentiel constitué en fonction de l'enseignement, ce que résume parfaitement le jugement porté sur la collection par Hubert-Pascal Ameilhon en 1794 : il y voit « un ensemble des meilleurs ouvrages en tous genres. On reconnaît que cette bibliothèque a été faite pour des hommes d'études » 3. Après les multiples péripéties de la période révolutionnaire, cette orientation sera globalement conservée, mais avec des ressources financières toujours limitées, sous le mandat de Pierre Laromiguière, bibliothécaire de l'Université de 1804 à 1837, professeur de philosophie à la faculté des lettres et se rattachant au courant des Idéologues.
Dans la seconde moitié du XIXe siècle, sous les mandats de l'helléniste Philippe Le Bas (1844-1860) et de l'épigraphiste Léon Renier (1860-1885), la bibliothèque met en oeuvre un système très élaboré de cotes 4 qui constitue à lui seul un véritable programme documentaire puis enrichit fortement ses collections, en privilégiant de façon très nette le fonds relatif à l'Antiquité classique, considérée comme la base des « humanités ». Tout en achetant davantage, tout en s'ouvrant à la production étrangère - et au premier chef de langue allemande - la bibliothèque se veut délibérément sélective et n'accueille que des ouvrages présentant toute garantie sur le plan de la science et de l'érudition. Les trois traditions qui ont été fondées à cette époque (Antiquité classique, ouverture à l'aire culturelle germanique, érudition) sont encore vivantes aujourd'hui et constituent toujours des points forts de la collection.
A la fin du XIXe siècle, sous le mandat de Jules de Chantepie du Dezert (1885-1904), ancien bibliothécaire de l'Ecole normale supérieure et rédacteur - après une longue mission en Allemagne - des textes fondateurs des bibliothèques universitaires modernes, la bibliothèque est dotée de moyens financiers accrus et voit son développement se concrétiser à travers la construction de la nouvelle Sorbonne. Dans ce contexte, elle élargit son champ à l'ensemble des lettres et sciences (exactes et humaines), s'ouvre encore davantage à la production étrangère - grâce notamment à la création en son sein du service des échanges universitaires qui favorise la circulation des thèses et autres écrits académiques entre les différents pays -, augmente massivement le nombre de ses abonnements à des périodiques, qui se révèlent comme des vecteurs de plus en plus décisifs pour la diffusion de la recherche. C'est également à la même époque que Chantepie, dont l'érudition bibliographique était très vaste, met en avant le principe selon lequel la pertinence d'une acquisition ne saurait être appréciée en fonction du seul critère des besoins immédiats des lecteurs, mais doit aussi être évaluée en fonction de l'utilité pressentie pour les chercheurs des générations à venir. Ses successeurs, Emile Chatelain (1904-1925), Louis Barrau-Dihigo (1925-1931), Charles Beaulieux (1931-1939) poursuivront le développement de la collection selon les mêmes axes, freiné toutefois par les difficultés financières que ne manquèrent pas de causer la Première Guerre mondiale puis la crise économique des années 1930, bientôt suivie du second conflit mondial.
De 1941 à 1970, c'est une même personne, Germain Calmette, qui suit de très près l'ensemble des entrées, d'abord en tant qu'adjoint au directeur, Jean Bonnerot (1939-1952) puis en tant que conservateur en chef lui-même (1952-1970). Il s'efforce à la fois de consolider la cohérence - déjà forte - de la politique documentaire et de conduire le nécessaire aggiornamento. Son mandat est notamment marqué par:
- le renforcement des pôles d'excellence du fonds (Antiquité classique, histoire et géographie, philosophie, littérature et, à l'époque, sciences exactes) en maintenant ces derniers à un haut niveau et aussi en s'attachant à combler les lacunes repérées, grâce à un long et patient travail de pointage à partir de listes ou bibliographies faisant autorité ;
- une volonté d'ouverture aux disciplines et recherches nouvelles ou plus exactement en « expansion » (linguistique, sémiologie, sciences de l'éducation, sciences humaines et sociales). Il s'attache également, bien avant que ce thème ne devienne à la mode et ne serve parfois d'alibi à un éclectisme complaisant et sans principes, à prendre en compte le concept d'interdisciplinarité et à développer les secteurs situés à la marge des disciplines institutionnelles ;
- la multiplication par sept du nombre des abonnements (5,000 en 1970, dont 3 000 pour les sciences humaines et 2 000 pour les sciences exactes contre respectivement 400 et 300 en 1939).
Les deux décennies qui suivent, si elles ne remettent pas en cause les acquis, sont marquées par quatre événements majeurs qui retentissent forcément sur les entrées :
- en 1970, le départ du fonds scientifique à Jussieu 5 fait de la bibliothèque de la Sorbonne un établissement couvrant désormais uniquement les lettres et les sciences humaines, entendues au sens large. Le maintien sur place du fonds scientifique ancien et la poursuite d'acquisitions en histoire des sciences constituent la trace du passé scientifique de la collection. Ce maintien et cette perpétuation s'intègrent au demeurant parfaitement dans l'ensemble, dans la mesure où l'histoire des sciences, si elle est de plus en plus souvent, et à juste titre, visitée par les scientifiques eux-mêmes, est également investie de longue date par les historiens et plus encore les philosophes ;
- en 1978, le rattachement à la bibliothèque de la Sorbonne de la bibliothèque du centre de géographie de la rue Saint-Jacques a deux conséquences principales : il oblige à une certaine redistribution des tâches entre la bibliothèque « centrale » et la collection spécialisée, d'une part ; il achève aussi de faire de la bibliothèque de la Sorbonne une bibliothèque complète, couvrant désormais l'ensemble des lettres et sciences humaines, d'autre part ;
- le rattachement, également en 1978, de la bibliothèque Victor-Cousin, située dans le même bâtiment, riche d'environ 30 000 volumes et remarquable par sa collection de livres anciens, ses fonds historiques et philosophiques, constitue un autre renfort de poids, complétant parfaitement la bibliothèque de la Sorbonne ;
- la forte baisse du budget et donc du pouvoir d'achat documentaire qui marque les années 1970-1990, et surtout les années 1975-1987, contraint la bibliothèque à de douloureux sacrifices. Pour sauvegarder autant que possible les abonnements et, dans une moindre mesure, les grandes collections achetées en offices, les acquisitions de monographies connaissent une diminution considérable. La bibliothèque se replie alors sur ses points forts - qu'elle est malgré tout obligée d'entamer - et se montre excessivement sélective dans les autres domaines (les sciences humaines et sociales, notamment).
En outre, si la couverture de la production française n'a pas été épargnée, les achats étrangers ont été pour une part sinistrés. Si l'importance des dons et des échanges - dont la qualité était parfois contestable - a quelque peu masqué en termes statistiques cette réalité, l'ampleur du dommage n'en reste pas moins considérable. La nouvelle croissance du budget dans les dernières années de la décennie 1980 a permis de retrouver en 1990 le même niveau d'acquisition qu'en 1970.
Les missions et les lecteurs
La convention portant création, organisation et fonctionnement de la bibliothèque de la Sorbonne précise que celle-ci a pour mission de « rassembler, traiter et communiquer la documentation nécessaire à la recherche et à l'enseignement ». Elle ajoute qu'« eu égard à l'intérêt national de la bibliothèque de la Sorbonne », cette dernière « développe ses fonds et ses activités en fonction des principales orientations de l'enseignement et de la recherche dans l'ensemble des universités françaises ».
Par ailleurs, la bibliothèque abrite, en application de conventions passées avec le ministère de l'Education nationale, deux centres d'acquisitions et de diffusion de l'information scientifique et technique (CADIST) : celui d'histoire médiévale et moderne et celui de géographie 6. A ce titre, la bibliothèque de la Sorbonne bénéficie de dotations spécifiques destinées à lui permettre de développer ses collections dans ces disciplines avec un objectif, chercher à atteindre - autant qu'il est possible - « l'exhaustivité » et une obligation, n'acquérir que des documents de niveau « recherche » ou directement utiles à la recherche. Elle souhaite en outre se voir confier le CADIST d'histoire ancienne -dont la création est prévue -, cette discipline étant, comme on l'a vu un de ses pôles d'excellence. Elle envisage également de se porter candidate pour l'attribution du CADIST de philosophie dès que l'appel d'offres correspondant aura été lancé.
La connaissance des lecteurs et l'évaluation de leurs besoins constituent bien sûr deux éléments déterminants dans l'élaboration de la politique documentaire. En droit, la bibliothèque est accessible aux étudiants des universités des académies d'Ile-de-France et aux enseignants des universités françaises. Elle accueille en outre avec libéralité de nombreux chercheurs d'institutions comme le CNRS. Dans les faits, les usagers ne sont qu'imparfaitement connus dans la mesure où, en raison d'une anomalie ancienne et grave, la bibliothèque de la Sorbonne est la seule grande bibliothèque au monde à ne pas avoir mis en place un système de cartes de lecteurs, sauf pour les inscrits au prêt 7. Dans ces conditions, et dans l'attente d'une nouvelle organisation, les lecteurs ne sont connus que par extrapolation faite à partir des inscrits au prêt et par les enquêtes qui ont été effectuées 8. Les 17 000 lecteurs réguliers se répartissent comme suit : enseignants du supérieur : 14 % ; 3e cycle : 23 % ; 2e cycle : 48 % ; ler cycle : 15 %.
Les « littéraires » (lettres classiques, lettres modernes, lettres et littératures étrangères) représentent un gros tiers des usagers (36 %). Viennent largement en tête les lettres modernes, suivies des langues et littératures anglo-américaines et des lettres classiques, puis des langues et littératures allemande, espagnole, portugaise et italienne.
Les « historiens » (et les « archéologues ») avec 32 % des usagers représentent le second tiers.
Les « philosophes » avec 8,5 % des lecteurs constituent un groupe plus restreint mais homogène. Les 23,5 % restants représentent les sciences humaines et sociales qui se répartissent à peu près à égalité entre les « géographes » - qui fréquentent de façon quasi exclusive la bibliothèque de la rue Saint-Jacques - et les autres - qui fréquentent la Sorbonne.
Le projet documentaire
De ce qui précède, il ressort que la bibliothèque de la Sorbonne a vocation à couvrir, de façon autant que possible équilibrée, l'ensemble des lettres et sciences humaines, en privilégiant les besoins généraux de la recherche 9. A ce titre, elle doit attacher une attention particulière aux sources, suivre de façon continue les grandes collections savantes, maintenir ses abonnements de périodiques à un haut niveau et s'ouvrir largement à la production étrangère.
Principes de la politique documentaire
L'objectif étant fixé, il convient de lui donner un contenu concret, en délimitant de façon plus précise les champs sur lesquels la bibliothèque étend sa juridiction ainsi que les caractéristiques auxquelles doivent répondre, sauf cas particuliers, les documents sélectionnés .
De multiples facteurs entrent ici en ligne de compte : à des raisons d'ordre scientifique ou intellectuel tenant à la cohérence d'une discipline ou aux liens que les unes et les autres entretiennent entre elles se mêlent des considérations plus contingentes : un domaine pourra être moins suivi parce qu'il est très bien couvert par un autre établissement ou parce que la bibliothèque n'est pas en situation de garantir la continuité d'une compétence linguistique très spécifique. Malgré cela, une puissante logique préside à la délimitation des champs d'intervention de la bibliothèque.
Les champs du savoir
Les entrées se répartissent entre trois grands « massifs » de dimensions à peu près équivalentes : l'histoire, les langues et littératures, la philosophie et les sciences humaines et sociales. L'équilibre existant doit impérativement être sauvegardé, sauf à vouloir faire de la bibliothèque un établissement spécialisé et non plus une bibliothèque générale pour les lettres et sciences humaines. Sans doute les créations des deux CADIST d'histoire (moderne en 1984 ; médiévale en 1990) et de géographie (en 1990) se sont-elles traduites par une forte consolidation des entrées correspondantes. Néanmoins, la croissance du pouvoir d'achat documentaire à partir de 1987-1988 a permis d'éviter une fracture qui eût mis en cause la cohérence de l'ensemble. A cet égard, on ne soulignera jamais assez la forte solidarité qui unit, en termes scientifiques, l'histoire, les lettres, la philosophie et les sciences humaines et sociales : aucune recherche ne saurait valablement être conduite dans l'une d'entre elles sans engager les autres et y recourir.
Au sein de chacun de ces trois ensembles (que nous envisagerons en détail dans la seconde partie), il existe bien entendu des points forts pour lesquels une certaine « exhaustivité » (sous réserve que ce terme, sur lequel nous aurons à revenir, ait un sens) est recherchée pour les publications savantes, des domaines qui font l'objet d'une plus grande sélectivité et des points délibérément faibles et revendiqués comme tels.
L'ensemble « histoire »
Cet ensemble - CADIST oblige - est celui de la collection qui tend le plus vers l'exhaustivité, y compris en ce qui concerne l'Antiquité pour laquelle la bibliothèque de la Sorbonne est déjà CADIST de fait à défaut de l'être de droit. II en va de même pour l'archéologie, ancienne et médiévale notamment, qui est la compagne obligée de l'histoire pour ces époques. En revanche, l'histoire de l'art est réduite au minimum, compte tenu de sa relative « autonomie », de la proximité de la bibliothèque d'art et d'archéologie (CADIST dans ces disciplines et bientôt composante de la future bibliothèque nationale des arts) et du partage des tâches depuis longtemps instauré. L'histoire des sciences quant à elle sera bien couverte pour la période allant des origines à 1900, puis représentée de façon très sélective pour la période ultérieure, compte tenu de la répartition des responsabilités mise en place avec la bibliothèque interuniversitaire scientifique Jussieu.
L'ensemble « langues et littératures »
Cet ensemble se veut, pour les grandes langues européennes de culture, très complet à défaut d'être exhaustif. Nous voulons dire par là deux choses :
- s'agissant de littérature, le concept d'exhaustivité n'a guère de sens que pour les bibliothèques nationales qui ont vocation à collecter la totalité de la production de leurs pays respectifs, y compris celle des « poètes » à compte d'auteur ;
- la bibliothèque de la Sorbonne ne couvre, outre la philologie, l'histoire des langues, la linguistique, l'histoire et les théories littéraires, que les œuvres des auteurs reconnus et, à un titre ou à un autre, « légitimés »
- même s'ils ne sont pas de tout premier plan -, ainsi que les analyses critiques ou linguistiques s'y rapportant. En outre, si elle s'attache à ne rien laisser de côté d'essentiel, la bibliothèque n'a pas les moyens - beaucoup s'en faut - de tout avoir et doit donc opérer une sélection. Cette dernière a sûrement été excessive au cours des vingt dernières années pour des raisons budgétaires et s'est traduite par un certain nombre de lacunes. On ne pourra les combler qu'en recourant à des achats rétrospectifs et par la mise en œuvre d'une politique intelligente de traitement des dons.
En règle générale, la production littéraire des grands auteurs écrivant dans l'une ou l'autre des grandes langues occidentales sera acquise en version originale et en traduction. Pour les autres langues, on s'attachera à réunir les meilleures traductions.
l'ensemble « philosophie et sciences humaines et sociales »
Cet ensemble regroupe comme on sait de multiples disciplines distinctes, mais qui sont, pour certaines d'entre elles, dotées d'une forte homogénéité.
On doit d'abord évoquer à part la philosophie qui, à certaines époques du passé, a pu se confondre avec les sciences, la théologie, l'« anthropologie » ou les « sciences humaines ». La puissance de la tradition qu'elle incarne, la place exceptionnelle qu'elle n'a jamais cessé d'occuper dans la formation intellectuelle, l'unité que lui confèrent - par delà l'auto-contestation de ses fondements qui l'habite et la fait vivre - ses objets, ses méthodes et sa capacité à construire ses propres concepts, justifient qu'elle occupe une position privilégiée dans les entrées et que la recherche d'une certaine exhaustivité soit revendiquée à défaut d'être atteinte, tout au moins pour la philosophie occidentale. Le rattachement de la bibliothèque Victor-Cousin ne peut que venir renforcer cette position.
Hormis l'histoire - évoquée plus haut - les autres disciplines relevant des sciences humaines et sociales peuvent être regroupées en plusieurs sous-ensembles que nous envisagerons dans l'ordre décroissant de leur importance dans les entrées de la bibliothèque.
- S'agissant de la géographie, des raisons administratives (rattachement de la bibliothèque de géographie en 1978. création du CADIST en 1990) et, plus légitimement, des raisons de nature scientifique ainsi que la place de la discipline dans l'université comme dans la vie sociale, économique et politique, expliquent la recherche d'un taux de couverture documentaire très élevé. S'agit-il ici d'exhaustivité ? Non sans doute, si l'on se rapporte au fait que la géographie connaît un problème d'identité et une réelle difficulté à définir ses frontières. Cette « difficulté », compliquée dans le cas de la bibliothèque de la Sorbonne par la nécessité de trouver la plus juste articulation entre les acquisitions de la « centrale » et celles de la bibliothèque de géographie, ne constitue pas cependant un obstacle insurmontable, de nature à empêcher le développement d'une collection solide, riche et homogène.
- La psychologie (et les autres disciplines en « psy »), de même que la sociologie, doivent bénéficier d'un taux de couverture que l'on pourrait qualifier de « moyen », mais que les difficultés financières des deux dernières décennies ont fait descendre à un niveau sensiblement insuffisant. Un effort de rattrapage est nécessaire pour retrouver un juste équilibre. D'un côté, en effet, la position centrale de ces deux disciplines parmi les sciences humaines et sociales comme la place qu'elles occupent de longue date dans les universités littéraires militent en faveur d'une bonne représentation au sein des collections. En sens inverse, la recherche de l'exhaustivité serait clairement inaccessible, voire néfaste : elle demanderait des moyens considérables eu égard au caractère parfois inflationniste d'une production de qualité parfois très inégale. En outre, ces disciplines « communiquent » avec d'autres (la psychologie avec la médecine, la sociologie avec l'ensemble des sciences sociales). Tous ces éléments ne peuvent que conduire à préférer la constitution d'une collection raisonnée, privilégiant les auteurs fondamentaux ainsi que les documents faisant référence et dont la scientificité est établie.
- Sans être négligés, des domaines plus précis comme les sciences de l'éducation ou plus vastes comme l'anthropologie ou l'ethnologie seront traités de façon délibérément sélective : le fait qu'il existe par ailleurs des collections spécialisées (celle de l'Institut national de la recherche pédagogique dans le premier cas, celle du Musée de l'homme dans le second) se traduit pour la Sorbonne par l'achat des ouvrages essentiels ou susceptibles d'intéresser ses usagers habituels - les historiens notamment -, sans que l'on cherche à rivaliser avec les collections faisant autorité sur le sujet.
- Il en va de même à plus forte raison en ce qui concerne l'économie, le droit et les sciences politiques, pour lesquels on renverra à d'autres bibliothèques (Cujas, Sciences politiques, bibliothèque de l'université de Paris IX-Dauphine, etc.). On ne retiendra que les ouvrages se situant à la charnière des disciplines bien couvertes par la Sorbonne : c'est ainsi que les entrées en philosophie ne peuvent ignorer la philosophie du droit, celles en histoire les ouvrages fondamentaux en histoire du droit, etc.
- Enfin, les mathématiques et accessoirement l'informatique ne seront représentées que de façon marginale et seulement pour autant qu'elles intéressent directement les sciences humaines.
Au sein des trois ensembles que nous avons énumérés, il importe de porter quelque attention à deux domaines en quelque sorte « transversaux » : l'Antiquité, d'une part, les sciences religieuses, d'autre part.
Au sujet de l'Antiquité, il faut redire ici qu'une tradition plus que centenaire a fait de ce domaine multiforme - qui intéresse l'histoire, la philosophie, la philologie et les « belles-lettres » - un des pôles d'excellence de la collection qui est et reste en l'espèce une des premières du monde. La présence dans la bibliothèque d'une antenne de l'Année philologique et le fait que 80 % des documents recensés par cette grande bibliographie internationale figurent dans le fonds en constituent les preuves indiscutables. La recherche de la plus grande exhaustivité possible en ces matières pour les ouvrages de recherche reste par conséquent une exigence toujours actuelle.
S'agissant des sciences religieuses, les choses sont plus complexes. Au moins jusqu'à la Révolution française - et en fait bien au-delà -, la sphère du religieux et les sciences religieuses sont étroitement mêlées à toutes les disciplines que la bibliothèque de la Sorbonne a vocation à couvrir. La philosophie et l'histoire notamment ne sauraient méconnaître cette dimension sans être gravement mutilées. A ce titre, il est légitime de maintenir la tradition du fonds, de continuer à suivre les grandes collections acquises depuis des décennies et de réserver à l'histoire des religions toute la place qui lui revient. En un autre sens, il faut garder à l'esprit que la théologie n'est plus enseignée en Sorbonne depuis la fin du XIXe siècle et que ce sont d'autres bibliothèques parisiennes et, parmi les bibliothèques universitaires, la bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg (BNUS) - CADIST en sciences religieuses -, qui sont investies de responsabilités particulières en la matière. Au total, nous dirons que les sciences religieuses seront largement prises en compte par la bibliothèque de la Sorbonne, mais pour autant qu'elles croisent ses domaines d'élection et qu'il s'agisse de consolider des points forts déjà identifiés.
Quitte à être un peu trop schématique, il paraît possible de représenter les champs du savoir couverts par la bibliothèque dans le tableau ci-contre.
Les langues
Environ 60 % des ouvrages et 66 % des périodiques qui entrent à la bibliothèque sont publiés dans une langue étrangère. Ce phénomène est en parfaite correspondance avec sa vocation à servir la recherche : celle-ci ne peut évidemment exister qu'à la condition de prendre appui sur les sources et les acquis de l'ensemble de l'activité scientifique d'où qu'ils viennent. De plus, les chercheurs privilégient nécessairement la version originale et se défient des incertitudes des traductions. La bibliothèque de la Sorbonne est sur ce point d'autant plus performante que cela correspond pour elle à une tradition ancienne, qu'elle gère le service ministériel des échanges universitaires (avec l'étranger) et qu'elle n'a pas à assumer les charges qui pèsent sur une bibliothèque nationale (qui ne peut par exemple se désintéresser des traductions des ouvrages des auteurs du pays publiés hors de ses frontières).
Si l'ouverture sur la production étrangère est très forte, le nombre de langues prises en compte est en revanche relativement limité. Cela tient essentiellement à deux facteurs : le « narcissisme monoglotte » dans lequel Michel Foucault voyait l'une des caractéristiques de l'université française se traduit par le fait que les chercheurs ne pratiquent qu'un petit nombre de langues, toujours les mêmes. La recherche scientifique elle-même en privilégie massivement quelques-unes. Par ailleurs, la multiplication des langues couvertes supposerait que la bibliothèque soit en mesure de garantir au sein de son personnel la permanence de nombreuses compétences linguistiques dans des langues rares, ce qui n'est manifestement pas réaliste. De ce fait, la bibliothèque concentre ses efforts sur ce que l'on peut appeler les grandes langues européennes de culture.
On mettra à part les ouvrages en latin ou grec ancien. Leur nombre est bien entendu loin d'être négligeable compte tenu de la place occupée par l'Antiquité classique dans les entrées. Toutefois, dans les pourcentages indiqués ci-après, ils sont répartis parmi les différentes langues vivantes en fonction de la langue de la traduction, de la présentation ou de l'apparat critique. Cette nuance étant introduite, le français représente environ 40 % des entrées (un peu moins pour les périodiques), l'anglais 20 % (les documents en provenance d'outre-Manche et ceux provenant d'Amérique du Nord s'équilibrant à peu près), l'allemand 15 %, le russe et les langues slaves 10 %, l'italien 7 %, l'espagnol 5 %, le portugais 1 % et les autres langues en caractères latins environ 3 %. A l'exception des ouvrages en caractères grecs et en caractères cyrilliques, la bibliothèque ignore en règle générale ceux en caractères non latins qu'elle n'a ni l'ambition ni la compétence de traiter.
Le français
La première place du français n'a pas évidemment à être justifiée. C'est naturellement dans ce domaine linguistique que la demande des ouvrages est la plus vive. Cela explique aussi que si le service des acquisitions françaises a été plus ou moins bien doté en crédits selon les années en fonction de la conjoncture budgétaire, ses capacités d'achats ont cependant relativement peu varié d'un exercice à l'autre. La production « hexagonale » est bien sûr très largement dominante. La Suisse romande (qui édite les publications savantes d'assez nombreuses institutions de recherche françaises, y compris d'institutions logées en Sorbonne comme l'Ecole des Chartes et l'Ecole pratique des hautes études 10), la Belgique et le Canada éditent cependant en français des ouvrages de grande qualité que l'on ne saurait négliger. D'autres pays européens non francophones, comme le Royaume-Uni ou l'Italie, publient également en français des livres majeurs, à commencer par certaines éditions de référence de quelques-uns des plus grands auteurs de langue française comme Montesquieu, Voltaire ou Rousseau. En revanche, la production des pays francophones en voie de développement est moins présente pour deux raisons : l'activité scientifique et éditoriale de ces pays est faible ; les ouvrages édités sont mal diffusés et mal distribués et il est difficile de se les procurer par les procédures habituelles. Un effort de repérage des ouvrages fondamentaux serait sans doute nécessaire.
L'anglais
La seconde position de l'anglais n'est pas surprenante. Elle s'explique par la vigueur de la recherche scientifique au Royaume-Uni, aux Etats-Unis et au Canada, par l'importance - en qualité comme en quantité - de l'enseignement en France des langues, littératures et civilisations anglo-américaines et enfin par la place qu'occupe la langue anglaise dans la communication scientifique. Si ce dernier phénomène a été depuis longtemps mis en évidence pour les sciences dites « dures », il se développe également dans le cas des sciences « molles » : on pourrait citer de nombreux exemples d'historiens ou philosophes français publiant directement en anglais, la version ou traduction française n'étant éditée que beaucoup plus tard, voire jamais.
L'allemand
La troisième position de l'allemand est également logique. Grande bibliothèque savante, la bibliothèque de la Sorbonne ne peut qu'attacher une attention particulière à la tradition, toujours vivante et féconde, de l'érudition d'outre-Rhin. A ce titre, elle reçoit selon la procédure de l'office (standing order) la plupart des grandes collections allemandes qui correspondent aux domaines qu'elle couvre. La récente réunification de l'Allemagne renforcera de toute évidence le rôle que cette langue est appelée à jouer en Europe, y compris dans des pays comme la Hongrie ou la Tchécoslovaquie.
Le russe et les langues slaves
La place du russe et des autres langues slaves peut sembler moins justifiée : le faible développement de l'enseignement du russe dans le secondaire et le supérieur en France explique la modestie de la demande (moins de 1 % des lecteurs) ; la stérilisation partielle de la recherche dans l'ancienne URSS et dans ses anciens pays satellites n'a pas non plus été sans conséquences sur la production imprimée. Cela ne saurait faire oublier cependant la tradition slavistique de l'Université de Paris, remontant à l'alliance franco-russe et illustrée par le legs des collections d'Alfred Rambaud, ancien ministre de l'Instruction publique décédé en 1905, qui ont servi de base à la constitution du fonds slave de la bibliothèque de la Sorbonne. C'est cette tradition qui a débouché en 1960 sur la création du service slave, d'une part, sur les fortes relations d'échanges qui se sont nouées avec les bibliothèques de l'ancienne URSS, d'autre part, se traduisant par le développement d'un fonds documentaire solide. Ce dernier couvre les domaines privilégiés par la bibliothèque (archéologie, histoire, langue et littérature) et exprime les positions des pays « slaves » sur la plupart des grands problèmes contemporains. Par là même, avec plus de 60 000 titres et 200 périodiques vivants, la bibliothèque de la Sorbonne se situe au tout premier rang des collections françaises conservant et développant un fonds en langues russe et slaves (avec la Bibliothèque nationale, la bibliothèque des langues orientales, la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine, la bibliothèque de l'Institut d'études slaves et la bibliothèque de l'université de Paris IV 11) et il est de sa responsabilité de poursuivre dans cette voie.
Les langues romanes
Viennent enfin les langues romanes qui - si elles se situent logiquement assez loin derrière l'anglais et l'allemand - n'en constituent pas moins un apport d'autant plus décisif qu'elles sont souvent négligées dans la plupart des bibliothèques. La place occupée par l'italien s'explique par la vitalité intellectuelle et culturelle de l'Italie et par les recherches qui sont conduites dans ce pays, notamment pour tout ce qui touche à l'Antiquité, à la Renaissance et à l'histoire religieuse, ainsi que dans le domaine de la philosophie. L'espagnol n'a jamais été négligé 12 ; toutefois le fort développement de la production imprimée dans cette langue depuis une quinzaine d'année, dans la péninsule ibérique comme en Amérique latine, a conduit la bibliothèque à accompagner cette croissance et à augmenter sensiblement le volume des entrées correspondantes. II en va de même, dans une moindre proportion, pour le portugais.
Les autres langues européennes sont délibérement peu représentées, soit parce qu'elles sont prises en charge par d'autres bibliothèques mieux armées pour le faire (c'est le cas des langues scandinaves couvertes par la bibliothèque nordique de la bibliothèque Sainte-Geneviève et, bien sûr, le cas des langues orientales couvertes par la bibliothèque du même nom), soit parce qu'elles ne concernent qu'un nombre de lecteurs extrêmement faible. Dans ce cas, les entrées de la bibliothèque se limiteront à un certain nombre d'ouvrages de référence ou à des titres qui paraissent, pour une raison ou pour une autre, particulièrement importants et sans équivalents dans une langue plus courante.
Enfin, une mention particulière doit être faite en ce qui concerne le latin. qui n'est pas seulement, bien entendu, la langue de l'Antiquité romaine mais aussi le véhicule privilégié pour l'édition de nombreuses sources de l'Europe médiévale et moderne, y compris dans des pays comme la Roumanie ou la Hongrie. La bibliothèque de la Sorbonne ne saurait les ignorer sans manquer à sa mission.
Les aires géographiques
Les ouvrages relatifs à l'ensemble des aires géographiques ont vocation à entrer dans les collections : c'est l'évidence dans le cas de la géographie précisément - où l'on ne saurait privilégier a priori un continent ou un groupe de pays - ou même de l'histoire. L'internationalisation et la mondialisation des phénomènes sociaux et de la recherche ne peuvent que renforcer ce point de vue et encourager les services d'acquisitions à élargir leur champ de prospection.
On doit reconnaître cependant que plusieurs éléments importants ne sont pas sans conséquences :
- la tradition du fonds, caractérisée par un net « européocentrisme » ;
- la forte prééminence de certaines langues, évoquée plus haut ;
- l'exclusion sauf cas particuliers de documents en caractères non latins, à l'exception de ceux en caractères grecs ou cyrilliques ;
- les orientations dominantes de l'enseignement et de la recherche, qui privilégient de façon claire « l'Occident », entendu au sens le plus large ;
- le fait que la collection n'a pas vocation à développer fortement un domaine comme l'ethnologie.
La conjugaison de ces différents facteurs se traduit par une plus faible couverture concernant tout ce qui touche aux expressions des cultures et civilisations orientales ou des « pays du sud », par exemple dans les domaines de la philosophie, de la religion ou de la littérature. Néanmoins, dès lors qu'il existe de bonnes éditions ou traductions des ouvrages majeurs émanant de ces cultures, il n'y a pas de raison de ne pas les acquérir.
Les documents sélectionnés : leurs formes
La bibliothèque de la Sorbonne a clairement vocation à collecter, conserver et mettre à disposition de ses usagers des textes 13.
Elle ne s'occupe guère de documents iconographiques, sauf de façon quelque peu marginale 14, et encore moins de documents sonores. Cela repose sur un choix délibéré qui tient à la souveraineté de l'écrit - qui, seul, en bout de chaîne, explique -, à la tradition du fonds et à la conception du bâtiment. En revanche, les écrits sous toutes leurs formes peuvent être appelés à entrer dans la collection : livres manuscrits et imprimés, périodiques, dactylogrammes (thèses dactylographiées ou produites par traitement de textes notamment), microformes (microfilms et microfiches), enregistrements électroniques stockés sur divers supports, en particulier sur disques compacts (CD-ROM), etc.
Les manuscrits constituant un cas à part dont il sera question plus loin 15, il va de soi que les ouvrages et périodiques imprimés forment l'essentiel des entrées. Nous envisagerons les uns après les autres les différents types de documents sélectionnés.
Monographies et collections
Les monographies imprimées sont acquises soit à l'unité et au coup par coup, qu'elles appartiennent ou non à une collection, soit dans le cadre d'une procédure d'office ou standing order, qui se traduit par l'entrée automatique de tous les volumes d'une collection. Cette notion de collection suivie est fondamentale pour l'homogénéité et la cohérence d'un fonds qui se veut général dans le domaine des lettres et sciences humaines. En effet, par-delà les effets de mode qui n'épargnent pas plus la recherche scientifique que les autres domaines d'activité, par-delà les variations d'appréciation qui peuvent présider aux achats, par-delà les frontières artificielles parfois instituées dans l'université et les organismes de recherche entre les disciplines, le fait d'élire un grand nombre de séries savantes indiscutables au rang de collections suivies est la plus sûre garantie de la constitution sur une longue période d'un corpus de référence et fournit la trame autour de laquelle s'organise le tissu documentaire. Cela conduit aussi à acquérir des volumes de qualité indéniable qui auraient pu être écartés parce que trop particuliers ou marginaux mais qui, regroupés, constituent autant d'approches éclairantes pour l'étude en profondeur d'un domaine de recherche. A l'heure actuelle, quelque mille cinq cents collections, toutes sous-tendues par des exigences méthodologiques et scientifiques fortes, sont acquises en office 16 : le maillage serré ainsi formé est le premier indice de la solidité du fonds.
La notion de collection suivie, pierre angulaire de la définition des entrées dans une bibliothèque de référence et de recherche comme l'est celle de la Sorbonne, permet de toucher du doigt ce qui distingue ce type d'organisme de la multitude polymorphe des bibliothèques d'instituts, d'UFR (Unités de formation et de recherche) ou de laboratoires qui répondent à d'autres préoccupations au sein de l'université. Dans le premier cas est privilégiée la constitution d'un corpus qui se veut cohérent et complet et se construit dans la durée. Dans le second, priorité est donnée à la satisfaction de besoins immédiats, souvent particuliers voire personnalisés, qui se traduisent généralement par des changements fréquents d'orientation dans les collections.
Périodiques
Avec plus de 15 000 titres, dont 6 000 vivants représentant près de 20 000 livraisons ou fascicules par an, la collection de périodiques constitue un enjeu scientifique tout aussi décisif. Elle réunit pour l'essentiel des revues savantes, publiant des contributions ou articles de fond, et, dans une moindre mesure, des périodiques bibliographiques ou relatifs à l'actualité scientifique. En revanche, sont exclus par principe les journaux ou les magazines, qui peuvent certes devenir rétrospectivement des sources pour la recherche, mais qui ont vocation à être conservés dans des bibliothèques d'un autre type, soit plus généralistes, comme les bibliothèques nationales, soit plus spécialisées. En dépit ou plutôt à cause des variations incessantes qui caractérisent les périodiques savants (changements de titre ou de collectivité éditrice, changements de conception ou d'approche, changement de statut bibliographique, etc.) et rendent difficile leur gestion, les périodiques diffusent en règle générale les résultats les plus récents de la recherche et donnent le mieux à voir les travaux scientifiques en cours, dans la mesure où il est rare désormais qu'à un programme de recherche ne soit pas associée, d'une façon ou d'une autre, une publication périodique. A ce titre, ils rassemblent des ressources documentaires sans équivalents (bien des travaux ne laisseront pas d'autres traces publiées) et sont les instruments d'accompagnement obligés de toute activité de recherche. La place de plus en plus considérable que leur accordent les bibliographies courantes spécialisées confirme, s'il en était besoin, la nécessité de posséder une collection d'une grande richesse qui ne laisse échapper ni les titres fondamentaux par la qualité des articles ni ceux qui se tiennent au plus près de l'actualité savante. Ajoutons que, sauf exceptions ou impossibilités majeures, les séries doivent être complètes, c'est-à-dire partir du début de la publication et ne pas connaître d'interruptions en cours de route : plus encore que dans le cas des monographies et collections, cela exige vigilance dans la prospection, rapidité dans l'exécution et continuité dans les dotations.
Thèses
Qu'elles soient imprimées, dactylographiées ou microfichées, qu'elles soient reçues en vertu de dispositions réglementaires (thèses françaises), de conventions d'échange ou acquises à titre onéreux (thèses étrangères), toutes distinctions sur lesquelles nous aurons à revenir 17, les thèses représentent la troisième grande catégorie de documents qui doivent entrer dans la bibliothèque. Même si les thèses de lettres et de sciences humaines n'occupent plus la place centrale qui était la leur dans le dispositif de l'enseignement supérieur 18, elles conservent une valeur documentaire de premier plan pour au moins deux raisons : elles représentent, avec l'activité des enseignants-chercheurs, le principal apport de l'université à la recherche scientifique ; en plus des éléments nouveaux ou originaux qu'il leur appartient de dégager, elles présentent toujours, du moins en principe, l'état d'une question à un moment donné, état qui doit prendre appui sur une bibliographie à jour et un recensement exhaustif des sources.
Microformes
Les microfiches et microfilms se sont considérablement développés depuis plus de vingt ans et tout indique que, contrairement à diverses prophéties, ils sont appelés à se multiplier massivement dans l'avenir. Si leur utilisation n'est guère aisée quand il s'agit de lire de façon continue un texte très long, elle est en revanche parfaitement adaptée à la consultation de références rapides. Par ailleurs, les avantages de la microforme sont tels que son essor est en toute hypothèse garanti : maîtrise parfaite de la technique, protection des originaux au meilleur coût, conservation durable dans des conditions relativement faciles à obtenir, rusticité et banalité des appareils de lecture, facilité à transférer l'information sur un autre support (photocopie, livre traditionnel, support électronique), commodité des envois à distance, gain de place, etc. Les microformes sont notamment devenues le support privilégié pour la diffusion de volumineux ensembles de référence peu consultés et peu diffusés et l'on constate que les initiatives éditoriales en ce domaine sont désormais nombreuses. C'est ainsi que la bibliothèque de la Sorbonne a acquis sous cette forme au cours des dernières années l'Inventaire des Archives nationales, les Archives de la Révolution française (en cours), le premier segment de la Goldsmith's-Kress Library of economic Literature et plusieurs séries des Archives biographiques 19. Il ne fait aucun doute que les nécessités conjuguées de la sauvegarde du fonds, du manque de place et des évolutions de la production éditoriale renforceront encore cette orientation, qui sera d'autant mieux acceptée par les usagers que possibilité leur sera donnée de transférer le contenu d'une microforme sur un support de substitution plus agréable à consulter en cas de travail prolongé sur un texte. Au total, ce sont actuellement plusieurs dizaines de milliers de microformes qui entrent chaque année dans la collection 20.
Enregistrements électroniques
Se développent enfin de multiples modes de stockage électroniques, dont le paysage est en perpétuelle mutation. Dès lors qu'une technologie est suffisamment « stabilisée », d'une part, et qu'un système de production éditoriale se met en place, d'autre part, des documents de cette nature ont vocation à rejoindre la bibliothèque. C'est le cas aujourd'hui des disques compacts (CD-ROM) qui tendent à devenir un support privilégié pour certains types d'informations : bibliographies nationales des grands pays, catalogues, encyclopédies ou dictionnaires, et plus récemment corpus de textes de références 21.
Les documents sélectionnés : leur nature
Quant à leur contenu, trois catégories de documents intéressent au premier chef la bibliothèque. Ce sont, par ordre décroissant d'importance : les sources de la recherche ; les auxiliaires de la recherche ; les résultats de la recherche.
Les sources
Les sources doivent être retenues en priorité car elles constituent le matériau même de la recherche savante. On rappellera à cet égard que c'est la familiarité avec les sources, la capacité à s'y mouvoir avec sûreté qui distinguent l'activité scientifique proprement dite des « pratiques culturelles » de l'honnête homme étayées sur une documentation de seconde main.
De quelles sources s'agit-il ? Certes pas, dans le cas de la bibliothèque de la Sorbonne, de sources archivistiques, réunies selon d'autres critères, conservées dans d'autres établissements et dont il serait superflu de dire ici la valeur 22. Il s'agit en revanche de sources publiées et, pour la plus grande partie d'entre elles, imprimées. Celles-ci sont de type « archéologique » et « philologique », ces deux derniers termes étant entendus au sens le plus large 23 :
- les sources de type archéologique recensent des objets : rapports de fouilles, descriptions monumentales, recueils d'inscriptions, inventaires de monnaies, sceaux, médailles, vases, etc.
- les sources de type philologique rassemblent :
. d'une part, des textes littéraires, philosophiques ou scientifiques originaux, constitués par les éditions de référence de tous les grands textes et grands auteurs : œuvres complètes, correspondances, éditions des « papiers » des auteurs, etc. Toutes ces publications doivent répondre à un certain nombre d'exigences connues : formalisation du parti éditorial retenu, inventaire des sources originales, établissement de la version réputée la plus exacte avec mention des variantes, appareils de notes, etc.
. d'autre part, des textes historiques, comme des éditions scientifiques de chroniques, de cartulaires, de délibérations des grandes institutions, d'actes juridiques, notariés ou contractuels, de traités diplomatiques, de dépêches militaires, d'inventaires de bibliothèques privées, de matricules d'universités, etc., sans omettre les témoignages (mémoires, journaux, papiers) d'acteurs ou de personnes représentatives d'une période, d'une situation, d'un milieu ou même d'un cas clinique donnés.
Enfin, à toutes ces sources éditées que l'on pourrait qualifier de primaires s'en ajoutent d'autres en quelque sorte secondaires, dans la mesure où elles supposent un travail de restitution ou de reconstruction : recueils de statistiques démographiques ou économiques, listes de personnes ou d'institutions, etc. 24.
Bien entendu, il ne suffit pas d'avoir le statut de source éditée intéressant les lettres, la philosophie, l'histoire et la géographie, les sciences humaines ou sociales pour entrer systématiquement et sans examen dans les collections de la bibliothèque. De même que les services d'archives procèdent à un travail d'élimination féroce, de même les services d'entrées de la bibliothèque se doivent de sélectionner les sources publiées en fonction de leur intérêt intrinsèque, de la situation d'abondance ou de rareté des documents qui existent dans un domaine donné, et bien sûr de la qualité du travail qui a présidé à l'édition. On privilégiera les ouvrages qui, publiés au sein de vastes corpus ou sous forme isolée, restituent les documents (textes ou objets) dans leur vérité, en gardant cependant à l'esprit que les disciplines qui concernent la bibliothèque de la Sorbonne ne sont pas des sciences exactes, mais sont des sciences que l'on peut appeler « accumulatives » pour lesquelles les sources brutes n'existent pas : elles appellent toujours un difficile - et donc éventuellement critiquable -travail d'établissement du texte ou de construction de l'objet, avec apparat critique, mise en perspective, commentaire et - en bout de chaîne -interprétation. Pour ces raisons, on recueillera les documents établis suivant des protocoles scientifiques clairement définis (même si ces demiers font l'objet de débats au sein de la communauté savante) et faisant (ou ayant fait à un titre ou à un autre) référence ou autorité. En règle générale, et notamment dans le domaine littéraire et philosophique, on retiendra les éditions en langue originale (et même dans une autre langue lorsque celle-ci connaît une édition faisant référence 25). Par ailleurs, comme il est normal, toute publication scientifique en langue française portant sur des sources telles que définies ci-dessus sera systématiquement acquise.
Les auxiliaires de la recherche
Aussitôt après les sources viennent les auxiliaires de la recherche, c'est-à-dire l'ensemble des instruments qui permettent le repérage de celles-ci, leur accès et leur exploitation critique. Les auxiliaires de la recherche comprennent au premier chef les inventaires d'archives, mais aussi tout ce qui relève de la bibliographie. qu'elle soit générale ou spécialisée, courante ou rétrospective, exhaustive ou sélective, sans parler des catalogues de bibliothèques 26. Ils comprennent aussi les ouvrages de référence (encyclopédies, dictionnaires, répertoires, atlas, etc.), qu'ils portent sur les langues (y compris dans leurs différents états selon les époques, les espaces géographiques ou les milieux), les noms de personnes ou les noms de lieux, les institutions (ordres religieux, maisons ecclésiastiques, parlements, collèges, universités, etc.) ou les personnes (dictionnaires biographiques, etc.). S'agissant des grands textes, on ajoutera tous les instruments de travail dont ils ont été l'objet : tables de concordances des différentes versions ou éditions, relevés des occurrences, fichiers de dépouillements, etc. Enfin, il faut citer toute une littérature « secondaire », susceptible d'aider le chercheur aguerri ou débutant : guide des sources, guide des études dans une discipline ou un domaine donné, annuaire des chercheurs ou des institutions scientifiques, etc.
Les résultats de la recherche
S'ils constituent en bonne logique le troisième groupe de documents sélectionnés, les résultats de le recherche n'en représentent pas moins en quantité la masse la plus importante. On ne saurait d'autant moins les négliger que, dans la sphère des sciences accumulatives qui nous intéresse, objets, approches et problèmes sont indissociables des strates interprétatives qui se sont succédé à leur propos : en ce sens les résultats de la recherche forment à leur tour des sources ou des matériaux d'un type particulier. Seront acquis en priorité les travaux de nature proprement scientifique, s'appuyant sur une information de première main et qui ajoutent quelque chose aux connaissances acquises, tant en extension (élargissement du champ de recherche, exploitation de nouvelles sources) qu'en compréhension (mise en œuvre d'une problématique - méthode, approche, interprétation - nouvelle). De façon symétrique, on ne retiendra pas les ouvrages approximatifs ou à plus forte raison fantaisistes, ceux dont les auteurs n'entretiennent pas un commerce suivi avec les sources, ceux qui répètent, en les gauchissant le cas échéant avec plus ou moins de bonheur, les travaux publiés avant eux 27. En revanche, les synthèses, pourvues ou non d'une visée didactique ou pédagogique, qui présentent l'état d'une question ou d'une discipline à un moment donné, auront tout à fait droit de cité dans la collection 28. La cohabitation au sein d'un même fonds des publications les plus « pointues » et de panoramas d'ensemble correspond en effet à la nature même de l'activité savante qui oscille en permanence entre ces deux pôles qui s'alimentent mutuellement. Cela correspond aussi à la coexistence d'un public de chercheurs qui privilégieront en général les travaux monographiques (sauf quand ils sortent de leur domaine d'élection) et d'un public d'étudiants moins expérimentés qui ont besoin avant tout de points de repères.
Des critères de sélection
S'il est assez aisé de définir la nature des documents sélectionnés, il est beaucoup plus délicat en revanche de procéder à la sélection elle-même. Deux éléments entrent ici en jeu, qui sont de nature à compliquer singulièrement les choses :
1. Les disciplines couvertes par la bibliothèque de la Sorbonne ne relèvent pas, on l'a dit, du domaine des sciences exactes. Pour ces dernières, ce qui est de l'ordre scientifique est, en règle générale, clairement identifié en tant que tel (ce qui ne signifie pas bien entendu qu'il n'y ait pas de débats ou de controverses au sein de la communauté savante) et se manifeste à travers un certain nombre de signes extérieurs ou institutionnels (origine et forme des publications). En revanche, dans les lettres, la philosophie, les sciences humaines et sociales, les clivages sont infiniment moins nets. Sans doute n'est-il pas de recherches sans la mise en œuvre d'un protocole méthodologique répondant à certains critères, sans construction d'un objet ou d'un groupe d'objets pertinents, sans exploitation directe des sources, sans investigations bibliographiques préalables, etc. Il n'empêche - et les excommunications réciproques qui sont prononcées ici et là le montrent - que la scientificité de ces travaux est davantage une question ou un problème qu'un état de chose et qu'il n'en existe pas de manifestations extérieures indiscutables. A cet égard, le fait d'émaner d'une institution de recherche ne confère en lui-même aucune garantie et, inversement, on pourrait facilement montrer que des publications décisives ou à tout le moins importantes dans l'histoire d'une discipline ont été produites en marge des dispositifs institutionnels.
2. Par ailleurs, l'évolution de l'édition, en particulier depuis une vingtaine d'années, fournit un élément de « brouillage » supplémentaire. S'il a toujours existé et s'il continue d'exister des collections scientifiques, distinctement marquées comme telles, et des collections pour le grand public dénuées de toute prétention en la matière, l'on se doit d'observer l'émergence de plus en plus fréquente d'une documentation de statut hybride ou « intermédiaire » : ouvrages de nature scientifique mais dépouillés de leurs auxiliaires traditionnels (annexes, appareils de notes, tableaux des sources, bibliographie, index) 29 ; ouvrages visant à la fois un public spécialisé et savant et un large public « cultivé » ; ouvrages pour le « grand public », comme le sont de façon évidente les éditions en format de poche, mais présentés et même annotés par un spécialiste parfois éminent et dont une bibliothèque de référence a en principe vocation à posséder l'ensemble des publications. Dès lors, une bibliothèque de recherche en lettres et sciences humaines est amenée à s'intéresser à des types de publications qu'elle aurait eu tendance à négliger auparavant. Qu'on s'en félicite ou qu'on le déplore, cette évolution est si décisive qu'il nous paraît nécessaire d'illustrer par un exemple les difficultés actuelles. Si la bibliothèque de la Sorbonne a toujours considéré qu'il lui revenait d'acquérir, dans certains cas en office, des collections pour le grand public, confiant à des spécialistes faisant autorité le soin de présenter une synthèse de leurs travaux ou de faire le point sur une discipline 30, elle a longtemps écarté à juste titre les livres de poche, au double motif qu'ils ne fournissaient qu'une édition appauvrie des textes et qu'ils ne résistaient pas à un nombre même réduit de manipulations.
La pratique actuelle qui consiste, pour les éditeurs de livres de poche, à multiplier les inédits, à publier de nouvelles traductions ou éditions critiques des plus grands textes, et à généraliser le système de présentations évoqué plus haut modifie sensiblement les choses. Et que dire lorsque c'est une collection de poche qui donne désormais l'édition consacrée, faisant autorité et référence, comme dans le cas d'A Rebours de Joris-Karl Huysmans en collection Folio (Gallimard), avec une préface magistrale, un solide appareil de notes et un dossier d'accompagnement établis par Marc Fumaroli, le tout supplantant définitivement, de l'avis de tous les spécialistes, le volume correspondant de l'édition des Oeuvres complètes de Huysmans ? Et si l'on en conclut qu'il faut, bien évidemment, acquérir cette édition, le problème ne tarde pas à rebondir : faudra-t-il aussi acquérir celle préfacée par Hubert Juin dans la collection 10/18 ? Inversement, même si l'on se doit en toute hypothèse d'en posséder plusieurs séries complètes, on pourrait aisément montrer que certaines collections dites de référence, comme la collection de La Pléiade, accueillent en leur sein des éditions qui n'ont de référence que le nom et qui n'ont pas été validées par la communauté scientifique.
Dans ces conditions, la question des critères de sélection n'en est que plus difficile. S'agissant des éditions de sources et des publications de nature scientifique, on se souviendra qu'il n'existe pour les identifier aucun signe extérieur infaillible, aucune recette que l'on puisse mécaniquement appliquer. Bien entendu, la qualité d'un auteur, les titres d'un préfacier, le rôle ou le prestige d'une institution qui a soutenu un travail ou organisé un congrès, en a subventionné la publication ou l'a couronné, le sérieux qui s'attache au catalogue d'un éditeur, la rigueur reconnue d'une collection (qui constitue dans de nombreux cas un « filtre » particulièrement sélectif), la richesse de l'appareil d'accompagnement critique (notes, bibliographie, index), les comptes rendus laudatifs publiés dans des périodiques spécialisés et exigeants, etc. constituent autant d'indices qui permettent d'opérer les premiers tris et qui, lorsqu'ils se cumulent, emportent la décision de procéder à la commande. Mais il est clair que rien ne saurait remplacer l'expérience que confère la pratique scientifique elle-même ni une familiarité continue avec les publications de recherche : elles seules permettent, en dernière analyse, de repérer dans une production considérable en quantité les publications les plus solides, les plus nouvelles et les plus durables.
Pour d'autres types de documents, on mettra en œuvre bien sûr des critères différents. Les synthèses didactiques seront choisies en fonction de leur rigueur, de la richesse de leur information et de l'ampleur de leur appareil de références. Les ouvrages portant témoignage (d'un auteur, d'un fait historique, d'une expérience) le seront en proportion de l'intérêt qu'ils représentent pour les chercheurs. Par ailleurs, les publications qui sont les seules ou presque à traiter d'un sujet (la biographie d'un auteur oublié, l'étude d'un phénomène négligé, par exemple) pourront être acquises, même si elles présentent de sérieuses insuffisances sur le plan scientifique, au motif qu'elles réunissent des éléments difficiles voire impossibles à trouver. De ce point de vue, il ne fait pas de doute que la sélection s'opère avec d'autant plus de rigueur que le domaine concerné est mieux couvert.
De ce qui précède, on peut déduire « en creux » les critères qui conduisent à récuser l'entrée de certains titres : ouvrages hâtifs ou approximatifs, particulièrement attachés à servir une « opinion », fondés sur des témoignages incontrôlés ou sur un travail de compilation plus ou moins exacts, ils seraient davantage source de « bruit » que d'information.
Toutefois, les publications portées par un effet de mode, qui répondent assez souvent à l'une ou l'autre de ces caractéristiques soulèvent toujours une difficulté particulière : la vocation de la bibliothèque à constituer une documentation pérenne voudrait qu'on les exclue, mais, en sens inverse, certains textes constituent le témoignage de la force ou du retentissement d'une approche intellectuelle à un moment donné. On s'efforcera de tourner cette difficulté en retenant les œuvres les plus représentatives du courant en question, qui prendront au fil du temps le statut de sources. C'est à ce titre qu'il sera légitime d'avoir Le Matin des magiciens de Jacques Bergier et Louis Pauwels ou, dans un tout autre registre, La Barbarie à visage humain de Bernard-Henri Lévy.
En revanche, il va de soi qu'une bibliothèque de recherche n'a pas à prendre parti, pour la constitution de ses collections, dans les querelles et les excommunications qui divisent la communauté savante. Un seul exemple volontairement « daté » suffira : ce n'est pas parce que Raymond Picard et d'autres avec lui ont dénoncé, il y a quelque trente ans, dans la « nouvelle critique » une « nouvelle imposture » que l'on aurait pu justifier si peu que ce fût la mise à l'écart des ouvrages de Roland Barthes. A plus forte raison, les clivages idéologico-politiques ne sauraient constituer des critères discriminants pour sélectionner ou éliminer.
Le problème de la littérature grise
Il reste à prendre position sur une question difficile, à savoir la place à accorder à la littérature grise ou souterraine. Le problème se complique quand on sait qu'il n'existe pas de définition véritablement stable et fixée de ce type de production. En effet, la « littérature » éditée, diffusée et destinée en dehors des circuits « institués » pourra comprendre, selon que l'on envisagera les choses de façon large ou au contraire restrictive, tout ou partie des documents suivants : - les publications officielles et / ou institutionnelles faisant l'objet d'une diffusion plus ou moins ouverte ;
- les ouvrages publiés par les auteurs eux-mêmes, ouvrages généralement mal signalés et très mal commercialisés ;
- les travaux s'inscrivant dans le cursus universitaire : mémoires de maîtrise, mémoires pour le diplôme d'études supérieures spécialisées ou d'études approfondies, thèses ;
- les documents internes à des administrations, des institutions scientifiques, des laboratoires de recherche, des entreprises (rapports de recherche, études, notes de synthèse, etc.).
De plus, le développement des systèmes de publication assistée par ordinateur contribue à multiplier ce type d'éditions (qui connaissent en outre souvent plusieurs versions).
Le cas des thèses, évoquées par ailleurs, étant à part, trois considérations conduisent à n'accueillir la littérature souterraine qu'en très petite quantité :
1. Le très mauvais signalement de cette production, la grande difficulté de se la procurer exigeraient un travail considérable pour un résultat aléatoire. Quand on sait que certaines institutions elles-mêmes, comme le CNRS, ne parviennent pas à rassembler intellectuellement et matériellement l'ensemble des rapports et études produits par leurs propres composantes, on voit mal comment un organisme extérieur pourrait maîtriser à son tour un tel phénomène.
2. Les évolutions constatées dans l'édition en lettres et en sciences humaines, tant en ce qui concerne les livres que les périodiques, permettent de conclure qu'il est rare désormais qu'un travail de qualité ne puisse déboucher sur une publication.
3. Le principe de sélectivité qui préside à l'ensemble des entrées doit également s'appliquer à cette production.
En définitive, la bibliothèque ne fera entrer, principalement dans les domaines relevant des CADIST que des documents « souterrains » remarquables à un titre ou à un autre : version originale d'un important travail de recherche dont la version publiée aurait été gravement expurgée au moment de l'édition, riche dépouillement des sources originales qui n'aurait pu trouver un canal de diffusion, rapport interne à une institution scientifique comportant des éléments d'informations originaux et de premier ordre, etc. Par ailleurs - mais s'agit-il encore de littérature grise ? -, la bibliothèque doit s'efforcer de se procurer, pour les mettre à la réserve avec des clauses particulières de consultation, des textes fondamentaux mais ayant fait l'objet d'interdictions de divers types : nous pensons par exemple à la traduction « clandestine » de Sein und Zeit de Martin Heiddeger parue sans l'autorisation des ayants droit ou à la première édition non autorisée de La poétique du phénix de Gaston Bachelard.
Mars 1992