Récit de la décentralisation ordinaire

Gilles Lacroix

Après quelques inquiétudes ressenties aussi bien par les bibliothécaires que par les nouvelles autorités de tutelle, l'expérience de l'Essonne montre que la décentralisation a bénéficié aux BCP : création de postes et doublement au budget entre 1986 et 1990 en fournissant des exemples. D'autre part, la bibliothèque et l'instance politique sont plus proches l'une de l'autre. L'Etat conserve cependant un rôle, au moins de régulation et de garant, dans le cadre de cette décentralisation.

The decentralisation, that had been received with some fear by librarians and local authorities, finally has been favorable to the development of central lending libraries (BCP). In Essonne department new posts have been created and budgetary resources doubled between 1986 and 1990. Besides that, the library and the local authorities have become closer together. However the State has still an important role of regulator and guarantor.

Quatre ans déjà. Voilà quatre années que l'Etat, ancien patron las peut-être de nos critiques à tous, nous lâcha furtivement par une froide nuit d'hiver - celle du 31 décembre 1985 au 1er janvier 1986. Etait-ce dans le dessein inavoué de goûter une agréable et nouvelle sensation : celle d'être bientôt regretté ?

D'aucuns pensèrent alors que les bibliothèques centrales de prêt (BCP) étaient sacrifiées sur l'autel de la décentralisation. Et de redouter ce bouleversement qui mettrait sous peu les bibliothécaires de BCP, à l'image de leurs homologues de bibliothèque municipale, sous la dépendance étroite d'un pouvoir local beaucoup plus proche et présent que ne pouvait l'être l'Etat (quels que fussent ses désirs). D'autres, à l'inverse, forts d'un enracinement culturel vécu dans leur tréfonds, avaient entonné depuis quelques lustres déjà les trompettes de la régionalisation et de l'émancipation vis-à-vis d'un mieux disant culturel imposé de Paris par de sombres bureaucrates encyclopédistes.

Du soupçon à l'espoir

Les directeurs de BCP ayant acquis quelque expérience et ancienneté sous l'autorité de l'Etat ont dû craindre, j'imagine, bien plus que les néophytes - au rang desquels deux maigres années de service me rangaient illico - un tel changement brusque des habitudes. C'est que l'Etat - la Direction du livre, pour l'appeler par son petit nom - leur avait laissé, entre deux circulaires bien senties (mais quelquefois mal ressenties), une appréciable liberté de manoeuvre dans la conduite de leur établissement et dans l'orientation à donner ici ou là au travail de développement de la lecture publique provinciale.

Par cette froide nuit du 31 décembre au 1er janvier précitée, qui vit un ordre jacobin vieux de 40 ans mis à bas et remplacé tout de go par un autre, décentralisé celui-ci, on se demandait ce qu'il allait advenir des BCP ainsi laissées aux bons soins des caciques d'une France éclatée.

Pour ce qui est de la nôtre, disons-le tout net: elle s'en porta bien, mieux même. Nul grief à l'ancienne autorité en disant cela : elle s'en était sortie à son avantage, faut-il le préciser, dans les cinq dernières années de son règne, en multipliant par trois nos crédits. Mais le simple constat des faits établit clairement la supériorité de l'ordre nouveau sur l'ancienne dépendance centrale.

Pourtant, je sentais d'abord que, derrière l'accueil courtois - presque chaleureux, même - dans le giron de l'administration départementale, il y avait une certaine méfiance des politiques - je veux dire des élus. Diable ! Nous étions en terre RPR, parachutés par l'Etat-PS 1. C'eût été simple péché véniel dans bien des domaines où la coopération se fait sans trop de retenue entre pouvoirs de sensibilité différente, mais dans celui de la culture, on le ressentit bien, l'idéologie est trop à fleur de terre pour que les arrière-pensées ne soient pas paralysantes.

Décentralisation bénéfique

A quoi devons-nous d'avoir, à ce qu'il semble, surmonté l'obstacle ? Au temps, sans doute, et à une double application : d'abord celle de faire reconnaître la technicité propre du travail bibliothéconomique (bibliothèque publique implique continuité du service, par-delà les péripéties électorales ; le bibliothécaire n'est pas un militant politique qui sommeille : sa déontologie, c'est sa compétence) ; celle ensuite de manifester, en toute occasion, notre claire allégeance - sans état d'âme -au nouveau patron et d'apprendre vite l'humilité, spécialement dans des circonstances médiatisables : le Département et ses élus doivent toujours être mis en avant ; les bibliothécaires ne sont pas payés pour se faire voir. Une action, un succès de la BCP doivent toujours être portés au crédit de la collectivité qui lui donne les moyens d'exister et d'agir. Tous mes collègues auront agi sûrement de même : le bon sens y conduit tout droit et les bibliothécaires de BM connaissent cela depuis la nuit des temps.

Au demeurant, l'apprentissage de la nouvelle insertion institutionnelle de la BCP n'a rien eu d'abstrait : tout est passé par des hommes et des femmes qui apprirent à se connaître et à travailler ensemble (les responsables, puis tout le personnel de la BCP d'une part, les responsables de l'administration, des finances et des relations humaines du département et leurs collaborateurs, de l'autre).

Qu'advint-il quand la suspicion fut dissipée et que les acteurs de la nouvelle pièce eurent fait connaissance ? Eh bien, l'on vérifia ce que la logique avait fait pressentir: qu'un département a plus de raisons de s'intéresser à un service agissant sur son territoire que n'en a l'Etat depuis Paris. Quand, de surcroît, ledit département n'est pas trop pauvre, il augmente sensiblement les moyens qu'attribuait auparavant le ministère.

Les statistiques diront plus tard combien, de ce point de vue, la décentralisation fut bénéfique aux BCP dans leur grand nombre. En Essonne, deux postes ont été créés en 1986, s'ajoutant à huit autres les années précédantes, et le budget du service a doublé de 1986 à 1990. Cette dernière année verra tout à la fois l'achèvement de l'installation du site informatique de la BCP, la livraison d'un musibus et le démarrage de la construction d'une annexe. Les circuits de décision ont été sérieusement raccourcis : il n'y a plus loin de la volonté politique (ou de l'acceptation des propositions de la BCP) à la réalisation sur le terrain. D'où une accélération sensible de l'histoire de la BCP.

Apprentissage de la démocratie

Il n'y a plus loin, non plus, de la BCP à la chose politique et ce rapprochement d'avec la politique est bien ce qu'il y a de plus nouveau pour nous, de plus troublant aussi. Travaillant sous les ordres du ministère, nous avions comme interlocuteurs directs et habituels des collègues bibliothécaires ou des administratifs de la Direction du livre, si bien que la politique - dont les grands soubresauts se faisaient certes sentir - semblait bien loin de nos terres déconcentrées, dans lesquelles les DRAC 2 ne nous troublaient pas trop non plus. Et voilà que nous faisons - en somme - l'apprentissage de la démocratie, par cette grande proximité d'avec la politique vécue au jour le jour, pas toujours enthousiasmante ni rassérénante, mais qui nous montre avec évidence comment le pouvoir et la vie sociale naissent dans les régions de France.

Mais soyons clairs : le travail serait impossible si la BCP n'était pas protégée de la politique au quotidien par la puissance de l'administration départementale, au sein de laquelle elle a été placée. De l'autonomie de la sphère administrative, séparée rigoureusement de la sphère politique et protégée de celle-ci par le même homme qui fait seul le lien entre les deux instances - le Directeur général de l'administration -, dépend que tout le système fonctionne et que la continuité du service public puisse être assurée, en matière de lecture publique comme ailleurs. Que faiblisse un moment la position de l'administration du département - ou la confiance qu'a en elle l'Exécutif - et les turbulences empêchent vite une activité sereine. Par contre, si ce danger de confusion des genres est écarté - ce qui est presque toujours le cas -, on voit alors surgir une rationalité nouvelle.

Rapprochée de la démocratie locale et des usagers, la BCP n'est plus le prestataire d'un service défini unilatéralement et technocratiquement : elle négocie avec les communes, elle négocie avec le Conseil général ; la nature et les formes de son intervention sont élaborées sur le terrain, au contact des réalités. La lourdeur de l'ancienne formule jacobine apparaît par comparaison : le système était auparavant fort rassurant, mais infantilisant et bloqué. Comment aurait-on pu sortir, par exemple, du casse-tête informatique sans le pragmatisme et la prompte détermination des autorités départementales ?

A force de l'entendre chanter les louanges du transfert de son service, on soupçonnera le « bécépiste », spécialement dans sa variété locale essonnienne, d'être un animal à rapide adaptation, mais à mémoire courte. Loin des yeux, loin du cœur, l'Etat serait déjà oublié ? Pas si simple. La formation des conservateurs des BCP, même mis à disposition d'une collectivité territoriale, un statut personnel en décalage subtil avec celui de leur service, ne peuvent manquer de maintenir présente à leur esprit la nécessité d'un rôle résiduel de l'Etat.

Qui d'autre que lui peut fixer quelques règles de base du jeu (à quand une loi sur les bibliothèques qui n'oublie pas les zones rurales ?), qui d'autre peut s'assurer de la bonne technicité du travail de toutes les BCP (vive une inspection générale renforcée et confortée dans sa mission !), qui peut inciter des départements-rois, inégaux en taille, richesse et motivation en matière culturelle, à développer harmonieusement les moyens de leur BCP (à quand un concours particulier pour les BCP ?).

De garder « quelque part » une mentalité de serviteur de l'Etat, cela vous gâche-t-il le dévouement ou la loyauté à l'égard d'un nouveau patron ? L'expérience récente me dit que non.

Reste une question, peut-être : le fait que le conservateur de la BCP demeure fonctionnaire de l'Etat sans possibilité d'option ne gêne-t-il pas quelque peu les responsables du département, désireux d'exercer pleinement leurs nouvelles compétences ? N'en résulte-t-il pas un fond de méfiance à l'égard de l'étranger imposé par un Etat décidément incorrigible ? Peu importe : ce risque-là, je suis tout prêt à l'assumer de bon coeur. Puisse même l'Etat, dans sa fièvre abandonniste, ne pas nous en priver de si tôt.

Depuis 1986, j'apprends le parfum délicat et la saveur précieuse de l'ambivalence.

février 1990