Les enjeux de l'édition-jeunesse à la veille de 1992

création, production, diffusion

par Jean-Pierre Brèthes

Jean-Marie Bouvaist

Montreuil : Salon du livre de jeunesse, 1990. - 118 p. ; 27 cm.
ISBN 2-908368-00-5: 160 F.

Au tournant des années 90, l'édition en France ne semble pas se porter très bien, si l'on en juge par les nombreux articles de Livres-Hebdo publiés ces derniers temps. Si le nombre de titres augmente dans une fuite en avant éperdue, le tirage moyen est à la baisse, ce qui indique une stagnation du lectorat. Ce tassement de l'édition n'empêche pas qu'il y a là un marché à contrôler pour les nouveaux investisseurs de la culture : les industries culturelles sont en effet parmi les principaux secteurs de substitution aux industries en récession. Il est important d'ailleurs pour les groupes nationaux de se mettre en bonne position afin d'empêcher la colonisation culturelle menaçante.

Une édition répétitive

Dans le domaine des livres pour la jeunesse en particulier, tout change très vite et de nombreuses questions se posent : elles concernent la créativité, l'innovation, le pluralisme, la banalisation internationale, l'audiovisuel, la publicité, la taille des entreprises, la liberté d'expression et de diffusion, etc. Issue d'un travail de réflexion mené par l'Université de Paris XIII (UFR des sciences de la communication), l'étude de Jean-Marie Bouvaist a utilisé des méthodes d'approche quantitative - les données bibliographiques de Livres-hebdo sur trois ans, de juillet 1985 à juin 1988 ont été dépouillées systématiquement - et d'approche qualitative, à partir d'entretiens avec une quarantaine de responsables de l'édition pour la jeunesse, entretiens datant de 1988. Ont été volontairement exclues les bandes dessinées qui d'ailleurs sont répertoriées à part dans Livres-Hebdo, sans différenciation entre les enfants et les adultes.

J.-M. Bouvaist rappelle tout d'abord l'importance du marché du livre pour la jeunesse, et note que l'enfant (11 millions sont scolarisés) est devenu à la fois un consommateur et un prescripteur dont les publicitaires connaissent l'importance. Les années 80 ont vu fleurir les enquêtes sur la lecture des enfants ou des jeunes, enquêtes statistiques qui, en dépit de leurs défauts, constituent tout de même un indicateur de tendance. Elles soulignent notamment que le marché est loin d'être saturé et qu'il reste encore beaucoup à faire, en particulier auprès des 12-14 ans : instituteurs, professeurs, bibliothécaires et prescripteurs de lecture ont encore du pain sur la planche !

Le maître-mot qui caractérise l'évolution de l'édition en général dans les années 80 - et de l'édition-jeunesse plus encore peut-être -, c'est la concentration : de grands empires industriels et financiers tendent à remplacer les éditeurs traditionnels. En jeunesse, deux grands groupes dominent: Hachette, avec 38 % des ventes totales, et le groupe de la Cité, avec 23 %. Les groupes moyens - Gallimard, 12%, Flammarion, 5%, Hatier, Magnard, Ecole des loisirs, ces trois derniers largement marqués par le poids de l'édition scolaire, etc.) - doivent à leur tour opérer des concentrations ou, comme ceux principalement présents dans le secteur de la presse - Bayard, Ampère, Milan -, tenter de se positionner sur le marché international ou dans l'édition multi-média. Avec l'accélération du phénomène de concentration, de nombreux petits éditeurs-jeunesse, dont beaucoup des plus brillants et créatifs, ont disparus.

Les dix premiers groupes publient 70 % des nouveautés. Leur stratégie de mise en place sur le marché, d'occupation des linéaires de vente pour empêcher la concurrence de s'y installer leur permet d'imposer des conditions de vente (prix plus compétitifs, remises plus importantes) : les plus grands sont ceux qui publient le plus grand nombre de titres, qui effectuent les plus gros tirages et les plus grosses mises en vente. L'augmentation du nombre de nouveautés a fait craindre une surproduction, sans garantir pour autant la diversité : c'est de l'édition à répétition, avec fréquent réhabillage de titres anciens et un pourcentage accru de livres interchangeables et aussi de ce que certains nomment des « non-livres ».

La grande diffusion

Mais cette production, comment se présente-t-elle sur le plan quantitatif ? J.-M. Bouvaist tente d'en cerner les caractéristiques : 55 % ont moins de 32 pages ; les livres l'emportent sur les albums : 55 % contre 45 % ; le format poche représente 25 % et est en augmentation constante. Sont également passés en revue : l'évolution de l'illustration par rapport au texte, le prix (un facteur crucial pour une bonne part du public potentiel), les principaux genres, les classes d'âge, les thématiques, le sexe et l'âge des héros, les livres bilingues, le façonnage, l'origine nationale - on apprend ainsi que sur les 56 % de traductions ou adaptations, 75% viennent des pays anglophones ! Globalement, 56 millions d'exemplaires sont vendus, mais le chiffre d'affaires stagne.

En 1988, l'éditeur doit faire face plus que jamais aux contraintes du marché : pour faire face à la concurrence, il faut conquérir les marchés, investir, être en bonne position pour distribuer ses productions... On retrouve là les mêmes ambiguïtés que pour l'édition pour adultes : le livre-jeunesse est à la fois un produit de culture et une marchandise. L'une des lois des grands groupes est l'obligation de croissance : seule celle-ci permet de mieux contrôler l'offre marchande afin de mieux conditionner la demande et, ainsi, vendre davantage aux moindres risques. Si Hachette et le groupe de la Cité sont bien les deux grands, la lutte reste sévère, dans le domaine du poche par exemple : les problèmes de prix sont les mêmes pour tous, il faut avoir beaucoup de titres en beaucoup d'exemplaires. Nul ne peut concurrencer ces deux groupes pour inonder le moindre point de vente. Beaucoup d'éditeurs, par incapacité de distribution et de diffusion, ne peuvent faire du poche, le prix étant conditionné non seulement par les chiffres de tirage, mais aussi par les possibilités de vente, et donc l'accès à une structure de distribution et de diffusion puissante. Ceci devient d'autant plus nécessaire que la quadrichromie s'impose désormais, et que seul un tirage important en fait baisser les coûts : la tentation devient grande alors de se positionner largement sur la production étrangère, et plus grande encore la tendance à placer l'innovation dans la forme physique des livres plutôt que dans l'originalité des thèmes abordés.

L'évolution qui se profile montre qu'on est dans la logique de la grande diffusion : la distribution conditionne le produit. Or Hachette et le groupe de la Cité touchent 20 à 25000 détaillants, Gallimard 3500 à peine. Seuls les deux principaux groupes sont présents sur la totalité des marchés et produisent des livres pour toutes les classes d'âge, dans tous les genres, sur tous les thèmes, de tous les formats, à tous les prix : il ne reste aux entreprises moyennes ou petites qu'à être davantage axées vers la création et l'exigence de qualité, avec le risque qu'un auteur ou illustrateur, une fois lancé, passe chez le concurrent. Il faut noter que libraires et petits détaillants ne représentent plus que 41 % du chiffre d'affaires, contre 36% à la vente directe, 17 % aux hyper et supermarchés, 6 % aux FNAC et aux grands magasins. Les grandes surfaces ne sont pas des lanceurs, elles ne vendent que ce qui se vend bien ailleurs, bénéficiant ainsi du lancement assuré par les libraires traditionnels, mais une tendance apparaît vers un plus grand assortiment, ce qui crée un nouveau risque pour la librairie confrontée elle aussi à la tendance à la concentration. En librairie, le fonds jeunesse pose d'ailleurs des problèmes spécifiques : saisonnalité (80 % des ventes avant Noël ou à l'approche de l'été), hétérogénéité des formats et des âges, prix, qualification des vendeurs. A ce sujet, les grands distributeurs redoutent le libraire qualifié qui « sélectionne dans la production » et « gêne les systèmes de mise en place massive ».

Logique financière

La concentration renforce et accélère l'industrialisation de l'édition et de la distribution. Par ailleurs, les repreneurs de l'édition s'intéressent davantage aux autres supports qui rapportent plus de profits et qu'ils connaissent mieux que le livre. Rien n'est simple dans les relations livre/presse, livre/jouet, livre/ produits électroniques (didacticiels, ludiciels), livre/audiovisuel : ce qui attire là aussi les grands groupes, c'est la maîtrise de la diffusion, et donc de pouvoir intégrer les méthodes de la publicité, de prôner l'internationalisation de la production, pour le meilleur (parfois) ou pour le pire (souvent). On peut à ce sujet s'interroger légitimement sur les impératifs actuels et à venir de la décision d'éditer : sur le marché national, l'éditeur voudra avoir la certitude d'une réédition en poche ou en club ; sur le marché international, il recherchera les produits ayant déjà eu un succès commercial à l'étranger et les produits pouvant se vendre à l'étranger ; sur les deux marchés, il promouvra des produits pouvant se décliner sur plusieurs supports... Or cette internationalisation progressive, peut-être inévitable - la francophonie n'est plus un marché suffisant - se fait selon une logique exclusivement financière : le risque est bien une réduction au plus petit dénominateur commun défini par les études de marché, à l'échelle au moins de l'Europe.

La création peut-elle en pâtir ? Le nombre de titres a progressé de 12 % de 1980 à 1987, le tirage moyen a baissé de 10%. Pour l'instant, force est de constater que la créativité reste intense, le pluralisme rassurant ; pourtant la décision d'éditer est passée de plus en plus aux mains des spécialistes du marketing, pour qui les objectifs culturels restent marginaux, ou du moins ne peuvent être pris en compte que s'ils favorisent des profits : ainsi l'offre conditionne désormais la plus grande partie de la demande.

Cette demande pourrait pourtant constituer la résistance majeure à l'évolution vers un raz-de-marée de non-livres baptisés livres grand public. Mais il faut qu'elle se mobilise pour réagir contre l'offre dominante. Il y a là une grave responsabilité des médiateurs : presse, critique, parents, bibliothécaires, formateurs et chercheurs, libraires, auteurs et illustrateurs, éditeurs eux-mêmes. Pour ceux-ci, il semble souhaitable qu'ils préservent une dimension humaine dans le domaine de la création. Du point de vue de la vente, les libraires de proximité devraient être soutenus par les pouvoirs publics, par exemple par l'achat ou la location des murs 1. De même, les bibliothécaires devraient pousser leur réflexion sur le resserrement du réseau des bibliothèques de proximité, dont on sait qu'elles sont plus utiles aux enfants et aux couches sociales défavorisées que les bibliothèques centrales inaccessibles. Quant aux praticiens, formateurs et chercheurs, il faudrait qu'ils sortent des sentiers battus des parti-pris et du seul plaisir de convaincre, nécessaires sans doute mais non suffisants, pour rechercher dans l'analyse et la distance critique les bases théoriques et les champs de recherche susceptibles de permettre à la presse et à la critique de jouer pleinement leur rôle d'information auprès des parents et des éducateurs. On n'oubliera jamais assez que c'est par le livre de jeunesse que tout commence.

Cette étude magistrale, jamais austère en dépit des nombreux tableaux statistiques et chiffrés, complétée par une annexe concernant les principaux groupes d'édition et une bibliographie, explore avec clarté les enjeux actuels de l'édition-jeunesse 2. Il est certain que, sans être pessimiste, on peut s'alarmer de l'invasion anglophone (environ 40% de l'édition), en particulier dans le domaine de l'imaginaire. La concentration et l'internationalisation vont-elles banaliser la production ? Les nouveaux supports (plus rentables, au moins dans un premier temps) influenceront-ils la création, et dans quelle mesure ? On trouvera ici sur ces questions et sur d'autres une ample matière à réflexion pour tous les professionnels du livre.

  1. (retour)↑  Des municipalités ont bien acquis et exploitent des salles de cinéma, ou en subventionnent d'autres. On ne serait pas surpris si elles soutenaient des librairies de qualité, ne serait-ce qu'en leur assurant le marché de la bibliothèque au détriment des gros distributeurs parisiens !
  2. (retour)↑  On ne répétera jamais assez l'importance du plan et de la clarté pour des études de ce genre, si elles veulent être crédibles. Ainsi l'essai d'Isabelle Jan. Les livres pour la jeunesse, un enjeu pour l'avenir(Ed. du Sorbier, 1988), qui traitait des mêmes problèmes, et qui brassait un (trop ?) grand nombre d'idées intéressantes, perdait tout crédibilité par suite de l'absence de plan. et finissait par donner l'impression d'un aimable fourre-tout qui faisait douter d'une relecture par l'éditeur.