La circulation privée des livres entre les lecteurs

Joindre l'utile au convivial

Christophe Evans

Les quelques données statistiques concernant la circulation privée des livres en France se révélant partielles et limitées, il apparaît nécessaire de recourir à une approche qualitative afin de mesurer les implications (place et sens) de la convivialité à l'œuvre dans ces pratiques.

Since there are very few statistics available concerning private circulation of books in France, it seems necessary to propose a qualitative approach in order to understand the importance and the meaning of friendly social exchange in this context.

La version 1988/89 de l'enquête consacrée aux pratiques culturelles des Français a une nouvelle fois montré que de très nombreux lecteurs avaient recours aux échanges privés de livres 1. 45 % des personnes interrogées sur un échantillon composé de 5 000 individus âgés de 15 ans et plus répondent en effet par l'affirmative à la question : « Au cours des douze derniers mois, vous est-il arrivé de prêter ou d'emprunter des livres à une personne extérieure à votre foyer ? » Sachant qu'en général les pratiques de prêt et d'emprunt ne s'excluent pas l'une l'autre (souvent celui qui emprunte déclare dans le même temps prêter et vice-versa), il s'agit là de la seconde source d'approvisionnement en livres des lecteurs français toutes catégories confondues 2, l'achat étant la première (62 %) et l'emprunt en bibliothèque la troisième (23 %). Une lecture plus approfondie des résultats de l'enquête nous apprend par ailleurs que cet usage du livre, s'il est généralisé, est tout de même plus fréquent chez les jeunes, dans les milieux favorisés (tant culturellement qu'économiquement), parmi les célibataires, dans les villes de plus de 100 000 habitants, mais surtout à Paris et dans son agglomération 3.

De la carte au territoire

Voici résumés, en quelques phrases, les principaux enseignements que l'on peut tirer d'une enquête quantitative réalisée à l'échelon national. On ne saurait s'en tenir à ces seules grandes lignes pour décrire avec précision un phénomène aussi complexe que celui du circuit « prête-main », un phénomène qui échappe à tout contrôle direct (celui d'une institution ou celui du sociologue) et qui renvoie de par sa nature même à une multitude de registres de l'action humaine : du rituel à l'inventif, du tactique au désintéressé, voire de l'utilitaire au symbolique 4...

Le traitement statistique nivelle forcément les comportements et les usages dans ce qu'ils ont de singulier, de significatif. Il se montre souvent incapable d'appréhender certaines nuances pourtant capitales : l'arbitraire des catégories empêche notamment une saisie en profondeur des phénomènes étudiés. Ainsi, la question posée par l'enquête ne mentionne-t-elle que les transactions extérieures au foyer sans prendre en compte les éventuels mouvements qui peuvent avoir lieu à l'intérieur même du couple ou de la famille. Elle ne s'adresse qu'à des individus âgés de 15 ans et plus et ne s'attache qu'aux douze mois précédant l'entretien. Il ne s'agit pas ici de critiquer sans retenue un outil statistique qui se révèle au demeurant d'une grande utilité pour les chercheurs, mais de mettre à jour certaines de ses lacunes pour tenter de les combler ou, en tout cas, pour essayer de les dépasser au moyen d'une approche différente.

Notre objectif sera donc dans une certaine mesure, de passer de la carte au territoire, c'est-à-dire de donner corps à des pratiques à peine esquissées par l'analyse statistique ou simplement entrevues au cours d'études s'y rapportant de façon annexe 5. Sur la base de discours rapportés : recueillis au moyen d'entretiens non directifs réalisés auprès de quelques lecteurs - explorant la question des prêts et emprunts privés de livres à partir d'une consigne de départ relative aux habitudes d'approvisionnements -, nous tâcherons dans un premier temps de reconstruire des scénarios de prêt/emprunt, puis nous aborderons au moyen de « morceaux choisis » (parmi les thèmes récurrents que nous relevons dans les entretiens) la question de la place et du sens des sociabilités diverses qui accompagnent et amplifient la circulation privée des livres.

Des scénarios de prêt/emprunt

« Une base relationnelle »

Anne a trente ans, elle est secrétaire de rédaction. Les livres et la lecture occupent une grande place dans sa vie tant professionnelle que privée : après une maîtrise de lettres, elle a passé un CAFB 6 et a exercé le métier de bibliothécaire pendant quatre ans. Elle lit beaucoup, deux à trois livres par semaine, parfois plusieurs en même temps ; livres qu'elle se procure le plus souvent en les achetant mais également en les empruntant aux amis ou en bibliothèque, voire sur son lieu de travail : puisés dans la bibliothèque de la revue où elle est employée 7.

Les échanges privés occupent une grande place en ce qui concerne ses acquisitions, ils sont fréquents et même réguliers : « Ca tourne autour d'un circuit d'amis intimes (cinq en tout, en la comptant elle et son ami, rarement plus). On se prête mutuellement les livres. Ca peut se faire sur plusieurs livres en même temps, parfois cinq ou six en circulation. On en parle, ça fait partie en plus d'un thème de discussion favori pendant les réunions. Ce sont mes meilleurs amis et cette passion-là est commune mais elle nourrit aussi notre amitié ».

Les livres qui circulent le plus dans ce mini-réseau d'échange sont des romans (récemment ceux de Jean-François Vilar, Raymond Queneau, Jacques Roubaud), des pièces de théâtre et occasionnellement des ouvrages de sciences humaines. Leur format est tout à fait variable : il peut s'agir de grands formats, d'éditions de luxe type la Pléiade, de livres de poche et même de livres de bibliothèque... Il est à noter que, pour Anne, le livre emprunté n'est pas intégré à sa bibliothèque ; il est rangé sur une étagère à part. Ceci, parce que les ouvrages reçus des autres sont presque systématiquement restitués ou prêtés à nouveau. Enfin, il lui est arrivé d'échanger des livres par voie postale : « Quand ma meilleure amie était à Bruxelles, il est arrivé que l'on s'envoie des livres. Parfois, il pouvait se passer un ou deux mois sans que l'on se voie, donc on s'envoyait les trucs qui vraiment avaient été importants pour l'une ou pour l'autre ».

On constate à quel point le plaisir éprouvé à échanger des livres dépasse ici la simple démarche visant à se procurer un objet puisque cette pratique, intégrée dans un comportement de groupe quasi ritualisé, alimente une relation amicale forte : « C'est un fonctionnement que l'on peut dire relativement fermé parce que c'est une base entre nous (le groupe), une base relationnelle ».

« Ca va dans le sens de l'amitié »

Béatrice a 23 ans, elle est analyste-programmeur. La lecture occupe ses loisirs par intermittence : elle lit une dizaine de livres par an. Il peut lui arriver de ne rien lire pendant quelque temps jusqu'à ce qu'un livre se présente à elle au détour d'une discussion, ou parce qu'elle le voit, tout simplement : « Quand je pars en vacances, je pense pas forcément à emmener un bouquin, mais souvent, si je vais chez des gens où il y a une bibliothèque, là, j'en choisis un et je bouquine. Le voir, ça t'y fait penser ».

Ainsi, les livres qu'elle se procure sont en général le fruit de discussions. Souvent on les lui prête, plus rarement elle va les acheter. L'emprunt privé est plus fréquent que l'achat car, avec ce dernier, on court plus facilement le risque de se tromper : « Devant une couverture, à part le titre ou le dessin, bon, tu lis un peu derrière, mais tu risques de te planter, comme ça. J'ai été souvent déçue en achetant ».

Pour la plupart, les échanges ont lieu au travail, dans le bureau qu'elle occupe avec six autres personnes de son service : « Les gens avec qui je travaille, ils lisent beaucoup, donc on parle de bouquins : " Celui-là, il est super, je te le prête". »

Ils se connaissent tous, leur relation dépasse le strict cadre professionnel : « Chez ICS, je dirais quand même que ce sont des amis. On est une équipe, on a un travail stressant à faire, on essaye de bien se connaître les uns les autres ».

Les livres, dans cet environnement, sont présents physiquement et donnent lieu à des conversations, voire à des échanges : « Quelqu'un arrive le matin, il pose son bouquin sur la table : " Ah, qu'est-ce que tu lis ? " " Je lis ça, c'est bien. Si tu veux, je te le prête quand je l'aurai fini " Souvent, c'est eux qui proposent. Au moment où tu le ramènes, tu en parles : " Alors ? " " Ah ouais, super, t'en as pas un autre ? " ».

Les ouvrages échangés sont en général des romans au format poche. Peu avant l'entretien, c'était Les brumes d'Avalon, de Marion Zimmer Bradley, dans la collection Le livre de poche, qui avait circulé entre au moins trois personnes.

Quand le livre lui a beaucoup plu, Béatrice, plutôt que de le rendre, préfère conserver l'ouvrage qu'elle vient de lire et racheter un exemplaire pour celui ou celle qui le lui a prêté : « Je préfère lui en offrir un et garder celui que je viens de lire parce qu'il y a ma trace de doigts si je l'ai taché, ça devient mon bouquin. C'est comme si je l'adopte, quoi ».

De temps à autre, les livres empruntés sur le lieu de travail sont prêtés à certains amis « hors-bureau ». Ils pénètrent alors un circuit plus restreint : « Tout ce qu'on a au bureau, magazines, bouquins, on le met en commun, ça nous fait une base de données. C'est comme ça au boulot plus qu'avec mes meilleurs amis. Au bureau, je les vois huit heures par jour. Quand les amis passent à la maison, ils ont pas leur bouquin à la main ».

Pour Béatrice, il semblerait que c'est le livre qui vient à elle plutôt que l'inverse. Comme ce dernier est présent dans son cadre de vie professionnel, ses acquisitions proviennent essentiellement de ce milieu. Il est à noter encore une fois que cette démarche d'approvisionnement s'accomplit dans un environnement favorable (collègues/amis) et se double d'un ressort affectif : « Un bouquin, c'est fait pour être partagé. Avec les gens que j'aime bien, ça apporte quelque chose, ça crée une relation. Si tu as un ami qui lit les mêmes livres que toi ou qui te fait découvrir des trucs, ça va dans le sens de l'amitié ».

« C'est juste une affaire de géographie »

Eric a 26 ans. Il est assistant photographe. La lecture, hormis quelques interruptions passagères - si l'argent vient à manquer -, l'occupe régulièrement. Il lit au moins un livre par mois, souvent plus : environ une trentaine par an. Familier du livre, il l'est depuis tout petit : « Il faut reconnaître, je suis un peu né dans une bibliothèque. La bibliothèque de mes parents n'était pas dans une seule pièce, il y avait des livres dans la salle à manger, dans les chambres, dans le couloir... »

Cela fait très longtemps également qu'il a pris l'habitude de s'acheter ses livres, ceci, plus que tout autre moyen d'approvisionnement : « Je les achète presque toujours, je les emprunte très peu. Je n'aime pas emprunter des livres parce que j'ai horreur qu'on m'emprunte des livres. Cette mécanique-là, j'en veux pas trop, sauf à des gens chez qui je suis sûr qu'il y aura un retour ».

Ainsi, l'une des rares personnes avec laquelle il accepte ce « commerce » est son père : « Mon père, par exemple, parce qu'il en a plein, alors je peux lui en emprunter. Même maintenant que je ne vis plus chez lui ». « On en parlait (des livres). Maintenant, on s'en parle toujours d'ailleurs. Suite à ses conseils, je lisais tel livre ». « Il y a une phase discussion sur n'importe quoi, un événement d'actualité, une discussion qui déboule forcément sur une référence, sur un livre, sur une histoire. Donc, à partir de là, il y a prêt de livre et, au retour, discussion sur le bouquin, partage et échange d'idées sur l'impression qu'on a pu avoir ».

Eric évite de prêter ses livres parce qu'il entretient une relation possessive avec eux, et ce, quelle que soit la valeur matérielle de l'ouvrage : poche ou édition plus prestigieuse. Selon ses dires, cette relation s'établit vis-à-vis d'un objet inscrit en lui par le biais de la lecture mémorisée et sur lequel il s'inscrit lui-même en l'annotant (passages soulignés, pages marquées d'un signet) ou en le déformant à sa façon (dos cassés, feuilles cornées...). Ainsi : « Un livre qui part, c'est une de mes cases qui s'en va. Finalement, si on retire la référence de cette case-là, j'ai plus moyen de reconnecter, on a débranché la prise ».

De même, il évite d'en emprunter, car cette démarche contrarie ses habitudes : « Si on me prête un livre, il ne restera jamais dans ma bibliothèque. Ça ne sera jamais mon livre ».

Avec son amie, par contre, les choses ne se déroulent pas de la même manière. Ils vivent sous le même toit et ont réuni leurs ouvrages en une seule bibliothèque. Il n'y a donc pas dépossession, au contraire : « A l'intérieur du couple, les échanges de livres, il n'y a pas de limites... C'est juste une affaire de géographie le prêt de livres pour moi ».

La convivialité à l'œuvre

Les quelques cas que nous venons d'examiner ne sauraient être considérés comme une expression condensée des pratiques courantes ou atypiques de circulation privée des livres. Ils ne sauraient encore moins refléter avec fidélité la grande diversité des agents du phénomène : nous avons présenté des lecteurs parisiens dont l'âge n'était compris qu'entre 23 et 30 ans. Tout au plus illustrent-ils, chacun à sa façon, les différents cercles de sociabilité où les transactions peuvent avoir lieu : entre amis, collègues de travail, dans le couple ou la famille.

Ce qui ressort de la multiplicité des conditions d'exécution des pratiques d'échange ou de circulation à sens unique - et c'est ce sur quoi insistent en priorité les lecteurs interviewés -, c'est le fait qu'elles se déroulent toutes ou presque entre proches. Cette proximité revendiquée et « appliquée » fait que les limites apposées à la circulation du livre semblent ici fixées par le jeu des rapports de convivialité : hors la convivialité ou la possibilité d'une relation conviviale, pas d'échanges 8. Ainsi, les réseaux informels de diffusion ou réseaux souterrains ne peuvent-ils être comparés à des chaînes infinies où le livre n'arrêterait jamais sa course, même s'il lui arrive parfois de passer ou « sauter » d'un cercle de sociabilité à un autre.

En plus de cet effet de délimitation, la notion de convivialité que l'on vient d'évoquer singularise le circuit prête-main par rapport aux autres moyens de transmission des imprimés (achat ou emprunt en bibliothèque publique souvent plus impersonnels) puisqu'elle en facilite considérablement l'accès aux lecteurs : il y a là un chassé-croisé où relations inter-individuelles et lectures sont entretenues, renforcées, voire générées.

Partage des lectures et resserrement des liens

En introduction, nous avions mentionné la possibilité que l'échange privé de livres puisse s'effectuer avec en toile de fond une quête de l'autre.

En règle générale, on peut dire que le partage d'un objet comme le livre renvoie nécessairement à un partage d'une autre nature, celui-ci moins immédiat, immatériel. En effet, à travers la mise en commun d'un instrument de lecture, s'opère également une « collectivisation du lire », l'univers imaginaire étant également partagé 9. C'est ce dernier d'ailleurs qui est l'enjeu véritable de la plupart des transactions privées ; en tout cas, des plus significatives. Bien souvent, c'est cette dimension de mise en commun des lectures-mise en commun des imaginaires qui fait que les individus se trouvent liés entre eux : « Quand on commence à travailler avec quelqu'un, qu'on ne connaît pas, c'est une des meil-leures façons pour faire connaissance. C'est un sujet dont on dispose tout de suite ». « On prête parce que le prêt de livre c'est l'envie de faire plaisir à quelqu'un et puis l'envie d'avoir plaisir à partager la même chose avec lui, donc c'est comme un cadeau ». « C'est quelque chose d'un peu passionnel le prêt de livres ». « Au bureau, on arrive plus à se connaître entre nous à travers des livres qu'à travers notre vie personnelle. Sur notre vie personnelle, on peut garder des choses secrètes, tandis que dans le feu d'une conversation sur un roman, on ne se rend pas compte, mais on se dévoile complètement » (Eve-lyne, 45 ans, chef-comptable).

Les nombreuses discussions qui suivent l'échange des livres renforcent encore ce sentiment de partager l'intimité de l'autre. On commente des passages du livre, on discute des personnages, des situations ; on finit par mélanger, par entrecroiser fiction et réalité (« monde du texte/monde des lecteurs »). Ainsi, le plaisir est plus grand : « Tu vois comment les gens voient les choses, quoi. Comme ça, je regarde par rapport à moi et puis, eux, c'est pareil. C'est super » (Arnaud, 30 ans, ouvrier).

Dans cette perspective, on peut vraiment dire que les « mouvements de livres en privé » rapprochent et relient les individus. Les ouvrages partagés sont alors comparables à des liens qui cimentent les relations entre les lecteurs 10.

Altération de l'objet

On sait que, pour les faibles lecteurs, le recours aux échanges privés facilite l'accès aux livres. Souvent, en effet, ces derniers préfèrent s'en remettre aux conseils d'un proche ayant déjà lu et, en quelque sorte, pré-sélectionné l'ouvrage, avant de se lancer à leur tour 11.

En fait, le livre qui circule dans le for privé subit toutes sortes d'altérations qui contribuent à le singulariser des imprimés qui empruntent les canaux institutionnels de diffusion. Altérations qui profitent bien sûr à toutes les catégories de lecteurs : « Si un proche me prête un bouquin, je sais que ça lui appartient, que c'est lui qui l'a lu, alors qu'en bibliothèque, je ne vais avoir aucune référence derrière. Ca va être à tout le monde, ça va être à personne. C'est comme en librairie, il y en a tellement » (Catherine, 28 ans, représentante en pharmacie).

« Quand quelqu'un te prête un livre, tu l'aimeras pas plus qu'un livre acheté, mais tu ne le liras pas de la même façon parce que tu en auras déjà parlé avec quelqu'un. Donc, c'est différent, t'es plus vierge dans ton idée » (Evelyne, 45 ans, chef-comptable).

Ce qui ressort de ces témoignages, c'est que le livre issu du circuit prête-main est différent - rappelons qu'il est rarement intégré à la bibliothèque privée du récepteur. Il n'est plus neutre, il porte la marque de son propriétaire (de « l'autre », d'où altération), voire la trace de la relation qui unit prêteur/emprunteur.

Au sens figuré, c'est l'esprit de la chose donnée cher à Marcel Mauss 12 (un fil invisible relie symboliquement l'objet à son « maître » et oblige à la restitution) et, au sens propre, la présence d'un autre ou de plusieurs autres lecteurs peut se trouver objectivée par une série d'empreintes : « A la limite, un bouquin qui a des marques, des marques de doigts, il est corné à force d'avoir été lu et feuilleté, ses feuilles sont incurvées, la couverture est abîmée. Ça fait un bon vieux bouquin, tu te dis qu'il a une histoire, il devient attachant, il a fait ses preuves. Il a bien vécu sa vie de bouquin. Beaucoup de gens l'ont lu donc, il a été partagé par plein de gens et t'as envie de le connaître ». « Si beaucoup de personnes l'ont lu, c'est qu'elles ont dû se le prêter, il a plu et t'as envie de faire partie du maillon de la chaîne ». « C'est comme une personne âgée qui a vécu et qui a plein de rides sur le front, tu vois qu'elle est sereine et heureuse » (Béatrice, 23 ans, analyste-programmeur).

Médiateurs, pourvoyeurs, prescripteurs

En corollaire à la question de l'altération que subit l'ouvrage qui circule de la main à la main, il convient d'aborder, pour terminer, la question des intermédiaires, de ces « relayeurs » (prêteurs ou empruntés) qui acheminent les livres et qui, souvent, en conditionnent la lecture.

Les « intercesseurs » privés quels qu'ils soient (simples intermédiaires mettant en contact livres et lecteurs potentiels, pourvoyeurs ou prescripteurs jouant de leur position et de leur influence) occupent à n'en pas douter une position centrale dans le champ de la consommation et de la réception des œuvres. L'influence qu'ils exercent est souvent rendue possible par un effet de légitimation, du fait de leur activité (professionnels des métiers du livre, de la communication) ou, du fait de leur capital scolaire ou culturel (diplômés ou possesseurs de livres) : « A Stromboli, en vacances chez des amis, ils me parlaient souvent bouquins et je les prenais dans leur bibliothèque. Lui était écrivain, donc complètement dedans. Pendant 15 jours, j'ai fait une boulimie de lecture comme jamais avant » (Catherine, 28 ans, représentante en pharmacie).

« Dans le groupe, au niveau des prêts, il y a deux éléments dynamiques, c'est Anne et moi. Professionnellement, on a toutes les deux exercé cette activité de bibliothécaire, et puis ça tient à la place que tu occupes dans le groupe » (Anne, 30 ans, secrétaire de rédaction).

L'étude des intermédiaires spécifiques, filtrant, censurant ou ne faisant que relayer livres et lectures, nous offre la possibilité de repérer d'éventuelles collusions entre lecteurs de capacités différentes. On sait que les faibles lecteurs ont tendance à échanger des ouvrages avec des personnes qui ont les mêmes façons qu'eux de modéliser les genres 13. Cependant, il arrive également qu'ils entrent en contact - c'est aussi le cas pour les moyens lecteurs - avec des individus plus familiers qu'eux de l'univers du livre. Philippe Schuwer émettait l'hypothèse que certains succès littéraires reposaient sur l'interaction probable entre un noyau de gros lecteurs et un cercle plus étendu de lecteurs occasionnels 14.

Il y a fort à parier que de nombreuses transactions privées se déroulent sur le même mode : « Avec mon beau-frère, ça vient souvent d'un événement politique particulier. Comme lui, il est dans l'armée, il aime bien ce genre de conversations, on va parler d'un événement politique et à travers cet événement, comme il est historien, il va nous parler d'un fait d'histoire. Si ça m'intéresse, systématiquement, en m'en parlant, il me dira : " Tiens, j'ai un livre là-dessus, je vais te le prêter ". Donc lui, il ne me prête jamais de romans, plutôt des études. Chaque fois qu'il m'a prêté un livre, ça a été un livre intéressant. Parfois, c'est comme une leçon que je veux apprendre. Le dernier qu'il m'a prêté, je l'ai déjà passé à une amie du bureau, je voulais vraiment qu'elle le lise. C'était L'histoire commence à Sumer, je l'ai beaucoup aimé » (Evelyne, 45 ans, chef-comptable).

Le survol des conditions et des implications de la circulation privée des livres confirme à quel point cet usage occupe une place à la fois importante et particulière au sein des pratiques des lecteurs. Au moment où l'on s'accorde pour reconnaître le rôle prépondérant et irremplaçable que jouent les médiateurs du livre (publics et privés), une attention redoublée s'impose vis-à-vis des conduites informelles et créatives des pourvoyeurs du circuit prête-main.

La question que l'on peut se poser pour conclure, c'est de se demander si, grâce à ce moyen d'approvisionnement, on va vers les livres ou si l'on va vers les autres ? Les deux assurément. C'est tout simplement une façon de joindre l'utile (accéder facilement aux imprimés) au convivial (se rapprocher des autres) ou, comme l'énonce dans un autre contexte Gérard Haddad 15, « Manger de l'écriture en commun, moment fondateur du sentiment de groupe ».

Octobre 1991

  1. (retour)↑  L'enquête réalisée en 1981 faisait état du même phénomène dans les mêmes proportions. Pour les résultats de 1981, on se rapportera au texte de Martine POULAIN « Lecteurs et lectures : le paysage général » in : Pour une sociologie de la lecture, Editions du cercle de la librairie, 1988. Concernant ceux de 1988/89, voir le recueil de données Les pratiques culturelles des Français, enquête 1988/89, ministère de la Culture et de la Communication, La Documentation française, 1990.
  2. (retour)↑  C'est-à-dire faibles/moyens/gros lecteurs : ceux qui lisent entre un et neuf livres par an, ceux qui en lisent entre 10 et 24 et ceux qui en lisent plus de 25.
  3. (retour)↑  Ceci, à l'inverse même de ce que l'on peut constater à propos de la fréquentation des bibliothèques, autrement dit, l'emprunt de livres auprès d'une institution. Voir pour comparaison les pages 138 et 139 de l'enquête.
  4. (retour)↑  Etant entendu que la transaction la plus symbolique ou désintéressée au premier chef - celle qui ne vise pas en priorité à contourner une difficulté matérielle d'accès aux imprimés (financière ou autre), mais qui s'apparente plutôt à une dynamique de l'ordre du don de soi ou de la quête de l'autre à travers le livre partagé - peut se révéler utile à un autre niveau. Il n'y a pas que l'intérêt économique qui entre en jeu dans ces pratiques, on peut également avoir intérêt au désintéressement...
  5. (retour)↑  Je pense ici aux travaux se rapportant aux faibles lecteurs et à leurs usages : Les jeunes travailleurs et la lecture, Nicole ROBINE, La Documentation française, 1984 ; Lectures précaires, Joëlle BAHLOUL, BPI, 1988.
  6. (retour)↑  Certificat d'aptitude aux fonctions de bibliothécaires.
  7. (retour)↑  Comme les gros lecteurs, et peut-être encore plus les très gros lecteurs, elle cumule tous les moyens d'approvisionnement.
  8. (retour)↑  Au cours des entretiens, la sentence « On n'échange pas des livres avec une personne que l'on apprécie pas » revient très régulièrement.
  9. (retour)↑  En tout cas pour ce qui concerne les romans. Au fond, ce sont surtout ces derniers qui nous intéressent.
  10. (retour)↑  Nicole ROBINE emploie cette formule : « Issues de la convivialité, les pratiques de circulation privée des livres la perpétuent ».
  11. (retour)↑  Dans le même ordre d'idée on peut mentionner le cas de ces lecteurs, voire des éditeurs eux-mêmes, attirés par les romans traduits de l'étranger. La traduction, véritable valeur refuge, apparaît comme un gage de qualité puisque l'ouvrage élu, celui qui accède à la dimension internationale, est sélectionné par des professionnels avisés.
  12. (retour)↑  Voir Marcel MAUSS, « L'essai sur le don » dans le recueil Sociologie et anthropologie, PUF, 1950.
  13. (retour)↑  Voir Joëlle BAHLOUL, Lectures précaires, op. cit.
  14. (retour)↑  Philippe SCHUWER, Editeurs aujourd'hui, Retz, 1987.
  15. (retour)↑  Gérard HADDAD, Manger le livre, Grasset, 1984.