Catalogue collectif et échange de documents
Une utopie révolutionnaire ?
Hélène Richard
Historique des projets d'organisation des fonds issus des confiscations révolutionnaires et regroupés dans des dépôts littéraires. Dès 1790, des instructions générales ont réglementé la conservation, le classement et le catalogage des collections. Un catalogue collectif a commencé à se mettre en place en utilisant des cartes à jouer ; sa réalisation devait faciliter les échanges de documents destinés à alimenter les bibliothèques de districts. La suppression de ces bibliothèques, puis celle des bibliothèques centrales en 1803, ont mis fin à un projet dont la réalisation avait buté sur trop de lenteurs et de difficultés.
Historical survey of the management of the stocks derived from the revolutionary confiscations and gathered in literary stores. In 1790, collection preservation, classification and cataloguing were already controlled. A union catalogue began to appear, using playing cards ; it was supposed to facilitate document exchanges between district libraries. The abolition of the central and of the district libraries in 1803 put an end to a project which had met too many problems.
IL est peu d'époques où l'on se soit autant intéressé au livre, à sa production et à sa diffusion que pendant la période révolutionnaire. Pour le monde du livre, les années 1789 à 1799 furent considérables et « fondatrices », par l'abolition de la censure, la permission pour chacun d'exercer le métier d'imprimeur ou de libraire, la protection du droit des auteurs et la création des bibliothèques. La naissance de ces dernières a déjà fait l'objet de nombreux travaux et d'autres sont en préparation 1. Aussi cet article se limitera-t-il aux efforts faits pendant cette période pour l'élaboration d'un catalogue collectif et la répartition cohérente de documents entre les bibliothèques, problèmes bibliothéconomiques encore, ô combien, à l'ordre du jour dans notre pays.
En matière de bibliothèques, la Révolution n'a agi que sous la pression des événements, et plus précisément sous celle des tonnes de livres qu'elle avait accumulés. Le premier élément des collections de « livres nationaux » qu'elle constitua remonte au décret du 2 novembre 1789, mettant à la disposition de la nation les biens ecclésiastiques des communautés religieuses supprimées. Trois millions de volumes, auxquels devaient s'ajouter, le 9 février 1792 (les premières mesures conservatoires furent prises le 10 octobre 1792), les bibliothèques des émigrés, le 12 août 1793 celles des académies, des sociétés, des communautés et, enfin, à partir de l'an II, les livres rapportés des pays conquis : Belgique, Italie...
Donner l'exemple à toute l'Europe
Ces livres faisaient tous partie du domaine national et devaient être conservés, au moins tant qu'il n'aurait pas été statué sur leur destination ultérieure. Malgré le goût de beaucoup d'hommes de la fin de l'Ancien Régime pour une culture non livresque et pour l'« Ecole de la nature », il ne fut jamais question de ne pas garder tous ces ouvrages, dont le constituant Villar, ami de Grégoire, disait : « L'Europe ne cessera jamais de nous envier cet immense dépôt des connaissances humaines ». Leur sort dépendait de deux comités, le Comité ecclésiastique et le Comité d'aliénation des biens nationaux, qui, assemblés sous le nom de Comités réunis, chargèrent la Commission des Quatre nations d'étudier ce problème. Elle adopta très vite le projet présenté par Lefèvre d'Ormesson et qui devait permettre :
« 1. de faire connoître tous les livres dont il est maintenant possible de procurer lecture au public ;
2. de ne vendre que ceux qu'on ne pourra jamais regretter de ne plus avoir ;
3. de conserver les plus beaux exemplaires ;
4. de procurer aux départemens dans le ressort desquels il manque un livre utile, les doubles [...] qui se trouvent superflus dans un autre département ;
5. de faire former en peu de temps le catalogue de chacune des bibliothèques des départemens, puisque les cartes se trouveroient déjà faites, et les livres bons ou inutiles distingués, d'y énoncer de la même manière dans tout le Royaume les titres des livres semblables, d'en connoître le numéro, de faire classer tous les ouvrages dans le même ordre, et d'employer les mêmes lettres ou chiffres de subdivision, de manière qu'un sçavant françois ou étranger voyageant en France puisse dans toutes les bibliothèques trouver sous la même lettre et dans le même ordre tous les livres que chaque bibliothèque contient sur une même matière, et enfin de pouvoir conserver pour les livres la note de l'ancienne maison d'où ils proviennent, parce qu'il est souvent nécessaire aux sçavants d'être instruit que le manuscrit ou le livre imprimé anciennement étoit autrefois le livre de telle maison ecclésiastique ou religieuse, dont les anecdotes particulières attestent l'authenticité et la date, quoique le même livre n'en contienne quelquefois aucune mention ;
6. de mettre la France à portée de donner la première à toute l'Europe l'exemple de la Bibliographie générale contenant l'indication de tous les différents ouvrages qui existent dans ces établissements publics littéraires, avec le numéro du département où on peut le trouver. » 2
Le but de l'opération proposée par d'Ormesson dépassait très largement la nécessité dans laquelle on se trouvait, de décider de l'avenir de tous ces livres accumulés et progressivement réunis dans les « dépôts littéraires ». Mais il est vrai que c'était là une occasion merveilleuse d'organiser rationnellement les bibliothèques, leur répartition et leurs fonds, d'en simplifier la gestion par un classement identique partout et par un catalogage unique, repris dans les différentes bibliothèques. Quant à l'intérêt, pour les savants, de connaître, non seulement tous les livres disponibles dans les collections publiques, mais aussi leur provenance, permettant de reconstituer les bibliothèques privées antérieures, il n'était pas à démontrer. Aussi n'y eut-il aucune objection au projet de d'Ormesson et commença-t-on son exécution à Paris dès le début de 1791.
Du bon usage des cartes à jouer
Pour les dépôts de province, il importait avant tout de conserver les collections, le catalogue serait effectué ensuite. Aussi fut adressée à tous les districts une Instruction concernant la conservation des manuscrits, chartes, sceaux, livres imprimés..., datée du 15 décembre 1790. On y expliquait que « rien n'est plus nuisible aux manuscrits que l'humidité : on se gardera donc d'en placer aucun sur le plancher, ni même sur des tablettes trop voisines du plancher ; on établira des courants d'air, autant qu'il sera possible, afin d'empêcher l'air stagnant de produire [...] une fermentation qui ne tardera pas à les altérer. On en secouera la poussière, car elle contribue à la génération des insectes. Enfin, on ne négligera aucun des moyens qu'on emploie ordinairement contre les rats et les souris... [...] On emploiera, dans les déplacements [des livres], le plus d'ordre qu'il sera possible, pour que les divisions déjà établies dans les bibliothèques puissent subsister... » 3. Les collections devaient, bien sûr, être maintenues sous scellés.
Cette instruction en annonçait une autre, rédigée le 15 mai 1791 et envoyée dans tous les départements pour être adressée aux districts. Celle-ci était destinée à étendre le catalogue préconisé par d'Ormesson à tous les dépôts de France, afin de substituer aux inventaires simples tels qu'ils avaient été demandés lors de toutes les confiscations, des catalogues susceptibles d'alimenter la Bibliographie générale. Cette instruction nous donne des renseignements très précis sur la façon dont devaient être établis ces catalogues. Elle commençait par en préciser le but 4: « procurer une connoissance exacte de tous les livres... qui existent dans celles des bibliothèques de chaque département qui font partie des biens nationaux ». Les personnes qui devaient y être employées devaient avoir « quelque teinture de lettres et... [savoir] au moins la langue latine ».
Le travail était simple : tout d'abord numéroter les livres, du premier - « le premier de la première planche de la première armoire », à gauche - au dernier, en glissant dans chaque volume un fichet (ou carte à jour coupée) numéroté. Ensuite, on devait reporter ce numéro sur une carte à jouer (plus économique que du papier fort de même format) et y ajouter le titre du livre, transcrit exactement, « observant d'y faire entrer et les mots qui caractérisent la matière et les noms de l'auteur, avec le nom du lieu où l'ouvrage aura été imprimé, celui de l'imprimeur ou libraire, la date de l'année et le format du livre ». En outre, on devait signaler, avec des abréviations, toutes les particularités des volumes : reliure, exemplaires sur vélin, exemplaires réglés, présence de marges, figures..., ainsi que le nombre de volumes et les éventuels volumes manquants. « Comme il est essentiel d'avoir, autant qu'on le peut, le nom de l'auteur, il faut examiner si ce nom, lorsqu'il ne se rencontre pas au frontispice du livre, ne se trouve point à l'épître dédicatoire, dans l'approbation, ou même dans le privilège. Quand on n'aura aucun moyen de découvrir le nom de l'auteur, on copiera le titre ainsi qu'il a été indiqué plus haut, et on soulignera le mot qui spécifie plus particulièrement l'ouvrage. Si c'est un livre d'architecture, on tracera une ligne sous ce mot ; si c'est un livre sur le patriotisme, le mot patriotisme sera souligné ; si c'est une bible, on soulignera le mot bible. »
La carte était complétée, en bas, d'un point, toujours placé à gauche, pour marquer l'endroit où devait passer le fil destiné à réunir les cartes, puis de l'indication du département où se trouvait l'ouvrage, de la commune et de la collection ancienne à laquelle il appartenait. Les fiches étaient classées par ordre alphabétique unique auteurs-sujets (classement longuement expliqué dans l'instruction). Les cartes étaient ensuite adressées à Paris, au Bureau de la bibliographie, ficelées, enveloppées de toile cirée et mises dans des boîtes, après avoir été recopiées sur des registres conservés localement. Les envois étaient numérotés, afin de diminuer les risques d'erreur ou de perte.
A Paris, les cartes devaient être dépouillées et reportées sur de grandes feuilles in-4°. Les notices des incunables étaient également recopiées sur d'autres feuilles, afin d'en préparer un catalogue particulier. Lorsqu'arrivaient des cartes, on rajoutait, au besoin, les localisations nouvelles sur les feuilles déjà faites, ou l'on en faisait d'autres. Les cartes étaient elles-mêmes annotées des mentions « Tr [ouvé] » ou « Aj [outé] ». Les feuilles des ouvrages anonymes devaient être classées selon la classification (en cinq classes) des librairies de Paris, tandis que les feuilles des autres livres étaient rangées dans l'ordre alphabétique des auteurs.
Une terrible lenteur
Les réactions locales furent dans l'ensemble fort lentes : ce catalogue semblait parfois de peu d'intérêt pour les administrateurs des districts, absorbés par d'autres problèmes ; ils avaient en outre du mal à trouver du personnel qualifié. Le plus souvent, ils doutaient que tous les livres dussent être catalogués. Dans la correspondance entre les administrations locales et les Comités réunis abondent les lettres à ce sujet. Les Comités réunis répondaient ainsi aux administrateurs du département de la Nièvre : « Les Comités réunis, MM, ont examiné avec attention vos observations sur le peu de valeur des 6 à 7 000 volumes qui se trouvent dans le district de La Charité et sur l'économie que présenterait dans votre département un catalogue d'une forme beaucoup plus succincte que celle prescrite par l'instruction du 15 mai, A côté de la diminution de la dépense il se présente un autre inconvénient qu'une grande administration doit peser dans sa sagesse. C'est de perdre pour toujours un exemplaire unique d'un livre quelconque qui, ne renfermant rien de curieux ni pour le contenu ni pour la beauté des caractères, se trouve cependant le seul en France et par cela mérite d'être conservé. Une seconde considération non moins importante est que les livres peuvent convenir aux établissements tels que séminaire ou lieu d'institution publique, dont l'établissement pourrait être formé par la suite, mais auxquels on ne peut destiner les livres qu'autant qu'ils seront connus. C'est par ces motifs et ceux du rapprochement général de toutes les richesses littéraires des établissements publics de France que les Comités ont décidé et persistent à demander les cartes... » 5.
Très nombreuses aussi furent les instructions qui interdisaient la vente des livres. Il est difficile de savoir combien disparurent à cette époque. Mais il est certain qu'une grande part d'ouvrages religieux, constituant ce «fatras théologique » que les employés des départements jugaient inutile d'entrer dans leurs catalogues car ils ne « valaient pas la carte », furent vendus, brûlés, transformés en cartouches. Des bibliothèques entières disparurent, vendues comme celle de Saint-Maixent, détruites par un incendie, comme ce fut le cas du dépôt littéraire de Saint-Germain-des-Prés, ou encore perdues. Les commissaires du district de Saint-Omer signalaient des livres de chant trouvés parmi les manuscrits de la Cathédrale et ne décrivaient les volumes que par leur taille et leur intérêt pour les canons de 4...
Il fallut aussi empêcher les destructions des livres portant des traces de la monarchie (fleurs de lis, reliures aux armes, épîtres dédicatoires...). Ainsi, l'observation du 25 vendémiaire an III disait-elle : « Voltaire lui-même sera considérablement réduit si on le dépouille de tous ceux de ses ouvrages faits pour les grands ou faisant l'histoire flattée des grands; cet homme extraordinaire, à qui peut-être nous devons la Révolution française, sera donc puni des ménagements qu'il fut obligé de prendre pour faire circuler ses productions hardies et pour faire lire, même dans les cours les plus corrompues, les ouvrages profonds qui prononçaient leur anathème et préparaient leur destruction... ».
Les délais annoncés par d'Ormesson pour l'établissement du catalogue (quatre mois pour Paris) n'avaient pas été respectés et les cartes provinciales arrivaient avec une terrible lenteur. Mais il fut décidé par la Législative de le poursuivre et d'insister auprès des départements pour activer l'entreprise. La Convention en fit autant, tout en apportant quelques modifications nécessaires. Le travail était loin d'être satisfaisant, tant à Paris qu'en province, où le personnel compétent semblait très difficile à trouver et où les bibliothèques continuaient à être vendues ou pillées. La lenteur était telle que l'on ne pensait pas que le travail aboutirait avant quarante ans. Commençait aussi un essai de tri : les membres de la Commission de bibliographie devaient noter sur les feuilles les ouvrages à garder et ceux à vendre. Cette tentative fut vivement critiquée par les divers membres du Comité d'instruction publique, qui en dénonçaient l'arbitraire. Et en janvier 1792, un nouvel arrêté prescrivait que la vente de certains ouvrages ne serait décidée qu'au complet achèvement du travail de bibliographie.
Des bibliothèques publiques pour tous
Dès 1790, des propositions avaient été faites afin que les livres confisqués soient le noyau des bibliothèques publiques, que le gouvernement devait créer afin de permettre le développement de l'instruction. Sous la pression des administrations locales, l'Assemblée prit, le 8 pluviôse, an II (27 janvier 1794), un décret qui peut être considéré comme la charte de fondation des bibliothèques. Il fut décidé d'en créer une par district. Les administrations de chaque district devaient adresser un projet d'aménagement et un devis estimatif de la dépense nécessaire au Comité d'instruction publique, qui devait donner son avis. « Pour déterminer les livres... qui seront définitivement conservés dans chaque bibliothèque, ou qui devront être transférés d'un dépôt dans un autre, aliénés ou supprimés, le Comité d'instruction publique présentera à la Convention nationale un projet de décret sur la formation d'une commission temporaire à qui ce travail sera confié » 6.
Ce décret n'était, en fait, pas applicable directement, si ce n'est pour les villes où existait auparavant une bibliothèque publique, qui fut alors réouverte. Quant aux fonds des nouvelles bibliothèques, ils étaient mal précisés, y compris dans leurs rapports avec les dépôts littéraires. En ce qui concerne ces derniers, le décret ordonnait la poursuite des catalogues et demandait qu'ils soient achevés d'ici quatre mois au plus tard.
Le Comité d'instruction publique, responsable des travaux du Bureau de bibliographie, chargea Grégoire de rédiger un mémoire pour en rendre compte à la Convention. Ce mémoire, lu le 22 germinal an II (11 avril 1794) , a été souvent réimprimé. Il rappelle les travaux entrepris depuis 1790, les difficultés rencontrées et précise les objectifs, qui ne sont plus ceux de d'Ormesson. La Bibliographie générale de la France lui paraît impossible à réaliser. En revanche, le catalogue lui semble être le préalable indispensable à la distribution des livres dans les bibliothèques : « Si chaque district considérait comme sa propriété exclusive tout ce qui appartient à la nation dans son arrondissement, il en résulterait, par exemple, que le district de Mont-Doubleau, département de Loir-et-Cher, n'aurait pas un seul volume, et que celui de Saint-Dizier, département des Vosges, en aurait trois cent mille. L'instruction étant le besoin de tous, la Convention nationale veut la faire filtrer dans tous les rameaux de l'arbre social. Elle.pèsera les réclamations des communes qui réclament des bibliothèques. » Son rapport rappelait l'esprit de l'arrêté du Directoire de Seine-Inférieure, pris quatre jours auparavant et qui disait: « L'art d'éclairer une grande nation ressemble à celui de l'illumination d'une vaste commune ; les quartiers les plus éloignés, les rues les plus étroites n'ont pas moins besoin de réverbères que les grandes places et les rues principales » 7.
Grégoire demandait que l'on fasse poursuivre l'envoi des cartes destinées à l'élaboration de cet indispensable catalogue, dont on devait annoncer l'achèvement d'ici huit ou neuf mois. Pour tenir ces délais, le nouveau chef de la bibliographie, Bardel, proposa de réorganiser le Bureau, avec remplacement de l'opération de copie des cartes par une simple intercalation (sauf pour les manuscrits), allègement du traitement des anonymes, séparés des autres ouvrages dès l'envoi des cartes, et recrutement de quarante-neuf commis ; ce que fit, très rapidement, le Comité d'instruction publique. En effet, Bardel estimait à douze millions les volumes restant à cataloguer, ce qui devait représenter quatre millions de cartes. Comme, selon lui, un commis pouvait intercaler en une journée six cents cartes d'ouvrages dont l'auteur était connu, ou trois cents cartes d'ouvrages anonymes en raison de la difficulté du classement par matière - ce qui représentait 150 000 cartes classées par personne et par an -, il importait d'employer vingt-sept commis à ce travail pour l'achever en une année. A ce nombre s'ajoutaient ceux qui devaient vérifier le travail, copier sur cartes les catalogues arrivant en cahier, assurer la correspondance...
Un tri difficile
Ce travail dépendait bien sûr de la rapidité d'exécution et de la qualité des catalogues provenant des dépôts littéraires. Dans son rapport de 1794, Grégoire s'indignait de trouver dans ces catalogues « à la suite d'une liste informe [...] [la mention] "de plus de trois ou quatre cents volumes [...] en écriture indéchiffrable, vieux et reliés en parchemin, que nous n'avons pas cru devoir énumérer "... Ainsi s'expriment les rédacteurs en parlant des livres les plus précieux, peut-être, de ces dépôts: ils ont jugé les livres sur la couverture, comme les sots jugent les hommes sur l'habit... ». Dans une lettre à la Commission exécutive datée du 15 thermidor an III, le bibliographe du district de Pontoise, Gautrin, fait part de ses difficultés à inventorier certains ouvrages scientifiques: « Se déclarer un sot est un grand sacrifice. C'en est sûrement un bien plus fort de convenir de son ignorance, car Dame Sottise est un don nature et nous ne sommes ignorans que par notre faute; je ne m'en résigne pas moins et vous avoue que je n'y connais rien : ce qui m'a un peu consolé, c'est que j'ai cherché dans toute notre ville quelqu'un qui pût me mettre au fait, et mes compatriotes n'en savent pas plus long que moi là-dessus. Si notre peu de connaissances ne nous fait pas d'honneur, il démontre bien clairement, citoyens, le besoin que nous avons d'une bibliothèque, pour tâcher de nous instruire » 8.
En liant la rédaction des catalogues à la possibilité d'utiliser des livres des dépôts littéraires pour les nouvelles bibliothèques auxquelles étaient, comme on le voit, très attachées les administrations locales, Grégoire et Bardel espéraient faire accélérer l'envoi des catalogues et permettre ainsi la répartition des fonds. Certains districts le comprirent en ce sens. Maillot, bibliothécaire de Doubs-Marat (cy-devant Saint-Hipollite), écrivait ainsi le 29 frimaire en III : « Tous les ouvrages de la bibliothèque viennent d'être inventoriés et numérotés; il résulte qu'il y en a 2 637, qui peuvent fournir 8 à 9000 volumes. Déjà environ 500 sont encartés, où les titres, impressions, formats, &a sont portés sur des cartes; l'on va poursuivre la même opération. Il s'y trouve trois exemplaires de l'encyclopédie d'Yverdon, imprimés en 1770 et les années suivantes; plusieurs exemplaires de l'hystoire de France, de l'hystoire de l'église par Henry, &a. Et une foule d'autres doubles exemplaires en d'autres matières. Peu d'ouvrages de vraie philosophie capables d'élever l'âme et de former l'esprit public. Nous n'avons aucuns ouvrage ni de Rousseau ni de Voltaire. On devroie, ce semble, nous en échanger contre d'autres » 9.
Le décret du 8 pluviôse annonçait dans son article 10, la formation d'une commission temporaire chargée par la Convention de « déterminer les livres, les objets rares, les monumens des arts, d'instruction publique qui seront définitivement conservés dans chaque bibliothèque, ou qui devront être transférés d'un dépôt dans un autre, aliénés ou supprimés ». Cette commission ne fut pas réunie et le Comité d'instruction publique répondit toujours aux administrations des districts que, tant que ne serait pas décidé où et comment seraient fondées ces bibliothèques nationales, implantées dans chaque district, aucune décision ne serait prise.
Restitutions, échanges et ventes : abandon du catalogue
La disparition des districts, entérinée par la constitution de l'an III, rendait caduc le décret du 8 pluviôse, tout comme étaient rendues très difficiles les tâches du bureau de bibliographie, en raison des restitutions de livres qui commençaient à se multiplier. Les premières demandes suivirent le décret du 3 ventôse an III, qui avait autorisé le libre exercice de tous les cultes. Des paroisses, dépourvues des livres nécessaires à leur culte, réclamèrent qu'on leur en restitue. Le Comité d'instruction publique ne donna pas de réponse à ces enquêtes, mais ordonna que soient rendus aux suspects incarcérés sous la Terreur, et libérés par les arrêtés de la Convention thermidorienne, les objets et livres leur appartenant et qui avaient été mis sous séquestre. Souvent, ces fonds avaient été réunis aux autres dépôts littéraires et leur inventaire fait en même temps. Aussi importait-il de signaler les restitutions, tant sur les catalogues restés sur place qu'au Bureau de bibliographie, à Paris, où les fiches des ouvrages, si elles avaient été intercalées, devaient être retirées. Ces retraits se firent très nombreux, avec les restitutions à certains émigrés, aux familles des condamnés... Ces restitutions privaient les futures bibliothèques de leurs livres souvent les plus intéressants pour le public qui devait être le leur et rendaient bien peu crédible la poursuite de ce catalogue collectif dont on voyait de moins en moins le terme. Aussi, le 28 février 1796, le ministre de l'Intérieur invita-t-il les administrateurs des départements à « faire cesser, au reçu de sa lettre, l'exécution et l'envoi des catalogues bibliographiques sur cartes et en feuilles » 10. D'un travail aussi gigantesque, pour lequel avaient travaillé, pendant cinq ans, parfois plus de quatre cents personnes, il ne fut pas tiré grand-chose, sinon « des collections de cartes à jouer anciennes ».
Peu après, en mai 1796, le ministre de l'Intérieur annonça que la création des bibliothèques serait liée à celle des écoles centrales, instituées dans chaque département. Ces bibliothèques étaient destinées à compléter l'enseignement des professeurs, y compris dans les matières où un maître n'était pas prévu. Il importait, pour cela, de choisir les livres susceptibles d'entrer dans leurs collections afin de remplir ces missions.
Le Conseil des Cinq Cents prit, le 7 fructidor an IV (24 août 1796), une résolution relative à la manière de disposer des livres conservés dans les dépôts littéraires. Le problème y est exposé en ces termes: « Considérant combien il est important à l'instruction publique et à la propagation des lumières de conserver pour les bibliothèques nationales établies dans les départemens, les livres les plus capables dy multiplier les connaissances; de décharger en même temps les dépôts, où les bibliothèques de corporations supprimées et celles des émigrés ont été portées, des livres inutiles dont le prix facilitera l'établissement des bibliothèques départementales, et dont la vente diminuera le nombre et la dépense des conservatoires ; [...] L'Institut national [...] présentera ses vues :
1. sur la manière la plus avantageuse de composer les bibliothèques nationales à établir dans les départemens, de compléter la grande Bibliothèque nationale par le moyen des livres qui existent dans les dépôts littéraires [du département de la Seine et de Versailles], et de procurer aux autres bibliothèques nationales les supplémens qui peuvent leur être nécessaires ; 2. sur la nature et le nombre des livres dont il serait possible de se défaire [ ... ] .
Jusqu'à ce que l'Institut ait satisfait à la disposition des [... ] articles précédens [... ], il ne sera fait aucune vente ni échange des livres existans dans les dépôts littéraires » 11.
Un an plus tard, le 26 fructidor an V, une loi prescrivait la destination des livres conservés dans les dépôts littéraires. Le problème des échanges y était traité de la manière suivante : « Les livres qui se trouvent dans les dépôts des départemens et qui seront du genre de ceux, dont l'Institut propose la vente à l'égard de ceux existans dans le département de la Seine, seront également vendus ou échangés; mais il ne sera procédé à la vente qu'après que les catalogues sommaires des livres à vendre ou échanger dans le département de la Seine auront été rédigés et publiés. Il sera envoyé des exemplaires de ces catalogues dans les départemens: sur leur modèle, les administrations centrales feront dresser l'état des livres qui pourront être vendus ou échangés, et les enverront au Directoire, qui déterminera le mode de la vente ou de l'échange » 12. Les catégories de livres à échanger étaient les doubles, les livres de jurisprudence et de théologie.
Echec du Plan d'Ormesson
Pratiquement, l'instruction ministérielle, qui avait complété la loi sur les bibliothèques des écoles centrales, prévoyait qu'il « serait permis aux bibliothèques [...] de se compléter provisoirement en livres de toute espèce [...] dans les dépôts les plus voisins ». Ce qui explique que les bibliothèques des écoles centrales joignirent en général au dépôt littéraire du chef-lieu du département une partie au moins des dépôts des arrondissements voisins, à moins qu'une bibliothèque n'ait été implantée dans l'une ou l'autre de ces villes. A Paris, où les bibliothèques des écoles créées par la Convention avaient été constituées en prélevant des livres dans les dépôts littéraires, on s'aperçoit de la difficulté de ne constituer que des bibliothèques pédagogiques, comme le rapporte la Commission exécutive : « Tous ou presque tous [les bibliothécaires] [...]ont non seulement demandé beaucoup d'ouvrages étrangers aux travaux de l'administration, tels qu'histoire, voyages, littérature, bibles, romans, poètes anciens et modernes, etc. etc. ; mais parmi ces livres, ils ont choisi tout ce que les dépôts avaient de plus précieux en reliure et en éditions, de sorte que ces bibliothèques nouvelles, accordées par le Comité pour le progrès des arts et des sciences, paraissent ainsi contrarier leur but, en offrant, à côté des objets de travail, nombre de distraction et d'amusement » 13.
A l'arrêt des travaux de bibliographie, les dépôts de province furent pris en charge par les bibliothécaires des écoles centrales. A Paris, les dépôts littéraires furent regroupés et les tris se firent dans d'assez bonnes conditions, suivant les travaux de l'Institut. Dans les départements, les instructions plusieurs fois annoncées n'arrivant pas, des tris se firent, mais sur place, dans chaque dépôt ; souvent dans de mauvaises conditions, à l'occasion de déménagements, car les bibliothèques furent souvent déplacées : lorsqu'il fallut débarrasser les maisons où se trouvaient les dépôts, lorsqu'elles furent mises près de l'école centrale, puis en furent retirées...
Les écoles centrales furent supprimées par l'arrêté du 24 vendémiaire an XI. Dans un rapport du 8 pluviôse an XI (28 janvier 1803), le ministre de l'Intérieur, Chaptal, proposa que, une fois que les inspecteurs des études auraient choisi dans les bibliothèques des anciennes écoles centrales les livres nécessaires aux lycées, l'on accorde aux communes la jouissance de tous les autres livres, qu'il importait de conserver avec soin, à charge pour elles de nommer et payer à cet effet un conservateur et de répondre de tous ces volumes 14. Un arrêté fut pris en ce sens, qui est à l'origine de l'organisation des bibliothèques municipales françaises. Figeant pratiquement les fonds sur place, cet arrêté mettait un terme à tous les projets de l'époque révolutionnaire. Etait ainsi abandonnée aux communes la charge de ces tonnes de livres, dont Grégoire avait dit qu'ils n'appartenaient pas plus aux villes que leurs fortifications. L'échec du plan de d'Ormesson, plan que la Constituante avait approuvé et dont elle avait voulu la réalisation, était assurément dû à la grande mobilité de ces fonds de livres, aux accroissements, aux restitutions, à la difficulté de recruter et de payer 15 du personnel compétent et scrupuleux pour accomplir ces catalogues, à la complexité et au caractère contradictoire des diverses instructions envoyées par des comités qui n'avaient pas toujours les mêmes vues. Faire de la bibliographie le préalable à la constitution des bibliothèques locales, surtout dans ces conditions, entraîna négligence puis précipitation et interprétations abusives.
Il est certain que le catalogue collectif ne servit pas à grand chose et que les ventes et tris sur place, dont d'Ormesson et Grégoire sentaient bien le danger, se firent. A cette occasion, des pans entiers de notre patrimoine disparurent. Les chiffres que l'on possède pour la Bibliothèque de Poitiers, par exemple, montrent que, si son fonds était de 39 200 volumes en 1796, il n'était plus que de 12 000 volumes en 1812, après restitutions et surtout ventes 16. Il est difficile de considérer que ces chiffres sont significatifs pour l'ensemble des dépôts, mais ils n'ont assurément pas un caractère exceptionnel.
En tout cas, faute d'avoir été réalisés, beaucoup des plans et des instructions faits à cette époque gardent toute leur fraîcheur et tout leur intérêt. Ces rassemblements de collections ont aussi permis d'attirer l'attention tout à la fois sur la valeur du patrimoine écrit et sur le rôle fondamental des bibliothèques publiques pour le développement d'une nation libre.
avril 1989