L'avenir des bibliothèques ou la bibliothèque de l'avenir

Jean-Pierre Clavel

S'inspirant d'un texte de Louis Sébastien Mercier qui imaginait, en 1770, la bibliothèque de l'an 2440, l'auteur extrapole sur l'avenir des bibliothèques actuelles. Grâce à trois méthodes - l'anticipation rationnelle, l'approche morphologique et l'art divinatoire -, il dresse les tableaux suivants : rationnel (déductions pour les siècles passés et ceux à venir d'une étude statistique sur les grandes bibliothèques suisses des 50 dernières années) ; pragmatique (rappel des conditions d'évolution d'une bibliothèque : environnement économique, politique, culturel, matériel, formation professionnelle et nouvelles technologies) ; enfin imaginaire, avec des bibliothèques de rêve, matérialisation d'oeuvres littéraires.

Inspired by a text written in 1770 by Louis Sébastien Mercier, who pictured the library of 2440, the author extrapolates on the future of today libraries. Using three methods - rational fiction, morphological approach and divinatory science -, he draws three pictures : rational (deduction for the past and next centuries of a statistical survey on important Swiss libraries of the last 50 years) ; pragmatic (conditions for library development : economical, political, cultural and material context, professional training and new technologies) ; imaginary at last with dream libraries, materializing of literary works.

«... Je me trouvois à la bibliotheque du Roi : mais j'eus besoin de m'en assurer plus d'une fois.

Au lieu de ces quatre salles d'une longueur immense & qui renfermoient des milliers de volumes, je ne découvris qu'un petit cabinet où étoient plusieurs livres qui ne me parurent rien moins que volumineux. Surpris d'un si grand changement, je n'osois demander si un incendie fatal n'avoit pas dévoré cette riche collection ?... Oui, me répondit-on, c'est un incendie, mais ce sont nos mains qui l'ont allumé volontairement...

Convaincus par les observations les plus exactes, que l'entendement s'embarasse de lui-même dans mille difficultés étrangeres, nous avons découvert qu'une bibliotheque nombreuse étoit le rendez-vous des plus grandes extravagances & des plus folles chimères...

En effet, que contenoit cette multitude de volumes ? Ils étoient pour la plupart des répétitions continuelles de la même chose... ...D'un consentement unanime, nous avons rassemblé dans une vaste plaine tous les livres que nous avons jugé ou frivoles ou inutiles ou dangereux; nous en avons formé une pyramide qui ressembloit en hauteur & en grosseur à une tour énorme : c'étoit assurément une nouvelle tour de Babel. Les journaux couronnoient ce bizarre édifice, & il étoit flanqué de toutes parts de mandemens d'évêques, de remontrances de parlemens, de requisitoires & d'oraisons funebres. Il étoit composé de cinq ou six cents mille commentateurs, de huit cents mille volumes de juridisprudence, de cinquante mille dictionnaires, de cent mille poëmes, de seize cents mille voyages & d'un milliard de romans. Nous avons mis le feu à cette masse épouvantable, comme un sacrifice expiatoire offert à la vérité, au bon sens, au vrai goût » 1.

Ce texte de Louis-Sébastien Mercier (1740-1814) a été publié en 1770. C'est avant tout un manifeste appelant à une profonde réforme de la société française, réclamant l'égalité des droits pour les citoyens et l'établissement d'un régime constitutionnel pour une société raisonnable, démilitarisée et scientifique, où même le Prince (Louis XXXIV) est digne des louanges républicaines.

Si l'on analyse les pages consacrées à la bibliothèque du roi, on constate qu'elles sont fondées sur deux types de prévision : l'art divinatoire et l'anticipation rationnelle. Mais il existe encore deux autres méthodes pour prédire l'avenir : la méthode Delphi et la méthode de l'approche morphologique.

L'art divinatoire consiste à imaginer ce qui va se passer en donnant libre cours à sa fantaisie. C'est la principale source de la science-fiction. Sans doute y a-t-il quelque rapport avec la réalité actuelle, mais le plus souvent le futurologue laisse s'exprimer ses fantasmes, fondant parfois ses prévisions sur ses désirs 2.

L'anticipation rationnelle, issue des sciences économiques, se fonde sur des séries statistiques prenant en compte les principaux facteurs constitutifs de l'objet à étudier. Ces séries permettent de prévoir l'évolution à court terme (moins d'un an) et à moyen terme. Prévoir à plus long terme, c'est s'exposer à des erreurs car les séries sont sujettes à des cassures imprévisibles et parfois même difficiles à expliquer a posteriori.

La méthode Delphi consiste à interroger à plusieurs reprises un collège d'experts, par écrit, pour éviter des collusions entre eux, sur la date la plus probable d'apparition d'un événement technologique futur. Les bibliothèques françaises pourraient avoir recours à cette méthode pour savoir à quelle date le Minitel remplacera les dictionnaires, ou même tous les ouvrages de référence. L'application de cette méthode exige plusieurs mois ou plusieurs années pour être valable. Il ne nous a pas été possible pour cet article de recourir à la méthode Delphi.

La quatrième méthode, mise au point par l'astronome Zwicky, est l'approche morphologique, fondée sur la réflexion et l'induction, qui vise à déterminer tous les paramètres caractéristiques d'un système et à en faire apparaître toutes les combinaisons. Certaines combinaisons décriront des processus technologiques existants, d'autres des processus possibles non encore inventés, mais plausibles. On utilisera l'analogie ou la paralogie pour suggérer des idées nouvelles, qui, appliquées aux bibliothèques, peuvent conduire à des développements inattendus. Cette méthode se distingue de l'art divinatoire par les prémisses de l'induction qui sont fondées sur des réalités existantes ou entrevues 3.

Laissant de côté la méthode Delphi, appliquons les trois autres méthodes à notre sujet, dans l'ordre suivant : anticipation rationnelle, approche morphologique et art divinatoire.

L'anticipation rationnelle

Des séries statistiques que nous avons établies des grandes bibliothèques suisses pour les années 1936 à 1985 4, nous tirons les données concernant l'accroissement des collections des six principales bibliothèques universitaires suisses (cf. tableau 1).

De ce tableau, on peut déduire que le choc pétrolier, si funeste aux bibliothèques américaines, n'a presque pas affecté les bibliothèques suisses. En revanche, la régression des années 1981 à 1985 était impossible à prévoir. La croissance des collections entre 1935 et 1985 est de 244,6 % : ce taux est-il exceptionnel et propre à cette période ou s'est-il déjà produit auparavant ? Nous n'avons pas de statistiques valables pour les siècles précédents, mais il est possible de faire une extrapolation rétrospective à partir de ces données.

Considérant que le nombre de volumes de l'année 1935 (4 228 127) représentait le 40,88224 % de celui de l'année 1985, nous avons donc recherché les valeurs antérieures en remontant de cinquante ans en cinquante ans, en appliquant la règle de trois (cf. tableau 2). Il va de soi que nous ne pouvons pas remonter au-delà de la date de l'invention de l'imprimerie, puisqu'on ne prend en compte dans ces statistiques que des livres imprimés.

Nous ne prétendons pas que le nombre de 1349 en 1485 soit exact ; c'est un ordre de grandeur, certainement proche de la réalité, probablement supérieur à la réalité, ce qui tendrait à prouver que la croissance a été plus rapide à certaines périodes. De ce tableau 2 on peut conclure que le rythme de croissance des cinq premiers siècles de l'ère Gutenberg a été suffisamment constant pour qu'on puisse en déduire la norme suivante : chaque siècle multiplie par six le nombre des volumes d'une collection.

Nous l'avons dit, l'anticipation rationnelle n'est pas faite pour la prévision à long terme. Faute de mieux nous l'appliquons ici, cela d'autant plus que le rythme de croissance est attesté depuis un demi-millénaire. Le résultat auquel nous allons parvenir n'a donc aucune valeur mathématique, il indique un ordre de grandeur et présente plutôt un aspect prophétique en dénonçant un mal possible.

Appliquons donc au tableau 3 la norme ci-dessus, valable pour les six grandes bibliothèques universitaires suisses, et peut-être pour toute collection de 10 millions de livres.

Dans mille ans, le nombre des volumes de ces bibliothèques - qui représentent le tiers des collections publiques suisses - couvrirait la surface totale de la Suisse, y compris lacs, glaciers et montagnes, d'une couche de près de deux mètres de livres (en comptant 1 200 volumes au m3).

Pour revenir à la prédiction de Louis-Sébastien Mercier, notons que le nombre d'un milliard de romans brûlés pourrait être atteint vers les années 2275 à 2300 si la civilisation de l'imprimé continue sur sa lancée, c'est-à-dire quelque 150 ans avant la date à laquelle Mercier a « vu » la bibliothèque du roi. Il ne se doutait sans doute pas que son évaluation était conforme à l'anticipation rationnelle.

Cette méthode fait donc apparaître un sérieux problème : si notre civilisation subsiste telle qu'elle est, le nombre des livres des bibliothèques publiques ne pourra plus être maîtrisé. Il est vrai que notre société a toujours su faire face aux difficultés engendrées par la croissance, qui est un élément constitutif des bibliothèques de recherche. Pourtant il faut bien admettre que cette croissance aboutit à une impasse : à force de « moudre » des livres, nous en serons submergés.

Or, par un phénomène aberrant, les bibliothécaires sont plus sensibles au devoir de conservation et de sauvegarde des imprimés qu'à celui des choix à opérer pour échapper à l'engorgement. Quelle solution faut-il donc adopter ? Celle prônée par Mercier, c'est-à-dire une censure détruisant les volumes « frivoles ou inutiles ou dangereux » ? Est-ce l'aube d'une nouvelle ère d'autodafés rappelant celle de l'Inquisition, celle des nazis ou celle des intégristes musulmans ? Assisterons-nous plutôt à une diminution du nombre de livres due au mouvement écologiste pour protéger les forêts ou au remplacement du livre par d'autres supports ? L'anticipation rationnelle ne peut que soulever le problème de la croissance et de l'amplitude de son rythme, elle ne peut pas apporter de solution.

L'approche morphologique

Quels sont les paramètres évolutifs dans le devenir des bibliothèques ? Nous en voyons trois essentiels : l'environnement, la formation professionnelle et les technologies nouvelles.

L'environnement

C'est le premier élément déterminant de l'avenir des bibliothèques, surtout sous ses aspects économique et politique. Un pays sans ressources ne peut pas se payer une « bonne » bibliothèque, car en apparence une bibliothèque est un luxe, aussi bien pour l'individu que pour la collectivité. C'est un luxe nécessaire pour la recherche scientifique, mais par ailleurs cette dernière est également la manifestation d'une certaine aisance économique. Il est donc patent que les bibliothèques fleurissent dans les pays riches et qu'une économie florissante favorise le développement des bibliothèques. Cette relation entre développement économique et bibliothèques a été illustrée de manière exemplaire par les problèmes posés aux bibliothèques américaines dans les années 70. Sous l'effet de la récession (choc pétrolier et dévaluation du dollar), le pouvoir d'achat des bibliothèques a fortement diminué, soulignant ainsi combien le budget d'une bibliothèque est fragile, surtout en ce qui concerne les crédits d'acquisition.

Toutefois ce paramètre n'est pas purement économique, il est aussi politique : le Pouvoir doit manifester sa volonté de développer les bibliothèques. C'est peut-être une des caractéristiques de la démocratie. Cette volonté doit transparaître dans le statut de la bibliothèque : toute décision entraînant des retombées budgétaires, il importe que le responsable de la bibliothèque puisse défendre son projet et son budget devant l'organe de décision, c'est-à-dire devant la commission parlementaire locale, régionale ou nationale, selon la nature de la bibliothèque. Lorsque l'organigramme passe par des relais et des intermédiaires, il y a perte de pouvoir.

Enfin la tradition socioculturelle d'un milieu donné est également un facteur à prendre en considération. On ne peut pas imaginer la création d'une grande bibliothèque dans un pays sans tradition. Le milieu socioculturel est porteur du monde des bibliothèques. L'alphabétisation est aussi un phénomène porteur ; la bibliothèque concrétise la volonté d'alphabétiser.

L'avenir de nos bibliothèques risque d'être modifié par la « désalphabétisation » à laquelle nous assistons dans les pays industrialisés, puisqu'une personne sur deux ne lit plus de livre après être sortie de l'école, se contentant uniquement de la télévision ou, parfois, d'un quotidien. Les nouveaux moyens médiatiques qui n'ont pas été intégrés dans les bibliothèques menacent donc l'avenir de nos institutions. Si ce mouvement s'étend, l'environnement socioculturel pourrait ne plus être porteur des bibliothèques. Posons-nous la question : nos gouvernements ne soutiennent-ils pas les bibliothèques par habitude ou paresse dogmatique, et non plus par conviction comme c'était le cas il y a cent ans, à l'époque où les bibliothèques étaient l'instrument du Pouvoir pour répandre les idées démocratiques, où la culture populaire s'appuyait sur les bibliothèques, où les bibliothèques étaient le complément obligatoire de l'école publique ?

La situation a évolué et de nombreux cercles préféreraient consacrer les ressources financières de l'Etat aux sports, aux spectacles ou aux discothèques plutôt qu'aux bibliothèques. La situation des bibliothèques n'est donc jamais assurée. L'histoire en donne d'abondants exemples. Quel était l'avenir des bibliothèques après la chute de l'Empire romain ? Nul ne pouvait prévoir qu'une grande partie de la littérature gréco-romaine serait sauvée par les Arabes, qui n'ont pourtant jamais eu de grandes bibliothèques. L'avenir des bibliothèques est donc lié étroitement à celui de la société elle-même.

L'environnement comprend encore un autre facteur touchant à la matérialité du livre. On le sait, la production de livres n'a cessé de croître. Elle était d'environ cinq mille titres par année à l'époque où Montaigne écrivait : « Quand escrismes nous tant que depuis que nous sommes en trouble ? » (Essais, livre III, ch. IX: De la vanité). Elle est passée à l'heure actuelle à plus d'un demi-million, c'est-à-dire cent fois plus. Peut-on anticiper rationnellement sur cette base, soit, pour reprendre la date proposée par Mercier, prévoir qu'en l'an 2440 la production sera cent fois plus forte qu'aujourd'hui, c'est-à-dire sera de cinquante millions par an ?

A l'heure où les grandes bibliothèques acquièrent chaque année des dizaines de milliers de volumes, quand ce ne sont pas des centaines de milliers, on peut se demander s'il ne serait pas plus raisonnable de limiter le nombre des acquisitions. Les livres poussent comme la mauvaise herbe et les belles fleurs y sont rares. Le bibliothécaire-jardinier a un devoir de sélection pour garantir la survie de son institution. L'impact de la production croissante se traduira, sur la vie des bibliothèques, par une spécialisation de plus en plus poussée. La matérialité de la bibliothèque est tributaire de sa gestion. Parce qu'on cherchait à satisfaire au mieux les usagers d'une bibliothèque, on a appliqué des critères de choix conformes à leurs besoins, par domaine, avec des critères secondaires tels que la langue ou l'origine des livres. Mais, dans un avenir où les conditions seront tout autres, on pourrait être amené à modifier les critères du choix : la spécialisation pourrait obéir à des règles imposées par les exigences de l'informatique, par exemple une collection serait unilingue ou ne serait constituée que de livres dont l'initiale de l'auteur est un A, à moins que des exigences de stockage imposent la règle du format et que tous les volumes d'une collection aient entre seize et vingt centimètres de haut. C'est à peine plus absurde qu'une collection liée aux frontières d'un pays quand on sait combien ce paramètre a varié au cours des derniers siècles.

Quelles que soient les solutions adoptées, l'avenir des bibliothèques implique : une amélioration de l'accès aux catalogues pour localiser les ouvrages, ce que réalisent les réseaux nationaux ou transnationaux ; une amélioration des communications, par exemple des navettes propres aux bibliothèques ; le recours quotidien à la télécopie.

La formation professionnelle

Elle joue un rôle déterminant dans l'essor des bibliothèques, notamment dans la capacité d'adaptation aux conditions changeantes de l'environnement. Réduite à une formation ponctuelle débouchant sur le métier de bibliothécaire traditionnel - tout en profondeur, mais à l'horizon borné de conservateur stricto sensu -, cette formation amène souvent le bibliothécaire à s'opposer à l'évolution. Nous gardons en mémoire les arguments de certains de nos confrères « éminents » lorsque nous avons lancé l'automatisation de notre bibliothèque. Ce refus de l'esprit de conquête est une façon de tuer l'avenir des bibliothèques et de les transformer en musées du livre. Ce n'est pas le moindre danger qui guette les bibliothèques ; « conservateur » s'oppose à « novateur », alors que le bibliothécaire doit innover s'il veut jouer son rôle dans le futur. La formation professionnelle peut et doit ouvrir l'esprit aux technologies nouvelles qui prendront une place toujours plus importante dans la bibliothèque de l'avenir.

Cette ouverture d'esprit doit se traduire dans l'organisation interne qui sera assez souple pour inclure, le moment venu, un nouveau département ou l'acquisition de nouveaux supports d'information, ce qui signifie de nouvelles techniques professionnelles.

Les nouvelles technologies

Le troisième paramètre de l'approche morphologique est l'application des technologies nouvelles dans les bibliothèques : le microfilm et la microfiche ; la photocopie et la télécopie ; l'informatique et les supports nouveaux. Leur apparition dans les bibliothèques, dès les années 50, a transformé l'organisation du travail et le service aux lecteurs au point qu'il y a plus de différence entre la bibliothèque de 1950 et celle de 1990 qu'entre la bibliothèque de François 1er et celle de 1950. C'est ce type de changement que Louis-Sébastien Mercier n'a pas su prévoir dans sa vision de la « bibliothèque du roi ». Cette transformation est une véritable mutation, imprévisible par essence.

Les technologies de reproduction permettent d'améliorer le service aux lecteurs en leur épargnant la pénible corvée de copier les textes ou l'obligation de se rendre à l'étranger pour consulter une source unique.

L'informatique a une action plus profonde parce qu'elle change non seulement le service aux lecteurs, mais aussi la manière de travailler du bibliothécaire : le catalogue n'est plus sur fiches, la publication du catalogue imprimé est remplacée par l'édition de microfiches avec mises à jour fréquentes, et maintenant par l'accès direct à l'écran. Le Minitel donne un accès direct au catalogue de certaines bibliothèques. L'invention du disque compact apporte également un changement dans les bibliothèques, puisqu'il est possible de stocker l'information sur CD et que son facile repérage à l'aide d'un ordinateur personnel va transformer la recherche documentaire. La bibliothèque de demain devra prendre en compte toutes ces nouveautés si elle veut rester adaptée aux exigences modernes. En sus des livres, la bibliothèque devra posséder tous les nouveaux supports et les appareils qui y donnent accès.

La bibliothèque du futur est-elle encore une bibliothèque ? Oui, à condition qu'elle ne soit pas seulement une collection de livres. Imaginons le conservateur d'une bibliothèque du XVe siècle qui aurait obstinément refusé d'acquérir des imprimés. Non seulement sa bibliothèque serait devenue un musée de manuscrits, mais sa collection serait morte puisque, pour étudier les manuscrits, il faut recourir aux imprimés.

Mutatis mutandis c'est ce qui se passe de nos jours. Le parallèle doit nous faire comprendre que la bibliothèque est plus qu'une simple collection de livres, elle est le réceptacle de la culture et de l'information. Elle doit donc se transformer pour abriter toutes les sources d'information permettant de répondre aux exigences de la science et de la culture, du délassement et de l'actualité.

L'informatique a permis la création de bases de données bibliographiques et factuelles. L'accès à ces sources fait partie des devoirs d'une bibliothèque. Ce type de -« thèque » va certainement se développer à l'instar des phonothèques, vidéothèques, artothèques et autres ludothèques, la terminaison signifiant l'ordre et le service à la clientèle. Seule la discothèque a mal tourné ; en devenant disco, elle a perdu le sérieux attaché à la terminaison -« thèque », montrant par là que l'ordre y a peut-être disparu.

Si l'on admet que les conditions qui ont favorisé l'essor des bibliothèques se perpétuent et que ces dernières s'ouvrent aux nouveautés, l'avenir pourra être envisagé avec sérénité et optimisme, car les bibliothèques de l'avenir auront été inventées.

La bibliothèque de l'avenir

Rêvons un peu ! Nous entrons dans des espaces de liberté où nous pouvons démocratiquement accéder à toutes les informations, dans une institution ouverte à toutes et à tous, à toute heure du jour et de la nuit.

La plus grande nouveauté tient au rôle des bibliothécaires qui sont des initiateurs, accompagnateurs actifs, des hôtes et des hôtesses parfaits parce que préparés non seulement au traitement du livre, mais encore et surtout à l'accueil des lecteurs.

La bibliothèque de l'avenir est généreuse en espaces différenciés, sonores ou insonorisés à volonté, dotés de l'éclairage naturel ou artificiel selon les goûts, avec des jardins intérieurs inondés d'un soleil éclatant dans les pays nordiques ou dotés d'oasis ombragées dans les pays du Sud. Dès l'entrée, l'air conditionné répand ses effluves littéraires donnant le goût de la lecture, mais les plus passionnés passent par la Salle Valery Larbaud où ils sont mis en condition par le Modérateur du « vice impuni » (passage obligé pour le personnel !).

Un porche magnétique a été déplacé de la sortie, où il contrôlait le vol des livres, à l'entrée, où il détecte les lacunes dans la culture de l'usager que le bibliothécaire, averti, s'efforce de combler, à moins que l'usager ne préfère le Répondeur automatique à toutes les questions intelligentes (et donc souvent muet !). Ailleurs, on peut se procurer un onguent qui décrispe les idées (application deux fois par jour sur le front et les tempes):

En pénétrant plùs avant dans la bibliothèque, on rencontre une série de salles offertes à la collectivité par le comte Piouteur 5 consacrées à des options allant du jeu à l'invocation. Dans la Salle Raymond Devos, on peut utiliser le Mystificateur des mots. La Salle Armand Jammot offre des Atomiseurs alphanumériques. Plus loin, la Salle « Au nom de la rose » est munie d'un Mixeur des lectures multiples simultanées et d'un Synthétiseur qui mélange « Le rouge et le noir » avec « Le grand Bleu » et « La jument verte » en une trame unique, multicolore et multidimensionnelle.

La Salle Lumière est équipée d'un Illustrateur automatique pour lecteurs-voyeurs tandis que, par un Labyrinthe, on atteint la salle Puysegur, bien cachée, où, selon la règle : « à chaque œuvre correspond une femme qui a décidé de l'incarner. Le demandeur obtient le livre et la femme, il a le libre usage de l'un et de l'autre... » 6.

Dans d'autres départements, le lecteur peut fréquenter la salle de L'Invocation où il a l'occasion de rencontrer l'auteur de son choix grâce à la machine à remonter le temps (salle à prépaiement), à moins qu'il ne préfère le Plateau Salomé où il peut se payer la tête d'un auteur abhorré, ou la Salle Dorian Gray pour contempler la vérité de sa propre image, avant d'entrer dans la Salle Z, où le petit Zappeur romanesque le mêle à ses héros.

Tout au long des couloirs sont disposées des stations de transfusion de la Connaissance, permettant de surmonter les difficultés linguistiques, et l'on accède par un escalier dérobé à la Salle de la Clarté, où l'on comprend ce que les philosophes ont voulu dire. Donnant sur les jardins intérieurs, le Gargantua offre à son menu « Des mets et des mots ».

Quant aux bibliothécaires, ils disposent de machines automatiques à régénérer le papier, à détruire les livres « frivoles ou inutiles ou dangereux » ; ils ont un Catalogueur-indexeur mécanique, une machine à réécrire les livres mal écrits, une machine qui dispense de lire, enfin un Balai mécanique pour chasser les lecteurs indésirables.

Laissons là l'utopie, même si ce jeu masque sous des appellations non contrôlées, des réalités de demain. Il est certain que cet exercice de l'imagination est trop imprégné de la tradition bibliothéconomique du XXe siècle, avec son bâtiment de plus en plus vaste et luxueux. La bibliothèque de l'avenir ne sera peut-être ni « biblio- » ni « -thèque ». Pour faire face à la croissance de la production imprimée, la solution consistera à recourir à des modes de stockage condensé. La bibliothèque devra répondre à ces exigences contradictoires : posséder toute la littérature existante et la mettre à disposition simultanément partout et pour tous.

L'idéal pour le lecteur est d'avoir la bibliothèque publique chez soi, l'idéal pour le bibliothécaire est de pouvoir contrôler de manière absolue les ouvrages dont il a la responsabilité. Cette contradiction ne peut être levée qu'à l'aide des moyens technologiques nouveaux. Ni biblio- ni -thèque, ce sera peut-être un complexe d'ordinateurs sur lesquels on sera branché et qui fourniront toutes les informations utiles ou permettront de sortir un roman ou des poèmes sur son imprimante laser chez soi. La civilisation de demain qui autorisera ce luxe inouï d'avoir tout à disposition par le truchement des réseaux informatisés négligera peut-être l'aspect social de la bibliothèque, lieu de rencontre pour les lecteurs, milieu propice à la réflexion comme à l'échange des idées.

La bibliothèque de l'avenir devra donc offrir ces deux types de services : l'un dans les espaces de rêve évoqués au chapitre précédent et l'autre chez soi, au moyen de la technique moderne offerte par les largesses des gouvernements éclairés.

avril 1989

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Tableau 1 - Accroissement des collections de 1936 à 1985

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Tableau 2 - Extrapolation rétrospective de l'accroissement des collections

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Tableau 3 - État des collections, projection selon la norme (x6)

  1. (retour)↑  Louis-Sébastien MERCIER, L'An Deux mille quatre cent quarante. Réve s'il en fût jamais, Londres, 1776, extraits des pages 174-177.
  2. (retour)↑  L'art divinatoire se rencontrait déjà chez les Anciens, les prophètes de l'Ancien Testament, les oracles grecs, les apocalypses. L'une des caractéristiques est le langage hermétique dans lequel ces prévisions sont enfermées.
  3. (retour)↑  Cf. Encyclopaedia universalis, 2e éd., t. XV, p. 726, article sur la « Recherche scientifique ».
  4. (retour)↑  Jean-Pierre CLAVEL, Un demi-siècle des grandes bibliothèques suisses à travers la statistique, Berne, 1987, non paginé.
  5. (retour)↑  Le comte PIOUTEUR, d'origine américaine, a légué son héritage à l'humanité vers les années 1950.
  6. (retour)↑  PUYSEGUR, La Grande bibliothèque, Paris, Flammarion, 1984, p. 23.