L'eNSSIB et la recherche

La socio-économie des services d'information au CERSI

Jean-Michel Salaün

Le Centre d'études et de recherches en sciences de l'information (CERSI) témoigne de la volonté de l'ENSSIB de développer une activité de recherche en parallèle à l'enseignement. Le CERSI comporte trois grandes orientations, ou axes, de recherches : traitement automatique du document et interfaces intelligentes, histoire et mise en valeur du patrimoine graphique, et enfin socio-économie des services d'information. Ces axes sont eux-mêmes articulés avec le DEA lyonnais en Sciences de l'information et de la communication, dans lequel l'Ecole a la responsabilité de trois options sur un total de cinq.

Je ne présenterai ici que le troisième axe du CERSI dont j'assure la coordination.

Le champ scientifique

La généralisation des techniques de marketing ou de circulation interne de l'information en entreprise, la valeur marchande croissante de l'information, l'explosion des industries de la communication, la multiplication des réseaux électroniques sont quelques-uns des nombreux signes d'une reconnaissance de l'information dans l'organisation économique et sociale.

Souvent hier marginalisés ou « gérés par le déficit », les institutions culturelles, les médias, les services de bibliothèque ou de documentation ou même les télécommunications, doivent aujourd'hui se manager, faire face à la concurrence, définir des stratégies, s'évaluer, justifier leur choix pour les organisations publiques et de plus en plus se rentabiliser pour les structures privées. Dans le même temps, l'information se structure, devient une ressource indispensable et la communication se transforme en arme pour la conquête des marchés. Les définitions restent pourtant hésitantes. Et le flottement perceptible sur les termes mêmes d'information et de communication témoigne de leur caractère hybride. Biens et services, produits et outils, consommation et promotion, matériel et immatériel...

Alors que les recherches sur les médias aussi bien que celles, plus récentes, sur l'information en entreprise, ont donné naissance à une production scientifique, la notion de service d'information n'a pas dépassé le stade des articles professionnels à vocation directement utilitaire. Cette absence de réflexion scientifique et critique a des conséquences directes sur la place et le poids des organisations et des métiers, et contribue à la reconnaissance difficile de l'information documentaire, à l'oubli des bibliothèques dans les industries culturelles et médiatiques, ou au développement chaotique des banques de données ou des réseaux électroniques d'information.

Les origines et l'expérience précédente des chercheurs universitaires du CERSI sur l'économie des services, celle des médias ou encore la sociologie des organisations se trouvent confrontées aux questionnements des professionnels sur la bibliothéconomie, le service public ou la marchandisation de l'information. Le centre est ainsi un de ces trop rares lieux où réflexion théorique et recherche appliquée peuvent avancer de concert.

L'équipe souhaite donc approfondir la notion de service d'information à la fois d'un point de vue organisationnel (micro-économie, gestion, sociologie des organisations) et d'un point de vue plus structurel (économie industrielle, valorisation et échanges). L'accent est mis notamment sur l'étude de l'articulation entre l'offre et la demande, la mise en place des réseaux d'échanges, l'observation des acteurs institutionnels en présence et des modèles professionnels et organisationnels qui se transforment ou qui émergent.

Ces directions principales de recherche doivent permettre de développer une réflexion plus théorique sur les cadres d'analyse pertinents pour interpréter les phénomènes étudiés. Deux dimensions y seront plus particulièrement approfondies : la première a trait à la définition de la valeur et du statut économique de l'information et des services d'information, et à leur rôle dans le système productif et son évolution ; la seconde touche aux représentations sociales et à l'évolution des mentalités dont l'information est à la fois vecteur et reflet.

Etudes

Plusieurs études sont déjà en cours, d'autres démarrent. Elles peuvent se regrouper pour l'instant sous deux directions (sans que pour autant l'équipe s'interdise d'ouvrir dans l'avenir d'autres voies dans la même orientation générale).

Les modes de production et d'utilisation des services d'information

Peut-on renouveler les traditions de la bibliothéconomie, jusqu'à quel point et avec quelles adaptations, par un transfert de techniques de management (marketing, ressources humaines, gestion de la qualité, analyse de la valeur, évaluation...) mises en place dans d'autres secteurs ?

Les lecteurs du BBF ont eu l'occasion récemment d'avoir un aperçu des réflexions que nous menons dans cette direction sur le marketing 1. Des études ponctuelles ou des réflexions sont en cours avec des professionnels des bibliothèques ou de la documentation sur l'évaluation des services, sur l'analyse de la valeur, sur l'analyse des postes de travail... L'articulation directe de ces travaux avec l'enseignement est claire et notre objectif est de synthétiser l'ensemble dans un manuel de management des bibliothèques et des centres de documentation. Ce genre de recherches, qui débouche directement sur des applications, n'est envisageable qu'avec la participation directe des professionnels.

Mais la principale étude en cours concerne le comportement des usagers des bibliothèques en liaison avec la Bibliothèque de France. La recherche sur les comportements des usagers des bibliothèques reste parcellaire et insuffisante, si l'on excepte les études spécifiques menées à la BPI. Il faut savoir que la quête des documents et de la lecture, domaines où la recherche est la plus avancée, ne recouvre pas l'ensemble des usages et des besoins d'un large public qui afflue dans des médiathèques porteuses d'images excédant largement le seul projet culturel et accédant au statut de monument à visiter ou à fréquenter. C'est ainsi que la fréquentation a augmenté parfois de façon excessive au risque de compromettre la bonne marche des établissements et de rendre la charge de travail insupportable pour un personnel débordé à qui on demande plus d'efforts, plus de qualification, plus de sens de l'accueil, et en règle générale plus de qualité dans le service public.

De ce fait, pour que les bibliothécaires assurent au mieux leur mission de service public, il faut qu'ils identifient de façon précise les usagers et les divers usages que font ceux-ci de la bibliothèque. Bref, l'adéquation de l'offre et de la demande est à l'ordre du jour. En effet, les bibliothécaires raisonnent traditionnellement en termes d'offre globale face à une demande supposée homogène et captive recouvrant des besoins documentaires d'études et de lecture publique, sans tenir compte de la diversité des usages et des détournements d'usages, de la diversité des supports et de l'élargissement du marché de l'information à d'autres partenaires ou concurrents. La segmentation de l'offre du fait de la diversité des usages s'impose désormais aux bibliothécaires plus que jamais.

Il est évident que la segmentation de l'offre doit procéder non seulement d'une bonne connaissance de la structure des publics des bibliothèques, mais aussi des comportements de ces publics. Malheureusement les études quantitatives sont mais aussi des comportements de ces publics. Malheureusement les études quantitatives sont notoirement insuffisantes pour appréhender les comportements. Ceci est dû le plus souvent au fait que méthodologiquement, le choix des indicateurs statistiques, comme ceux du prêt et de la fréquentation, et leur ventilisation selon les catégories socioprofessionnelles de l'INSEE ne peuvent rendre compte des comportements et encore moins des usages. L'appel d'offres du ministère de la Culture lancé en 1990, suite à l'étude sur les pratiques culturelles des Français, constate que « la demande culturelle apparaît aujourd'hui comme largement méconnue et négligée... Quant à la manière dont s'articulent offre et demande, elle demeure en grande partie inexplorée. Rares sont ceux qui ont dépassé le Yalta méthodologique, de même ceux qui se sont attachés à réunir un matériau concret propice à la formulation et à la validation des hypothèses ».

Notre recherche, sans négliger l'existant en matière de données statistiques, se veut qualitative, basée sur l'observation et l'entretien. L'étude que nous entreprenons se propose de décrire les usages et les détournements d'usages en explorant des paramètres comme les motivations des usagers quant à leurs besoins, y compris le besoin d'information, leurs pratiques réelles et leurs attitudes vis-à-vis des bibliothèques, des documents et des bibliothécaires ; les usages qu'ils font du budget temps alloué aux bibliothèques ; et enfin la prise en compte du paramètre « espace » et son appropriation par ces usagers. C'est ainsi que nous espérons rendre compte de la complexité des comportements et proposer une typologie descriptive des usages et des usagers dans les bibliothèques.

La structuration de l'information spécialisée

Plusieurs travaux ont permis une première approche du terrain sur l'évolution des centres de documentation en entreprise, sur la veille technologique ou sur l'histoire des politiques publiques en information scientifique et technique 2.

Sur ce dernier point, l'étude se termine et devrait faire l'objet d'une publication. L'évolution de l'implication de l'Etat dans le domaine de l'IST depuis la fondation du centre de documentation du CNRS, puis les premiers rapports officiels, les différents comités, bureaux, missions, délégations, directions, plans, instituts sur l'IST qui se sont multipliés au cours des années jusqu'au repli actuel, permet de repérer des thèmes lancinants et d'autres fascinants.

Parmi les premiers on trouve par exemple l'hésitation continuelle entre centralisation et coordination, l'articulation entre recherche et industrie avec l'accent mis depuis presque trente ans sur l'information pour les PME, la primauté de la technique, la défense de la langue française, etc. D'autres thèmes surgissent à un moment donné et s'imposent pour justifier une politique (ou son absence) comme l'explosion documentaire, l'indépendance nationale, l'informatisation de la société, l'industrie de l'information et enfin la veille technologique. L'analyse de ces thèmes, celle des acteurs qui subissent ou impulsent les politiques publiques et celle des résultats de ces politiques devraient permettre de formuler quelques hypothèses pour mieux comprendre l'évolution générale de la circulation de l'IST.

Aujourd'hui l'objectif du CERSI est de réaliser des études plus systématiques pour tenter de mieux circonscrire le domaine et repérer les logiques qui le structurent. Deux projets d'envergure sont en négociation auprès des bailleurs de fonds : l'un, intitulé L'industrialisation de la mémoire en Europe, est une étude comparative sur l'évolution des structures, traditionnelles ou nouvelles, de circulation de l'information scientifique et technique sur six pays européens ; l'autre cherche à mieux définir et mesurer, conceptuellement puis statistiquement, l'offre marchande journées d'études et de colloques et organise un séminaire régulier dans lequel elle invite des chercheurs extérieurs à venir présenter leurs travaux.

Moyens

L'axe socio-économique du CERSI n'est constitué aujourd'hui que d'une petite équipe d'universitaires et de conservateurs 3 qui s'appuie ponctuellement sur les étudiants en cours de thèse ou de DEA et associe régulièrement des professionnels à ses travaux. En fonction de ses résultats, cette équipe devrait pouvoir s'étoffer rapidement. Outre les moyens matériels et financiers mis par l'école à la disposition de la recherche, il est fait appel à divers interlocuteurs pour financer la recherche : le ministère de la Recherche et de la technologie, le Centre national d'études des télécommunications, la Bibliothèque de France... Les études plus ponctuelles sont réalisées en partenariat avec des établissements plus modestes.