La presse en France de 1945 à nos jours

par Jean-Pierre Brèthes

Jean-Marie Charon

Paris : Seuil, 1991. - 416 p. : couv. ill. ; 18 cm. - (Points. Politique; 142)
ISBN 2-02-012870 - 5 : 47 F.

Jean-Marie Charon vient de faire paraître dans l'excellente collection Points (au Seuil) La presse en France de 1945 à nos jours, qui se veut une histoire et une mise au point des problèmes que connaissent les périodiques français, et plus particulièrement la presse quotidienne, depuis la Libération.

C'est que la presse quotidienne française, une des plus florissantes au début du siècle (quatre quotidiens nationaux dépassaient alors le million d'exemplaires) a vu ses ventes diminuer sans cesse : elle traverse depuis au moins deux décennies une crise profonde que mettent en lumière périodiquement de grands conflits sociaux, des rachats et des absorptions ou l'affaiblissement progressif de ses grands partenaires.

Une situation hybride

Après un rapide historique, où Jean-Marie Charon montre que la situation française est particulière (liée dès l'origine au pouvoir comme au progrès industriel et technique ou à la lutte pour les libertés - cf. la loi sur la presse de juillet 1881 -, il rappelle que ce sont des entrepreneurs-hommes d'Etat qui, sous la IIIe république, firent les beaux jours de la presse quotidienne : ainsi Jean Dupuy, patron du Petit Parisien et plusieurs fois ministre. Cette mise en tutelle des idées par les puissances d'argent fut dénoncée par le Front populaire.

Mais c'est la Libération avec les ordonnances de 1944 qui ouvre la panorama actuel : l'imbrication entreprise privée / interventionnisme de l'Etat, la transparence obligatoire (propriété du journal, activité économique, diffusion), la limitation de la concentration, l'interdiction de liens avec un partenaire étranger, la création de l'Agence France-Presse, (AFP, étatisée), des Nouvelles messageries de la presse parisienne (NMPP, dont la structure lourde et l'absence de productivité sont un des freins actuels), de la Société professionnelle des papiers de presse (SPPP, qui permet à tous les jounaux d'avoir le même tarif pour le papier) sont les principaux éléments d'une politique volontariste de l'Etat, dont les aides, sous diverses formes, peuvent aller jusqu'à 20 % des recettes. Il est certain que tout cela a donné une situation hybride, tiraillée entre une gestion purement économique et un mode de fonctionnement de type institutionnel. Le patronat de presse français, de modèle dynastique, a privilégié aussi une approche politique, que le bastion syndical de la Fédération du livre (le « Livre CGT ») a parfois exacerbée.

Il en résulte une inadaptation des méthodes et un manque de rigueur qui ont entraîné le déclin en nombre des titres (quatre fois moins de quotidiens en 1990 qu'en 1914) et l'affaissement du tirage global passant de 15 millions en 1946 à 10 millions en 1988. Les grands tirages ont disparu, les journaux populaires se sont effondrés, la part des recettes publicitaires a diminué, la tentation a été grande de faire dériver les prix. C'est ainsi que le prix d'un quotidien français a en moyenne augmenté plus de deux fois plus vite que le coût de la vie entre 1970 et 1984, façon de compenser les chutes des ventes. En dépit des aides le l'Etat, la presse n'a pas pu dégager des marges suffisantes et les investissements ont donc été trop faibles.

Si les grands quodidiens nationaux populaires continuent de perdre des lecteurs *, les journaux de qualité tiennent bon et un rééquilibrage s'est produit entre la presse nationale et la presse régionale, au profit de cette dernière, tandis que les autres périodiques effectuent une montée en puissance, particulièrement marquée dans la presse TV, les news magazines et hebdomadaires d'informations générales et la presse féminine, dynamisée par le groupe Prisma presse.

De nombreuses mutations

De quoi demain sera fait ? Il faudra en premier lieu tenir compte des innovations techniques qui sont loin d'être achevées. La mise en place généralisée de l'offset entraîne une redistribution des emplois, tandis que les moyens informatiques obligent les journalistes à être de plus en plus polyvalents et peu à peu à commander eux-mêmes les moyens de fabrication : l'intellectuel prend le pas sur l'ouvrier. Une amélioration de la productivité devrait sortir de cette rationalisation. La distribution elle-même change : aux abonnements, aux kiosques et à la criée s'ajoute désormais le portage à domicile, car la concurrence de l'audiovisuel oblige à une mise à la disposition des exemplaires au plus tôt. C'est cette même concurrence qui entraîne la chasse au scoop et l'amélioration parfois tapageuse (photos, couleurs) de la présentation. Tous ces aménagements techniques peuvent coûter fort cher et les quotidiens doivent faire attention au suréquipement et au surinvestissement matériel pas forcément rentables immédiatement et dont l'obsolescence est rapide. Par ailleurs, l'informatisation du classement et du stockage des données a diversifié les sources disponibles pour le journaliste et en a facilité l'accès (avec le triple risque du manque de véracité, de l'impossibilité de les vérifier et de la non-exhaustivité).

Mais il faut tenir compte aussi des conditions économiques et notamment de la concentration et de l'internationalisation des groupes : pour les quotidiens, en France, seul le groupe Hersant a réalisé là une percée, sans pour autant approcher des grands groupes anglais ou allemands. On notera la constitution de groupes régionaux. Tout cela reste réglementé par la loi anticoncentration de 1984, amendée en 1986. La taille d'un groupe (exportation de titres, création de filiales, coopération avec des partenaires, prises de contrôle, création d'aires d'influence culturelle et linguistique) vise à obtenir la crédibilité en termes économiques et conditionne de futurs développements plus lourds. Les grands groupes internationaux ont fait une percée dans la presse périodique (ainsi Bertelsmann contrôle à 100 % Prisma presse).

Management et diversification

Un autre changement important est constitué par l'entrée des managers dans la direction, l'apparition du marketing, l'embauche à des niveaux de qualification et de compétence de plus en plus élevés, la rationalisation des méthodes de fonctionnement. Il s'agit de privilégier la rentabilité (cf. le retournement de Libération dans les années 1980). La démarche marketing vise à accroître la diffusion des journaux et à augmenter les ressources publicitaires par une analyse du marché, une étude de l'adéquation produit/marché, une adaptation du produit aux attentes des lecteurs et des annonceurs, ce qui entraîne la mise en place d'une stratégie de promotion du titre ou de l'entreprise, d'une véritable politique de vente, d'un renouvellement des méthodes de diffusion.

Autre fait nouveau : la diversification multimédia par les banques de données, le vidéotex et la télématique (mais le journal sur minitel, au lieu d'être un facteur de relations sociales, ne fait que cloisonner l'information), la radio (radios « libres ») et la tentation télévisuelle (parts dans les chaînes privées). Tout cela s'ajoute au renouvellement rédactionnel en réponse aux mutations sociologiques du public et à ses attentes en matière de rubriques ou de langage : recherche d'une langue directe, non littéraire, nouvelles utilisations de l'image, infographie.

Ces mutations sont loin d'être finies : l'entrée massive de cadres et de managers, d'ingénieurs et de spécialistes du marketing, la logique d'entreprise vont de pair avec l'effacement progressif de l'interventionnisme d'Etat. Cela rapprochera peu à peu la presse française du modèle anglo-saxon.

Le texte de ce remarquable petit volume, quoique touffu, reste d'une lecture aisée. Il est complété par des annexes éclairantes : tableaux chiffrés, graphiques, bibliographie, index onomastique et index des titres de périodiques.

  1. (retour)↑  Ainsi France-soir chute encore de 36 % de 1986 à 1989. Peut-on rapprocher ces chiffres de l'augmentation de l'illettrisme ?