Bibliothécaire de l'an II

Entretien exclusif (et imaginaire) avec Georges Toscan, bibliothécaire du Muséum national d'histoire naturelle

Catherine Gaziello

Interview imaginaire de Georges Toscan, premier responsable de la bibliothèque du Muséum d'histoire naturelle. Créée en 1793, la bibliothèque fut placée sous la tutelle de l'assemblée des professeurs et du " commissaire à la bibliothèque ", Jussieu, qui devait mener une politique très active d'acquisitions. La nomination d'un bibliothécaire n'intervint qu'un an après.

Imaginary interview of Georges Toscan, the first librarian of the Natural history museum. Created in 1793, the library was placed under the supervision of the teachers group and of the representative, Jussieu, who had an active acquisition policy. A proper librarian was appointed only one year later.

Catherine Gaziello. Georges Toscan, vous êtes le premier bibliothécaire du Muséum, un « soldat de l'an II », puisque vous avez été nommé en juillet 1794 (thermidor an II) ?

Georges Toscan. Je suis en effet le premier bibliothécaire de la toute nouvelle bibliothèque du « Musaeum », comme on disait alors. Il existait bien une collection de livres dans le Cabinet du ci-devant roi, constituée depuis les jours lointains de la naissance du Jardin des plantes, un siècle et demi auparavant, mais de bibliothèque point, de bibliothécaire moins encore ! La bibliothèque fut, avec le Muséum lui-même, l'œuvre de la Convention, éclairée par les adresses successives que les officiers du Jardin et du Cabinet d'histoire naturelle présentèrent à l'Assemblée nationale : l'affaire prit plus de trois ans avant que le décret du 10 juin 1793 (pardonnez-moi d'utiliser encore parfois l'ancien stylé...) institue le Muséum d'histoire naturelle. Le titre III du décret est entièrement consacré à la création d'une bibliothèque, mais le comité d'Instruction publique supprima le paragraphe qui, dans le projet présenté par les citoyens Fourcroy, Thouin et Jussieu réunis en commission, prévoyait le recrutement d'un bibliothécaire. L'assemblée des professeurs y pourvut plus tard - le 10 thermidor an II pour être exact - et me jugea digne de remplir cette place utile aux sciences et à la Nation.

CG. Utile, certes, mais pas indispensable, du moins au début: vous avez été nommé alors que la bibliothèque existait déjà depuis un an ! Il me semble que c'est un délai considérable ?

GT. Non, bien au contraire, les professeurs du Muséum firent diligence. Songez au temps que nous vivions et aux multiples tâches qui les sollicitaient : chacun était botaniste, zoologiste, minéralogiste, ou que sais-je encore; il leur fallait conjuguer travaux et publications savantes avec les fonctions de professeurs, d'administrateurs, inventorier les jardins et les collections des émigrés et des ci-devant propriétés royales, et même loger et nourrir les animaux des ménageries foraines, que le procureur général de la Commune de Paris avait donné ordre de mener au Jardin des plantes, attendu qu'ils causaient encombrement sur les places publiques et pouvaient même, par suite de la négligence des gardiens à l'égard des bêtes féroces, devenir un danger pour les citoyens. Ce fut un bel attroupement, le jour où débarqua impromptu cette arche de Noé !

La bibliothèque n'était qu'une parmi bien d'autres tâches; on commença cependant à s'en occuper aussitôt, au moins pour la constitution du fonds, car le décret de la Convention prévoyait d'abord la réunion aux livres déjà existants des doubles de ceux de la « grande bibliothèque nationale » comme on l'appelait alors; il prescrivait aussi de prélever pour la bibliothèque du Muséum dans les maisons ecclésiastiques supprimées et dans les autres bibliothèques nationales les ouvrages de chimie, de botanique, de zoologie et des voyages qui avaient rapport à l'histoire naturelle. Les livres se sont vite entassés, au point de faire apparaître la nécessité de recruter quelqu'un pour ordonner ce monceau d'ouvrages, les mettre à la disposition du public et, croyez-moi, le Muséum s'est vite trouvé envahi de savants et d'étudiants naturalistes, avides d'accéder à tous ces livres ! Enfin, encore fallait-il obtenir les crédits nécessaires aux appointements du personnel, et le gouvernement devait faire face à bien des dépenses plus urgentes. Vous conviendrez que, dans ces conditions, un délai d'un an était très raisonnable.

CG. Vous dites qu'on travailla à la bibliothèque dès la publication du décret. Mais qui donc, s'il n'y eut pas de bibliothécaire avant votre arrivée ?

GT. Deux professeurs du Muséum, les citoyens Daubenton et Jussieu, réunis à deux commissaires de l'Assemblée nationale, furent autorisés à venir examiner et faire emporter les doubles des ouvrages d'histoire naturelle de la Bibliothèque nationale que le citoyen Chamfort avait, dès le 20 août 1793, reçu ordre de faire rassembler à cet effet. Ils obtinrent aussi de pouvoir choisir les livres dans les dépôts constitués à partir des bibliothèques des maisons ecclésiastiques supprimées, et ils le firent avec beaucoup de discernement et plus encore de zèle, car les professeurs du Muséum ne demandaient qu'à prendre tout ce qui pouvait aider à leur enseignement... On ne fit rien d'autre la première année.

Le décret de 1793 prévoyait bien qu'il serait dressé par l'un des professeurs, choisi par l'assemblée du Muséum, un catalogue des livres de la bibliothèque, mais vous pensez bien que le citoyen Daubenton, vénérable vieillard de soixante-dix-sept ans et chargé en outre de la direction du Muséum, ne pouvait guère travailler à des cartes de catalogue (des fiches, comme vous dites maintenant). Quant au citoyen Jussieu, à qui ses collègues confièrent toujours le soin particulier de la bibliothèque, il sut fort bien sélectionner pour elle les livres les plus utiles, mais de là à rédiger lui-même le catalogue des livres... Il avait bien assez de celui de ses plantes, qu'il venait de publier en 1789 !

CG. Est-ce à dire que selon vous un professionnel est indispensable pour effectuer la partie « technique » du travail, notamment le classement, le catalogage, mais que pour le choix des acquisitions mieux vaut un spécialiste des sciences naturelles ?

GT. Il n'y avait pas, à mon époque, de « professionnels » des bibliothèques. La plupart des bibliothécaires que la République trouva ou mit en place étaient des amateurs qui possédaient le goût de l'expérience des collections de livres, souvent des ci-devant gens d'église à qui leur état avait donné le loisir et l'absence de soucis matériels nécessaires pour s'adonner aux plaisirs de l'étude et acquérir une compétence en matière d'administration des bibliothèques. Aucun d'entre eux n'aurait eu cependant la connaissance profonde et spécialisée que possédait le citoyen Jussieu sur tout ce qui touchait aux sciences naturelles. Un bibliothécaire ne peut tout savoir sur tout, c'était déjà vrai à mon époque ! Aussi l'aide de spécialistes ne lui est-elle pas inutile, surtout dans une bibliothèque... « spécialisée ».

CG. Et vous-même, sur quels critères avez-vous été recruté ?

GT. Dans le même temps que se préparait la création du Muséum, je publiai un Mémoire sur l'utilité de l'établissement d'une bibliothèque au Jardin des plantes, chez les directeurs de l'imprimerie du Cercle social, rue du Théâtre-Français. J'étais le premier à exprimer publiquement cette idée et les professeurs du Muséum s'en souvinrent, quand il leur fallut trouver un bibliothécaire. Par la même occasion, je rendais un discret hommage à l'illustre Bernardin de Saint-Pierre, qui présidait alors aux derniers jours du Jardin du roi.

Cet opuscule (24 pages !) me permettait aussi de caractériser mon amour pour la chose publique et mes connaissances, à toutes fins utiles... Car les sciences naturelles ne m'étaient pas étrangères : né au sein des Alpes, je conçus de bonne heure un vif amour pour l'étude de la nature et j'accompagnais le médecin Villars et Liottard dans leurs excursions botaniques. Je parcourus avec ces deux naturalistes toutes les montagnes du Dauphiné (Villars travaillait alors à son histoire des plantes de cette ci-devant province). A vingt-deux ans, je fus envoyé à Constantinople en qualité de second secrétaire de l'ambassade de France. A cette époque (c'était au commencement de l'année 1780), le gouvernement adressa à l'ambassadeur de France et à tous les consuls du Levant un catalogue de plantes orientales dont le citoyen Thouin, alors jardinier en chef, souhaitait enrichir le Jardin des plantes. Cette recherche me fut confiée. J'y travaillai deux ans avec l'ardeur d'un botaniste ! A la vérité, le succès de mes travaux ne répondit pas à mon attente : quelques plantes à peine, sur toute ma moisson, figuraient sur la liste... Je les envoyai cependant et ne pensais guère alors à m'en faire un mérite. Mais je crus bon de rappeler mes voyages, et les envois que j'avais faits au Jardin, lorsque je sollicitai la place de bibliothécaire du Muséum...

CG. Vous aviez en quelque sorte « préparé le terrain » ?

GT. Que voulez-vous, citoyenne, j'étais encore jeune, point ignorant et je voulais poursuivre à ma guise l'étude de la nature, tout en assurant ma tranquillité matérielle. Je ne pouvais prétendre à une chaire de professeur, je ne suis pas un vrai savant, ni même un naturaliste amateur, tout au plus un « ami de la nature »; je ne connaissais d'ailleurs personne au Jardin des plantes au point de m'en faire recommander. Mais la bibliothèque, c'était autre chose : juste assez spécialisée pour que j'y sois agréé plus volontiers qu'un candidat aux connaissances encyclopédiques, pas autant cependant qu'un enseignement pour lequel d'autres avaient plus de titres que moi. D'ailleurs à qui s'adresser, de qui solliciter les grâces en de pareilles circonstances ? Plus de rois, plus de princes, les grands de ce monde morts, en exil, ou devenus ennemis de la nation; restaient les célébrités de l'esprit, comme Bernardin de Saint-Pierre, dont je pouvais espérer l'appui; même avec ces derniers, la prudence était de mise en des temps si troublés : regardez Lavoisier, Condorcet, Bailly... Tel grand homme un jour était sans crédit le lendemain, heureux encore s'il gardait la tête solidement fixée sur ses épaules ! J'habitais l'hôtel d'Aligre, rue Bailleul; je n'avais que quelques pas à faire pour voir passer par la rue Saint-Honoré toute proche les charrettes de condamnés en route pour la place de la Révolution et la guillotine; ce genre de voisinage incite à la prudence.

CG. Votre nomination intervient le lendemain même de la chute de Robespierre ; c'est évidemment un hasard ! Permettez-moi cependant de vous interroger sur vos opinions politiques : pensez-vous qu'elles ont joué un rôle dans le choix que l'on fit de vous ?

GT. Je dus en effet donner des gages de mon zèle révolutionnaire lorsque je briguai le poste de bibliothécaire, oh ! juste ce qu'il fallait... Je m'en suis tiré en déclarant, quant à mon patriotisme, qu'il me suffisait de dire que ce n'était pas dans une vie employée à méditer sur la nature que l'on nourrissait des idées et des habitudes serviles. Les professeurs du Muséum étaient des patriotes, mais eux-mêmes se gardèrent toujours des excès, n'est-ce-pas ? Nous nous sommes parfaitement compris; ils ont eu la bonté d'assurer le Comité de salut public de mon ardent amour pour les sciences et les vrais amis de l'Egalité et de la Liberté : la caution de leur sagesse s'avéra suffisante.

CG. En quoi consistait votre travail à la bibliothèque ?

GT. J'ai d'abord continué le travail entrepris par les professeurs avant ma nomination : j'avais presque aussitôt obtenu à mon tour l'autorisation de me transporter dans tous les dépôts littéraires pour y reconnaître les livres propres à compléter la bibliothèque. Les conservateurs des dépôts devaient m'aider dans mes recherches, en occupant leurs employés à faire le triage des cartes des livres d'histoire naturelle, mais j'ai eu quelque mal à obtenir leur concours, notamment à l'Arsenal.

J'amassais ainsi pour le Muséum de précieux livres venus de toutes parts : des bibliothèques ecclésiastiques, Capucins, Carmes, Feuillants, Jacobins, Minimes, de l'abbaye Saint-Victor et de Saint-Nicolas du Chardonnet tout proche, etc., des collections des personnes condamnées ou émigrées, Condé, Malesherbes, Gilbert de Voisins, Houdainville, Liancourt... Puis ce furent des livres venus de l'Europe entière, d'Italie par exemple, où le citoyen Thouin, professeur de culture au Muséum avait suivi les armées de la République et choisissait pour notre établissement livres et objets d'histoire naturelle, jusqu'aux fermes italiennes dont il levait croquis et plans pour en faire exécuter des maquettes à Paris ! J'ai dû ensuite installer tous mes trésors au premier étage de la galerie de zoologie, dans la dernière grande salle au sud. Il fallut d'ailleurs faire des travaux et j'ai lutté pour obtenir le financement et la construction d'un couloir d'accès à la bibliothèque !

En même temps, je devais m'occuper de restituer les livres pris au citoyen Malesherbes (le fleuron de notre collection, une pitié que de devoir les rendre...) et les déménager - en sens inverse ! - a désorganisé la bibliothèque quelque temps. L'assemblée des professeurs avait justement décidé, le 4 messidor an V, que la bibliothèque serait ouverte au public tous les jours, décadi excepté, depuis onze heures du matin jusqu'à deux heures de relevée, ce qui ne m'arrangeait pas du tout : impossible de mettre les livres en ordre et en même temps de surveiller les lecteurs - car personne n'était autorisé à emporter un ouvrage sous quelque prétexte que ce soit, mais il pouvait arriver qu'un lecteur entraîné par la soif de connaissance oublie les règlements... En outre, si nous faisions nos déménagements pendant les heures d'ouverture, les lecteurs ne pouvaient plus travailler en silence et s'en plaignaient auprès des professeurs ! Ces derniers voulaient tous quelque chose : Lamarck tel livre de Martin sur les coquilles, Desfontaines les ouvrages de Jacquin, chers et difficiles à trouver. J'écrivais aussi pour demander que l'on achète trois douzaines de chaises pour les lecteurs, une table supplémentaire, des encriers; j'écrivais pour avoir du personnel; j'écrivais pour recevoir mes appointements...

J'étais bien occupé, plus que je l'avais imaginé au moment où je demandai le poste, et pas de la façon que je me figurais alors : j'avais à peine eu le loisir de publier un petit ouvrage bien attendrissant sur le lion de la ménagerie, de signer quelques articles empreints de sensibilité sur l'instinct des animaux dans la Décade philosophique : j'avais aussi entrepris avec le citoyen Duval une traduction des voyages de Spallanzani dans les Deux-Siciles et dans les Apennins, quand de nouveaux ordres du ministre de l'Intérieur m'ont été transmis pour exécution par le citoyen Lamarck au nom de l'assemblée des professeurs : en l'an VII le ministre prescrivait en effet à l'administration du Muséum de faire procéder au catalogage des livres. Ma foi, j'ai cependant fini ma traduction en l'an VIII. Cette année-là, j'ai aussi fait paraître un ouvrage assez conséquent sur ce qui me tient le plus à coeur, la nature et les animaux de la ménagerie; à vrai dire, j'y réutilisais mon opuscule sur le lion de la ménagerie, qui avait eu son petit succès...

CG. Il me semble que vos essais littéraires vous passionnaient plus que les travaux de déménagement, de catalogage, bref de gestion quotidienne de la bibliothèque. Un travail considérable a pourtant été fait; comment y êtes-vous parvenu ?

GT. Je dois avouer que je n'étais pas seul, fort heureusement ! D'abord il y eut toujours un « commissaire à la bibliothèque » à l'assemblée des professeurs, mon supérieur direct en quelque sorte et jusqu'en 1826, ce fut Antoine-Laurent de Jussieu, professeur de botanique à la campagne et l'un des fondateurs de la bibliothèque. Il ne cessa jamais de s'intéresser à la bonne marche de la bibliothèque et de veiller à ses intérêts : il prodiguait ses conseils pour les acquisitions, s'entremettait pour obtenir de l'assemblée des professeurs l'augmentation des crédits qui m'étaient alloués ou le recrutement de personnel.

CG. Cette tutelle ne vous pesait-elle pas ?

GT. Elle était nécessaire dans la mesure où, je vous l'ai dit, je n'étais pas assez savant pour me passer de ses conseils. Au demeurant, la bibliothèque était faite pour les professeurs et les étudiants du Muséum, rien que de très normal à ce que l'assemblée des professeurs ait eu son mot à dire sur ce qui s'y faisait et ce qu'on y trouvait. Pour moi, ce me fut un précieux secours, qui m'ôtait le souci de superviser moi-même le développement de la bibliothèque et me laissait le loisir de me consacrer à mes petites publications.

Quant au travail quotidien, je disposais d'un sous-bibliothécaire, le citoyen Launay, nommé en même temps que moi sur proposition de l'assemblée des professeurs pour m'aider dans mes fonctions et me suppléer lorsque je ne pouvais remplir mon service. On choisit Launay pour son patriotisme, comme il était de règle en ce temps-là, mais aussi parce qu'il connaissait plusieurs langues et qu'il était connu pour son goût et son application aux sciences naturelles. Au début, je n'eus que ce collaborateur; lorsque la restitution des livres de Malesherbes vint si malencontreusement accroître notre travail, je demandai aux professeurs l'autorisation de recruter quelques mois un copiste.

Je proposais de le choisir parmi ceux que le citoyen Ameilhon avait déjà employés dans ses bureaux et avait été obligé de réformer, faute de crédits pour les rémunérer. C'est ainsi que j'ai pu recruter le citoyen Gauvain, dès l'an IV. Il était d'ailleurs courant de recruter du personnel temporaire pour toutes les tâches techniques dans les bibliothèques de la Révolution, il y avait tant à faire que le personnel permanent n'y aurait pas suffi... Quant aux inventaires et aux catalogues, nous avons reçu en l'an VII des instructions précises et détaillées du ministre de l'Intérieur sur la manière de procéder, avec modèle et exemples à l'appui : il ne me restait plus qu'à les exécuter, ou plutôt à veiller à leur exécution par mon collaborateur Launay.

CG. Somme toute, vous étiez content de votre sort ?

GT. Mais certainement ! J'avais un emploi rémunéré, considéré, tel qu'il sied à un homme de lettres; dans des temps difficiles, j'avais trouvé un refuge. Les premières années furent un peu bousculées par les arrivées et les départs de collections, le recrutement du personnel, la mise en route des inventaires, mais ensuite je ne me suis jamais trouvé trop occupé. Ce n'est pas sans raison que je n'ai plus jamais quitté la bibliothèque et que j'y suis resté plus de trente ans...