Discours sur la lecture (1880-1980)

par Pierre Mayol

Anne-Marie Chartier

Jean Hébrard

Paris : Centre G. Pompidou, 1989.- 525 p.
(Etudes et recherche, Bibliothèque publique d'information, ISSN : 0993-8958)
ISBN 2-902706-24-3: 190 F.

« La lecture appose à l'homme plénitude, le discours assurance et l'écriture exactitude », Francis Bacon, Essays, 1612.

Par quelque facette qu'on l'aborde, ce livre est remarquable. Par sa méthode d'abord. L'infrastructure a été élaborée sous la direction de Roger Chartier par un groupe de travail qui a pensé la problématique, rassemblé et appareillé les corpus : discours ecclésiastiques, textes des hiérarchies scolaires, des auteurs et éditeurs spécialisés ; récits d'apprentissage de la lecture, imageries (peintures, affiches, photographies)... Ces premiers travaux ont été réduits à un commun dénominateur, réécrits et complétés jusqu'à former ce vaste ouvrage divisé en quatre parties : « Discours d'Eglise », « Discours des bibliothécaires », « Discours d'Ecole », « Discours et représentations ». Il se dégage de cette lecture une homogénéité stylistique et réflexive puissante fondée sur une documentation d'une ampleur exceptionnelle (l'index comprend plus de mille noms !).

« Discours d'Eglise »

Remarquable par son contenu, ensuite et surtout. Le paradoxe, qui va instruire toute l'économie du dossier, tient en quelques mots : on se plaint aujourd'hui de ce que « les gens » ne lisent plus, ou peu, ou pas assez, ou mal ; on se lamentait hier de ce qu'ils lisaient trop, et n'importe quoi, donc mal. « Ainsi, « ce peu de lecture » semblait déjà trop. Un siècle plus tard, « davantage de lecture » ne semble plus rien » (p. 8). C'est qu'entre-temps le statut, la pratique et les représentations de la lecture se sont métabolisés : le même acte n'entraîne plus les mêmes effets.

La solution idéale du paradoxe eût été de pouvoir répondre à cette question, obsédante tout au long du siècle : que faut-il faire lire pour qu'enfin on lise bien, et satisfaire ainsi aux prescriptions « d'en haut », religieuses ou laïques ? L'on aurait aussi, par là-même, justifié les efforts, catholiques ou républicains, philanthropiques ou pédagogiques, ou culturels, de la « Lecture publique » (p. 81 et 141 sv.), considérée comme indispensable mais perçue comme onéreuse (en budget, en personnel).

Que faudrait-il pour, qu'enfin, « ça marche » ? Il n'y aura évidemment pas de réponse unitaire face à un problème qui se révèle, au fil du temps, de plus en plus compliqué du fait de la diversité des destinataires et de l'autonomisation de leurs goûts chacun pour chacun. Aussi, la démonstration de Discours sur la lecture consiste-t-elle à prendre au pied de la lettre le mot « discours », en déployant les opinions des prêtres, des bibliothécaires, des enseignants, des éducateurs, des écrivains, en montrant les divergences, les oppositions, les alliances, les disjonctions à nouveau qui scandent le siècle, bloc contre bloc, et à l'intérieur des blocs eux-mêmes. Et constater dans le même temps que le lecteur ( enfant, adulte, savant ou ignorant) et ses pratiques de la lecture sont toujours décalés par rapport aux projets qui les pensent et les « instruisent » (au double sens, administratif et pédagogique, du terme).

Evoquons à grands pas les principales étapes du livre.

« Discours d'Eglise ». Ou bien : de la condamnation à la compréhension. L'Eglise de la Restauration catholique et légitimiste découvre avec stupeur que « tout le monde lit » jusque dans les campagnes les plus reculées. Cinquante ans plus tard, dans « la décennie 1880 des lois laïques », les évêques ne sont toujours pas remis du choc et continuent de condamner avec véhémence les « mauvaises lectures », c'est-à-dire celles qui sont le support privilégié de l'expression émancipatrice, donc anti-cléricales. de la jeune République. L'argument d'autorité tend au simplisme : il est préférable de ne pas lire du tout, que risquer de lire mal ! Ils sont assistés dans ce combat par l'abbé Béthléem (1869-1940, voir chap. 3), qui met le lecteur catholique sous haute surveillance en publiant de 1907 à sa mort les comptes rendus de tout ce qui paraît, jugé uniquement sous l'angle moral. L'entreprise est « titanesque » et dévastatrice : même Atala est suspect (pourtant, Dieu sait...). Il n'y a guère que les livres édifiants, et sulpiciens qui trouvent grâce à ses yeux.

On ne peut cependant réduire l'Eglise catholique à cette censure. Dès 1896, au Congrès de Reims, les « abbés démocrates », l'abbé Jules Lemire en particulier, prennent acte de la politique du ralliement du pontificat de Léon XIII (1878-1903), confirmée plus tard par Pie XI (1922-1939). Avant la lettre, ils mettent en pratique ce qu'on appellera « l'ouverture de l'Eglise sur le monde »: ces abbés « savent qu'ils ont à apprendre de façon urgente un nouveau métier s'ils veulent continuer d'exister : (...) il leur faut devenir journalistes » (p. 44), certes pour polémiquer et défendre les intérêts de la religion « avec l'approbation et la sympathie de tous les hommes de foi et de raison » (cité p. 36 : ce mot de « raison », à cette époque et dans la bouche d'un prêtre, est l'indice d'un choix politique explicitement pro-républicain) ; mais aussi pour développer la lecture, en l'occurrence celle de la presse, « dans » le peuple et « pour le peuple (cf. p. 42-43). Sous la pression de cette « démocratie chrétienne » (d'abord condamnée !) puis de l'engagement catholique social de l'entre-deux-guerres, la sévérité des évêques s'estompe, hésite entre des restes de condamnation et des commencements de compréhension, et tend « inexorablement » vers le silence devant le constat, plus ou moins amer, qu'en matière de lecture, les fidèles ne suivent plus les prescriptions de leurs pasteurs.

L'histoire de la presse catholique pour la jeunesse porte à son incandescence ce dilemme qui oblige de choisir entre une Eglise « petit reste dans un monde en perdition », et une conception militante qui se dirige « vers les masses », comme on disait en 1950. La presse, marquée par la polémique laïque, est d'abord bien-pensante (La semaine de Suzette - voir le témoignage de F. Cavanna cité en p. 418-, Le Noël, Cœurs vaillants, Ames vaillantes...) L'ouverture décisive se fera après 1960, dans le groupe Bayard-Presse, avec Pomme d'api (1966), sous l'impulsion d'Yves et Mijo Beccaria : au prosélytisme les éditeurs préfèrent la relation enfant-parents par la lecture précoce, le récit, la qualité des illustrations. Le ménage chrétien (et non plus « catholique ») se fait discret et, si on peut dire, paisible, au point d'être toléré par un lectorat beaucoup plus large que celui des seuls catholiques convaincus.

« Discours d'Eglise » raconte l'échec des « bien-pensants » face au déclin du protectorat idéologique et moral, et la réussite d'une presse qui s'est adaptée aux lois du marché sans renoncer à une référence chrétienne discrète mais tenace.

« Discours des bibliothécaires »

Cette deuxième partie concerne spécialement les lecteurs de ce bulletin : elle retrace l'histoire des bibliothèques et analyse les enjeux sémantiques, économiques et politiques de la « lecture publique ». Les bibliothèques sont d'abord « populaires » (Jules Simon, Jean Macé...) : elles se multiplient rapidement dans les écoles « laïques et obligatoires » et sont confiées à l'instituteur, « cette perle rare » (p. 91), mais aussi dans les quartiers, les mairies (La Société Franklin, fondée à Paris dès 1862).

Mais elles sont encore utilisées comme des moyens de propagande. Très vite, dès 1907, s'impose la nécessité d'un corps spécial de bibliothécaires professionnels qui, dit Charles Sustrac, ne sont d'abord ni des savants, ni des éducateurs, ni des sociologues, ni des apôtres, mais « des auxilliaires (...) de toute forme d'activité humaine en tant qu'elle a besoin du livre » (cf. p. 106-107). « Professeur de lecture», le bibliothécaire ne distinguera plus entre bons et mauvais lecteurs ou lectures, mais œuvrera pour une lecture « démocratique » au service de tous les lecteurs afin de « les distraire, les instruire et les renseigner » (cf. p. 110).

Ces trois verbes, du reste, décrivent le conflit interne au projet même de la lecture publique et débattu, assez âprement, au Congrès d'Alger (1931) : la bibliothèque doit-elle être le complément informatif des apprentissages scolaires incomplets ou oubliés ? Ou bien doit-elle se situer tout entière du côté des loisirs, surtout s'il s'agit d'une bibliothèque enfantine (cf. l'Heure joyeuse ?). Doit-elle « relayer l'école après l'école » (p. 117) ou bien « développer chez l'enfant l'amour de la lecture » (p. 121) ?

Concrètement, la synthèse s'avère impossible, en même temps qu'aucune des deux options ne peut chasser absolument l'autre. C'est ce qu'ont bien compris les bibliothécaires, en contact constant avec le public, pour aboutir à ce que nous connaissons aujourd'hui et qu'on peut appeler un service polyvalent pour une lecture plurielle, si plurielle même, si diversifiée, qu'on parle de plus en plus aujourd'hui de médiathèques. Et, autant le dire ici même, les résultats des enquêtes du ministère de la Culture sur les pratiques culturelles des Français approuvent à leur manière cette option « pluraliste » puisque, tous calculs faits, quand il y avait 100 usagers de bibliothèques municipales en 1973. il y en a 240 en 1989, qui viennent justement en raison des services multiples qui sont proposés.

Cette modification décisive du statut des bibliothécaires a demandé beaucoup (trop) de temps. Mais il faut signaler l'importance des « formations permanentes » (avant la lettre) entreprises par l'Association des bibliothécaires français (ABF, dès 1907) qui a toujours maintenu les débats, même polémiques, à un haut niveau (au passage, on trouvera l'origine du BBF, p. 106, n° 3).

« Discours d'Ecole »

Cette troisième partie est un livre dans le livre (220 pages !). Reprenant leur méthode historique et problématique désormais éprouvée, les auteurs examinent deux corpus : les textes officiels du ministère (de l'Instruction, puis de l'Education) sur la lecture, et ceux à destination des enseignants. Les premiers manifestent longtemps un idéal élevé de la lecture, exprimé « dans la continuité » quelles que soient les circonstances sociales et historiques.

Après 1970, on entreprend d'énormes restructurations. Pour faire bref, la réforme de René Haby est intra-scolaire et vise, sans le dire explicitement, à réintroduire dans les collèges la pédagogie des anciens cours complémentaires, ce qui a pour effet de renforcer l'apprentissage de la lecture au détriment de la littérature (p. 226). Celle de Christian Beullac qui lui succède (1978) est extra-scolaire : développer des formations courtes « qui doivent fournir rapidement à l'appareil économique les cadres techniciens dont il a besoin » (p. 232). C'est l'époque où l'on trouve très instructif de faire plancher les élèves sur des contrats d'embauche et des bulletins de salaires pour qu'ils soient « plus proches du vécu social ». Cette adaptation/perversion de la lecture a fait long feu et l'on est revenu à une approche plus culturelle « des » littératures. On notera le pluriel : il montre l'élargissement du corpus de référence (les « classiques ») vers d'autres oeuvres, abordées dans le texte intégral si possible, notamment dans l'enseignement technique.

Le second corpus est si vaste qu'il décourage toute tentative de synthèse : 184 revues entre 1880 et 1939 ! A quoi s'ajoutent les conseils pédagogiques d'innombrables manuels et autres « fiches de lecture ». On se reportera donc directement aux chapitres, passionnants, sur la revue l'Education nationale, sur les centres documentaires, le rôle plus ou moins utile des linguistes, etc.

Cette énorme section, si bien documentée, décrit au fond leur cheminement qui conduit de l'exaltation républicaine des finalités éducatives (un peuple, une nation, une langue, une école !), au réalisme positif de la formulation d'objectifs pédagogiques proportionnés à la capacité des « apprenants ».

« Discours et représentations »

Ce chapitre présente trois textes, trois contre-chants à ce long parcours. Jean-Claude Pompougnac analyse les «récits d'apprentissage » de la lecture chez cinq auteurs (Michel Ragon, François Cavanna, François Mauriac, Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, à qui s'ajoute un instant Françoise Dolto) pour montrer que le contact enfantin avec le livre est chaque fois le récit d'une émancipation ou d'une initiation au sens fort du terme.

Martine Poulain décortique les représentations de la lecture à partir d'un important corpus d'images et de photographies (150 œuvres environ) : la mise en scène de la lecture est toujours polysémique ; c'est qu'elle n'est pas une « chose » qu'on reproduit, mais un acte, un symbole, un fragment de sens, que, justement, l'on représente, c'est-à-dire que l'on se représente, soit par rapport à un état intérieur (le repos de jeunes filles de Renoir et, nuance !, l'abandon des liseuses de Balthus) ou dans un environnement, par exemple celui des villes, des transports, ou bien des quais et des jardins. Emmanuel Fraisse termine cette quatrième partie par un examen de la fonction critique en littérature, d'abord explicative (Brunetière, Fouguet, Lanson), puis participative (Thibaudet, Sartre, Bachelard), créative enfin (Mallarmé, Barthes, Blanchot).

Une annexe de Martine Poulain sur l'arrêté Monory et la loi Lang clôt cette somme magistrale.

Un compte rendu, si proche du texte s'efforce-t-il d'être, pèche par les trois-quarts de ce qu'il manque. Nous ne pouvons que renvoyer le lecteur de ces lignes au livre lui-même. Lui aussi s'apercevra qu'il est exceptionnel que l'Oeuvre immense du Lire soit servi avec tant de soins.