« Lecture et bibliothèques »

par Pierre Louis
Esprit, mars-avril 1991, n° 3-4

Dans sa dernière livraison, la revue Esprit poursuit sa réflexion sur les modes d'accès à l'écrit, les conditions de sa production et de sa diffusion. Après des enquêtes sur l'illettrisme et l'édition et avant un état de la librairie, voici la lecture et les bibliothèques.

Ce dossier, de plus de soixante pages, a au moins deux mérites : venant après bien d'autres réflexions très centrées sur la Bibliothèque de France, il restitue très bien ce grand projet dans l'ensemble du développement des bibliothèques publiques et de la crise de la lecture en France.

Par ailleurs, en prenant appui sur les dernières données fournies par les enquêtes sur les pratiques culturelles des Français, il remplace les questions posées au livre et à la lecture dans l'ensemble de la problématique culturelle.

La fin d'un mythe

Olivier Donnat, responsable de la dernière enquête Pratiques culturelles des Français, ouvre ce dossier par un article extrêmement copieux, mais dont la thèse est énoncée d'emblée : « Démocratisation culturelle : la fin d'un mythe », car ceux qui lisent, ceux qui vont au musée ou au théâtre sont globalement les mêmes qu'il y a trente ans. L'auteur rappelle trois acquis essentiels de cette troisième enquête :
- augmentation de l'écoute télévisuelle et de celle de la musique à domicile ;
- stagnation des activités culturelles traditionnelles (qui peut s'analyser en terme de régression si l'on raisonne à population constante) ;
- les acquis technologiques sont à la fois des instruments de libération et des voies possibles vers une aliénation renforcée.

Si l'ensemble de l'enquête peut conduire à diagnostiquer une crise générale de la culture, elle met en évidence deux phénomènes :
- la relativisation de l'écrit concurrencé par les autres supports (et il faudrait peut-être analyser dans ce cadre, la pertinence du concept de médiathèque) est accompagnée par le recul d'un certain type de pensée ;
- le déclin de l'écrit entraîne celui de l'idée d'homme cultivé qui lui est associée et dont la reproduction (élitaire) était assurée par la famille et l'école. La généralisation des équipements audiovisuels permet une consommation, plus individuelle et moins « héritée », d'expressions nouvelles : la « culture jeune ».

Olivier Donnat reproche vivement aux tenants de la « crise de la culture » leur incapacité à intégrer les mutations technologiques et économiques qui ont bouleversé la production et la consommation des oeuvres artistiques : pour lui, il est vain d'opposer, et surtout d'exclure, culture et industries culturelles, création et marché : loin de se replier sur lui-même, au risque d'être marginalisé, le culturel doit, au contraire, prendre en compte l'ensemble des conditions économiques de diffusion des oeuvres ; ne pas se défier de l'économique, mais peser sur lui.

La critique de la démocratisation est liée à celle de la notion de public. Pour l'auteur, l'idée même de démocratisation culturelle est une impasse : en s'étendant au plus grand nombre, la culture ne peut que perdre les attraits symboliques que lui conférait sa rareté et les nouveaux publics risquent de chasser l'ancien.

Parallèlement, un concept unifié de public n'est pas pertinent dès lors qu'il regroupe, par exemple, pratiquants occassionnels et pratiquants régutiers : cela conduit - le succès de grandes expositions aidant - à confondre démocratisation et massification : les visites touristiques ne sont pas le résultat enfin attendu de la conquête d'un nouveau public.

Après avoir dénoncé le mythe de la démocratisation, Olivier Donnat - recentrage sur un objectif délesté d'idéologie - ne renonce pas à mieux diffuser la culture en prenant appui sur quelques conditions modestes :
- après avoir admis le caractère élitaire des activités artistiques, reconnaître que l'action culturelle ne peut avoir que des effets marginaux ; pourtant il semble bien que les bibliothèques publiques aient, à priori et à moyens comparables, un peu plus de capacité à contrer les déterminismes sociaux ;
- identifier clairement les publics visés : par exemple chercher à attirer les non-pratiquants des catégories globalement les plus pratiquantes ; position à peu près inverse de celle exprimée par le ministère de la Culture : ne pas exclure de la culture ceux qui sont déjà exclus de (presque) tout : illettrisme, prison, hôpitaux... ;
- prendre en compte l'approche - souvent éloignée de toute préoccupation culturelle - des pratiquants occasionnels.

Au total, la contribution d'Olivier Donnat pose de nombreuses bonnes questions sans apporter beaucoup de réponses et c'est peut-être, pour l'heure, très bien ainsi.

Son article s'ouvre sur la mise en cause de tous ceux qui lui semblent incapables d'intégrer les apports des « industries culturelles autrement qu'en termes d'aliénation ou de manipulation » et qui, face aux incertitudes du présent, ne voient de solution que dans la réactivation des valeurs du passé. Solution impossible pour Olivier Donnat qui n'en exprime pas moins, en conclusion, des craintes qui pourraient être celles d'Alain Finkelkraut : poids grandissant des logiques purement financières et commerciales, menaces sur la qualité et la diversité de la production culturelle, développement de l'économie du spectaculaire au détriment de la recherche du sens.

Olivier Donnat accepte pleinement l'existence de deux pôles, le spectaculaire et le cultivé, sans que désormais ne se pose la question de la plus grande légitimité de l'un ou l'autre : il veut éviter la « mise en ghetto » du rapport cultivé, mais reconnaît ne pas savoir gérer cette nécessaire cohabitation.

La forêt des bibliothèques

Bertrand Calenge cherche à orienter le lecteur à travers la « forêt des bibliothèques » : rien n'est moins évident : on ne sait toujours pas très bien, en France, compter le nombre des bibliothèques municipales ; on peut néanmoins retenir que le nombre de mètres carrés a quadruplé au cours de ces 20 dernières années, que les nouvelles technologies ont largement pénétré ces nouveaux bâtiments : pour les publics, par la mise à disposition de documents sonores et audiovisuels ; pour les bibliothécaires, par l'utilisation des systèmes informatiques, qui, en dépit des difficultés, renouvellent de façon positive tout un ensemble de pratiques professionnelles. La notion de patrimoine écrit, parfois prise en compte par des régions, semble émerger à côté de celle du patrimoine monumental.

Si les BCP confiées aux départements connaissent, pour la plupart d'entre elles, un incontestable renouveau, les aléas de la coopération menée sous l'égide d'associations régionales rencontrent à présent les incertitudes touchant le réseau qui doit accompagner la montée en puissance de la Bibliothèque de France. Et Bertrand Calenge redoute que ce grand projet - enfin une mission pour l'Etat - ne rende encore plus difficile la nécessaire expression d'une volonté politique nationale pour coordonner et équilibrer un « vrai service public de bibliothèques sur l'ensemble du territoire ».

Deux bibliothèques spécialisées

Martine Poulain (« Quelle(s) Bibliothèque(s) de France ? ») opère d'utiles mises au point : la genèse du projet est retracée depuis la démission d'André Miquel (juin 1987) et sont retracés les multiples débats qui ont suivi la décision du Président de la République (14 juillet 1988).

Les clarifications nécessaires ont été opérées et plusieurs dispositions majeures ne devraient plus être remises en cause :
- l'audiovisuel devra trouver à la Bibliothèque de France toute la place requise par les nécessités de la recherche et, dans le même temps, la mise à disposition des sources et, par conséquent, la gestion de dépôt légal doit (devra) être la mission d'une institution spécialisée ;
- catalogue collectif associant les ressources documentaires des plus grandes bibliothèques françaises, microfilmage, numérisation, accès à distance aux documents conçus en fonction des seuls besoins réels des usagers, nécessité de maintenir au fil des années un rythme soutenu d'acquisitions constituent autant de chantiers sur lesquels le travail peut à présent s'engager.

La question de la mission de la BdF et celle de ses publics ont fait l'objet de débats qui ne sont pas encore tous clos : une institution nationale comme la Bibliothèque de France ne peut pas être un outil pour le développement de la lecture qui relève - Martine Poulain le souligne à juste titre - de multiples actions de proximité. Par contre, il serait judicieux, ajoute-t-elle, de mettre en place « à Tolbiac » deux bibliothèques spécialisées qui actuellement font défaut et dont la nécessité se fera encore davantage ressentir dans les prochaines années : une bibliothèque pour les gens d'affaires et une autre réservée à la littérature et dédiée à la création et à l'imaginaire.

Parallèlement à l'interrogation (et aux réponses) de Martine Poulain, il reste à donner des réponses à la question « Quelles bibliothèques en France ? » Car, si la Bibliothèque de France ne saurait être le cœur (financier) d'une politique nationale, elle pourrait en être au cœur (Jean Gattégno) : le projet de la Bibliothèque de France devrait être l'occasion d'ouvrir et de mener à bien le grand chantier de la réalisation d'un réseau national de développement de la lecture, de mise en valeur du patrimoine écrit et graphique et de mise à disposition des ressources documentaires.

Des lectures

En écho aux Discours sur la lecture, Anne-Marie Chartier et Jean-Claude Pompougnac mettent en évidence l'apparition et la spécificité de la lecture publique « créée » par les bibiiothécaires : lecture libre du citoyen à l'opposé de la lecture dirigée qui est celle de l'Ecole et des Eglises : ce mythe fondateur (les bons citoyens, grâce aux bons bibliothécaires, vont naturellement lire les bons livres) doit affronter toute une série de difficultés et de contradictions évolutives : les livres et/ou les autres supports, la fiction et/ou le documentaire, lecture utilitaire et/ou lecture plaisir, conquête du public lecteur et/ou des non-lecteurs, échec et/ou limite des bibliothèques ; rôle respectif des libraires et des bibliothécaires : entre la perpétuité de la Bibliothèque nationale et le quotidien de la librairie, la bibliothèque publique comme espace du moyen terme, comme fabrique de sa propre mémoire.

Les quelques pages de Lecture publique entre discours et pratiques multiplient les pistes et les aperçus sur toute une série de thèmes : les paradoxes du métier de bibliothécaire, le discours de déploration sur la lecture, les nouveaux modèles de bibliothèques dans la ville, et sur les lectures ordinaires dont on sait seulement qu'elles ne sont pas publiques...

Les réponses de l'Etat

Dans l'entretien qui clôt ce dossier (« Le service public de la lecture »), Evelyne Pisier rappelle deux points fondamentaux que l'on avait peut-être un peu perdu de vue depuis quelques temps ; nécessité du service public, de l'intervention de l'Etat en matière de lecture, car le marché doit être, dans ce domaine au moins, corrigé et complété : il appartient à l'Etat d'œuvrer à la démocratisation culturelle, de défendre le pluralisme et de promouvoir l'excellence et la créativité.

Par ailleurs, la lecture est la première des activités culturelles, car elle est un préalable à toutes les autres, et elle est une condition de l'exercice de la citoyenneté et de la compréhension du monde. « Ni élitisme, ni démagogie, ni technocratie », mais « ouverture et qualité » : « corde raide » en effet, car il est difficile de faire les deux à la fois.

Cette double conviction sera fort nécessaire dans l'action quotidienne : car, au-delà d'une meilleure cohérence des interventions respectives de la Direction du livre et de la lecture et du Centre national des lettres, la mobilisation de l'ensemble des partenaires, pourrait se révéler une tâche très rude.

En marge des multiples chantiers qu'elles évoquent et des grandes ambitions dont elles témoignent, les réponses d'Evelyne Pisier témoignent que la discrétion récente de la Direction du livre aux yeux de beaucoup cachait de multiples « combats » : car l'« aventure » de la décentralisation n'est pas automatiquement « culturelle ».