Le bibliothécaire spécialiste dans la bibliothèque universitaire : synthèse bibliographique

The subject specialist in the academic library : review article

par Alain Gleyze

Fred J. Hay

The Journal of academic librarianship, March 1990, p. 11-17.

Cet article consiste en une étude, à travers l'analyse de publications marquantes en langue anglaise, du problème des bibliothécaires spécialistes d'un domaine de la connaissance en bibliothèque universitaire.

L'étude porte sur la période de 1945 à 1987 et sur les bibliothèques des Etats-Unis, de la Grande-Bretagne, de l'Allemagne et du Tiers monde. Toutes les définitions du bibliothécaire spécialiste ne concordent pas. Certaines insistent sur le travail bibliographique et sur l'aspect intellectuel de la fonction, alors que d'autres englobent l'ensemble des fonctions bibliothéconomiques liées au développement et à la gestion de collections spécialisées (il s'agit alors plutôt d'un rôle de responsable de bibliothèque spécialisée).

Une des définitions proposées voit dans le bibliothécaire spécialiste un travailleur du savoir, expert dans l'organisation bibliographique d'un domaine de la connaisance, qui utilise son expertise pour fournir à ses clients des services complexes : développement de collections, assistance à l'optimisation de l'utilisation des collections, contrôle bibliographique des collections. Pour assurer ces services, le bibliothécaire spécialiste doit posséder une connaissance approfondie des besoins des utilisateurs, de l'organisation et des problèmes bibliographiques de son domaine, ainsi qu'une compétence complète en bibliothéconomie.

Etats-Unis

La fonction de bibliothécaire spécialiste dans ce pays a pour origine le développement des recherches et des collections spécialisées sur des aires culturelles pendant et après la Seconde Guerre mondiale. Un nouveau type de bibliothécaire, spécialiste d'une aire culturelle et ayant les compétences linguistiques appropriées, est alors apparu.

Après les bibliothécaires spécialistes d'une aire culturelle (area bibliography) sont apparus des bibliothécaires spécialistes d'un domaine de la connaissance (subject bibliography). En même temps que ce mouvement se produisait, des critiques de l'aspect étroitement technique de la formation des bibliothécaires dans les « library schools » étaient formulées. Le débat sur la formation des bibliothécaires spécialistes en a entraîné un autre : est-il plus expédient de former des spécialistes pour en faire des bibliothécaires, ou de former des bibliothécaires pour qu'ils deviennent les spécialistes d'un domaine ?

Ce débat a aussi débouché sur la remise en cause de l'organisation traditionnelle par fonctions des bibliothèques universitaires, et sur des propositions tendant à l'organisation de ces bibliothèques par secteurs spécialisés (divisional approach). Les avantages de cette forme d'organisation, à laquelle incitait en outre la croissance des collections, semblaient être une bonne coordination avec les activités d'enseignement et de recherche, et la création d'une image positive, moins impersonnelle et institutionnelle, des bibliothèques. La bibliothèque de l'Université d'Indiana a été réorganisée sur ces bases à partir de 1963, et en 1966, dix postes de bibliothécaire-bibliographe spécialisé avaient été créés.

Cette évolution a eu aussi ses critiques, qui ont porté principalement sur la difficulté de remplir correctement le rôle de bibliothécaire spécialiste dans un contexte de spécialisation croissante du savoir, et sur l'inutilité supposée de ce rôle en raison des nouvelles formes prises par la coopération entre bibliothèques.

Cette opposition est cependant restée minoritaire. Une thèse publiée en 1971 par Robert Stuart conclut à l'intérêt de la fonction de bibliothécaire spécialiste et recommande que ces professionnels continuent à coordonner leur activité avec celle des universitaires.

Allemagne

La tradition des Referenten (bibliothécaires-bibliographes spécialistes) est établie de longue date dans ce pays. Elle a été portée à la connaissance du public américain par une publication de J. Periam Danton : Book selection and collections : a comparison of German and American university libraries. Le besoin de ces spécialistes s'est particulièrement fait sentir, comme ailleurs dans le monde, après la Seconde Guerre mondiale, quand il fallut reconstituer les collections.

Les bibliothécaires spécialistes allemands doivent avoir un doctorat dans une discipline universitaire, deux années de formation professionnelle et un diplôme d'Etat. Dans les années soixante, il y avait de quatre à quinze bibliothécaires spécialistes par bibliothèque universitaire, avec une moyenne de huit. La plupart bénéficiaient de temps libre pour poursuivre des recherches.

D'après Danton, la concentration et la coordination des acquisitions entre les mains de quelques personnes qui ont une connaissance approfondie du domaine et un accès constant à tous les instruments bibliographiques, constitue un grand avantage. Ces spécialistes peuvent ainsi apporter une contribution de valeur au travail le plus important de la bibliothèque, c'est-à-dire la constitution des collections. Leur niveau de qualification les rend aptes à entretenir des relations suivies avec les enseignants et les chercheurs, qui voient en eux des égaux.

Au milieu des années soixante-dix, les bibliothèques universitaires allemandes avaient chacune de huit à vingt et un bibliothécaires spécialistes. Le travail de ces bibliothécaires était centré sur les acquisitions, l'indexation et le renseignement de haut niveau (advanced reference). Le temps libre pour les recherches avait pratiquement disparu. En conclusion de son étude des bibliothèques universitaires allemandes, Peter Biskup écrivait : « La spécialisation par sujet n'est peut-étre pas le moyen idéal de gérer les bibliothèques uiversitaires, mais c'est le meilleur que nous ayons ».

Tiers monde

C'est un indice de l'importance des bibliothécaires spécialistes pour les bibliothèques universitaires que même les nations les plus démunies ressentent le besoin de leurs compétences pour exploiter de manière optimale des ressources limitées et pour instaurer une collaboration poussée entre l'enseignement et la recherche d'une part, la documentation d'autre part. A cet égard, les raisons du besoin de bibliothécaires spécialistes dans les pays du tiers monde ne sont pas différentes de celles qui prévalent dans les pays développés.

Eldred Smith, en 1974, déclare : « Il est clair qu'il y aura de plus en plus de bibliothécaires spécialistes dans les bibliothèques universitaires, et qu'ils continueront à améliorer la qualité du service et à agir comme des agents du changement dans leur bibliothèque et dans la profession. Ils représentent effectivement une élite de la profession... ».

Marie Angela Bastiamipillai et Peter Havard-Williams ont comparé en 1987 l'organisation traditionnelle des bibliothèques par fonctions et l'organisation par départements spécialisés. Ils concluent que cette dernière forme d'organisation, en dépit des inconvénients qu'elle présente, est la stratégie la plus efficace pour organiser une bibliothèque universitaire. Elle permet mieux de tenir compte des changements de l'environnement. Ainsi, elle a permis le développement de services orientés vers la satisfaction des besoins des utilisateurs (recherche documentaire informatisée, gestion de profils d'intérêt), de faire face à l'explosion des publications et de gérer au mieux les moyens en période de restriction des crédits.

On peut donc conclure que les bibliothèques universitaires qui n'adopteront pas une forme de spécialisation par sujet connaîtront un déclin de la qualité de leur service et de leur efficacité.