Le catalogue informatique

Judith Adams

Réflexions sur les incidences de l'introduction de l'informatique dans les bibliothèques ; les OPACs représentent un des modes d'accès à l'information les plus démocratiques qui soient, mais les modalités de leur introduction ouvrent des possibilités inquiétantes : discrimination entre les usagers selon leur habileté, paiement des services, atteinte à la vie privée. L'OPAC remet aussi en cause la séparation des fonctions entre les personnels des services techniques et ceux du service public.

Reflexions about the consequences of automation in libraries ; the OPAC is one of the most democratic access means to information, although its modes of introduction open worrying prospects : discrimination between users according to their skill, payment of services, breach of private life. The OPAC also questions the split between the staff of the technical services and of the public services.

La bibliothèque électronique est une réalité. Les systèmes informatiques couvrent actuellement petites et grandes bibliothèques à un rythme qui en choquerait plus d'un. Les professionnels des bibliothèques et de l'information commencent à descendre de leur nuage d'« ordinateur romantique », et à évaluer publiquement l'impact de l'informatisation, ses effets sur l'organisation et la redéfinition des tâches.

Patricia Glass Schuman, dans un article paru dans Library journal (1), nous confronte aux mythes des réseaux, qui, depuis au moins dix ans, ont non seulement été acceptés comme du pain béni, mais encore ont servi de forteresse idéologique aux projets d'informatisation des bibliothèques. Elle se fait le porte-parole de la profession qui reconnaît, à contrecoeur, que les réseaux n'ont pas fait faire d'économies, pas plus qu'ils n'ont allégé les structures bureaucratiques, et, surtout, qu'ils n'ont pas orienté la profession vers une certaine philosophie de l'accès à l'information.

Choix critiques

Notre rapport à l'informatique a atteint aujourd'hui un point critique : ou nous choisissons de la laisser façonner le futur rôle des bibliothèques, ou nous les modelons au service de valeurs sélectionnées. Les nouvelles technologies sont désormais familières aux bibliothécaires qui en ont reconnu toutes les potientialités. Il devient impératif, à ce stade, de ne pas se limiter aux seules possibilités offertes par l'informatique pour augmenter la productivité et l'efficacité, mais d'examiner sérieusement les objectifs qu'on désire atteindre grâce à l'informatisation. C'est dès la conception et la réalisation des systèmes que, imperceptiblement mais fermement, se détermineront la mission, les rôles sociaux et les valeurs de la bibliothèque en tant qu'institution.

Cette merveilleuse technologie est une aubaine pour les bibliothèques et la recherche. Libérant le personnel des tâches fastidieuses et répétitives, elle facilite l'accès à l'information, améliore le partage des ressources et offre une possibilité de recherche de l'information adaptée à chacun. Mais, en.même temps, il devient urgent de réfléchir sur ses applications, d'avoir un regard plus critique sur la conception et la compatibilité des systèmes et, enfin, de se mettre d'accord sur les valeurs sociales que nous aimerions les voir servir. Les techniques électroniques dans les bibliothèques sont encore suffisamment souples pour pouvoir être modelées par divers facteurs, avant d'acquérir une structure plus uniforme et plus rigide. Actuellement, mais peut-être plus pour très longtemps, il est encore possible de concevoir et de réaliser des systèmes permettant de refléter et de développer des valeurs spécifiques communes. Car, pour orienter le courant futur de l'informatisation, nous devons assembler et préciser nos idées : le progrès, pour nous, n'est-il qu'une simple augmentation de la productivité et de l'efficacité de la gestion, ou bien ne doit-il pas plutôt permettre un accès élargi à l'information ?

Les OPACs

L'expression la plus manifeste de la démocratisation de la bibliothèque électronique est sans aucun doute le développement de l'accès à l'information, accès généralement . matérialisé par l'OPAC. Il est désormais possible non seulement de faciliter la recherche de documents dans sa propre bibliothèque, mais d'offrir au public l'accès aux collections de bien d'autres bibliothèques, y compris des établissements nationaux les plus importants. Les bibliothèques offrent aussi l'accès à distance à des données bibliographiques et à d'autres services d'information grâce à des ordinateurs individuels situés sur tout un réseau local - l'utilisateur n'étant plus ainsi obligé de se confiner à la bibliothèque.

Le catalogue en ligne offre à l'utilisateur la possibilité de se libérer de l'emprise des vedettes-matières codifiées et normalisées de la Bibliothèque du Congrès et, également, de la hiérarchisation des mots du titre, et c'est peut-être son principal actif. Depuis que la recherche par mots-clés aide l'esprit à se libérer des chaînes d'un système de classification rigide, voire même quelque peu totalitaire, il souffle un extraordinaire vent de liberté individuelle. La capacité de stockage informatique donne également à chaque bibliothèque le pouvoir de fournir une information puisée dans plusieurs collections dont l'accès était traditionnellement sévèrement limité, telles les publications officielles et les dossiers d'histoire locale. Grâce aux OPACs, l'élaboration et la définition de la recherche peuvent aussi s'adapter à des besoins individuels.

Depuis que le catalogue informatisé, comme d'autres services également informatisés, est utilisé par le grand public (de tous âges, tous niveaux d'étude, tous milieux culturels), on peut affirmer que ce sont les bibliothèques qui sont le moyen d'accès à l'informatique le plus démocratique de notre société. Si limité soit-il, c'est dans leurs murs, grâce à des techniques informatiques sophistiquées, que bon nombre de personnes se font tout d'abord la main. La profession de bibliothécaires, autant que les bibliothèques en tant qu'institution, peuvent s'attribuer le grand mérite d'avoir chassé les craintes, d'avoir surmonté l'ignorance et suscité de l'intérêt et de la fascination vis-à-vis d'une technologie qui domine notre culture.

Pastel d'une aura démocratique

C'est là, bien sûr, une peinture en rose, un portrait de bibliothèques nimbées d'une aura démocratique, fournissant, grâce à l'ordinateur, des informations presque illimitées aux masses populaires. Dans un article intitulé « Mythinformation (2) », Langdom Winner met en garde contre les prédictions, résultant d'une « technophilie optimiste », selon lesquelles la facilité de l'accès à l'information effacera les barrières entre les classes et ouvrira les portes aux plus défavorisés. Mais il est clair que la fourniture d'informations est inutile si elle ne va pas de pair avec « une formation à l'acquisition du savoir et à une action efficace ».

L. Winner ne se laisse pas abuser par le mythe de l'information : « Si la solution aux problèmes d'illettrisme et de faible niveau d'instruction ne résidait que dans la seule fourniture d'informations, la meilleure politique serait alors d'augmenter le nombre des bibliothèques bien approvisionnées... Bien sûr, cela ne servirait qu'à peu de choses, à moins que les gens ne soient suffisamment formés pour élargir leurs connaissances et leur intelligence à partir de ces bibliothèques. Les inconditionnels de l'ordinateur, cependant, ne sont point connus pour leur soutien aux bibliothèques publiques et aux écoles. C'est l'information électronique véhiculée par les réseaux qu'ils encouragent principalement... Certes, il est vrai que les systèmes d'informatique et de communication, intelligemment structurés et largement appliqués, peuvent aider à rehausser le degré d'alphabétisation, d'instruction et de culture générale d'une société, mais commencer par exploiter ces instruments sans se soucier de savoir comment éclairer et tonifier un esprit humain n'est que pure folie. »

Assez d'autosatisfaction. Même si c'est exact, nous ne pouvons nous satisfaire du fait que nous avons, par le biais de l'informatique, généreusement contribué au développement du savoir et de la démocratie. Au contraire, dès lors que le fichier informatisé constitue pour le public la représentation la plus manifeste de l'informatisation des bibliothèques, il nous revient d'en évaluer les performances en tant qu'outil d'information et d'en retirer des enseignements éventuels sur la mission des bibliothèques. Bien que masquées sous des dehors démocratiques, le catalogue informatisé n'en laisse pas moins transparaître des tendances à l'autoritarisme : incompatibilité des systèmes, options particulières au moment de la conception des systèmes, atteinte virtuelle à la liberté individuelle, obstacles à l'accès aux banques de données et à leur manipulation, et unification de la tarification des services informatiques.

Incompatibilité de systèmes

Notre précipitation à remplacer les milliers de tiroirs en bois, plutôt rébarbatifs, de l'époque Victorienne et des millions de fiches par des terminaux d'ordinateurs sophistiqués et valorisants a abouti à une pléthore d'OPACs dans les bibliothèques : plus de 50 systèmes distincts. Comme il ressort de travaux, tels que Public access to online catalogs de Joseph R. Matthews, qui donne les caractéristiques de 48 OPACs (3), il n'y a malheureusement que peu de similitude entre les caractéristiques de chaque système, leur conception et les protocoles d'accès aux banques de données. Nous sommes obligés d'admettre que cette situation ne peut que desservir les usagers des bibliothèques. Désormais, il n'est plus possible, comme par le passé, d'aller de bibliothèque en bibliothèque en sachant comment se servir des collections.

Nous avons d'un seul coup érigé une nouvelle barrière à l'accès à l'information: chaque utilisateur doit devenir un « initié » local, après avoir suivi un long processus de formation. Si l'accès à l'information, libre et égal pour tous, doit demeurer une valeur chère aux bibliothèques, il nous incombe alors d'oeuvrer à un consensus de base sur les protocoles et caractéristiques des OPACs. De toute évidence, nous ne souhaitons pas que les bibliothèques apparaissent comme des « royaumes » distincts, où seule la virtuosité dans la manipulation de BOBCAT, CATNYP, LUIS, SCORPIO, MELVYL, ou tout autre système d'OPAC, confère succès et promotion au choix. Les mots de passe devraient donner accès aux utilisateurs, et non tenir les non-initiés à l'écart. Si les programmes de formation sont une manière radicale d'aplanir les difficultés locales, ils n'en restent pas moins insuffisants. Il est également temps de concentrer nos énergies sur le développement de normes et de conformités dans l'élaboration des systèmes.

Facile ou mieux ?

Dans nos efforts et nos réflexions sur la compatibilité des systèmes, nous devons cependant être prudents en énonçant cette équation : convivial = performant. Linda Arret a publié des conclusions provocatrices, tirées d'une étude menée à la Bibliothèque du Congrès, selon lesquelles les usagers s'attendent à ce que les catalogues informatisés soient des systèmes ultra sophistiqués. L'adage, encore bien enraciné, selon lequel les systèmes conviviaux (c'est-à-dire faciles d'emploi) devraient être le cheval de bataille des concepteurs, peut être une erreur capitale. Souscrire à un idéal purement démocratique pourrait occasionner une entrave. Concevoir un système ajusté au plus petit commun dénominateur peut, en réalité, ne rendre qu'un mauvais service.

Selon L. Arret, ce ne sont pas des systèmes simples qui permettront un véritable apprentissage à l'utilisateur. Les utilisateurs désirent apprendre à maîtriser le système et à contrôler leur recherche ; ils ne souhaitent pas être pris en charge, pas à pas, de manière autoritaire et paternaliste, par le système. A nous de les encourager à progresser dans une recherche plus sophistiquée, à tirer parti, non seulement de toutes les possibilités de l'ordinateur, mais encore de leurs propres capacités intellectuelles. Linda Arret affirme volontiers que les utilisateurs « espèrent dialoguer avec l'ordinateur - ce qu'ils ne pouvaient faire avec un fichier manuel - et ils s'attendent à ce que l'ordinateur agisse selon sa propre logique formelle (4) ».

Conception d'un système : les options

Les études menées au début des années 80, principalement celles parrainées par le Council of library resources (CLR), ont attiré l'attention sur les insuffisances des systèmes d'OPACs, telles qu'elles sont perçues par les utilisateurs. Elles révèlent que les systèmes sont particulièrement inadaptés sur deux points : l'introduction de publications et documents autres que le livre d'une part et d'autre part les capacités à affiner la recherche par sujet. Jusqu'ici, la profession a tardé à répondre à ces besoins. L'enquête du CLR a montré que 20 à 40 % des usagers de toutes les bibliothèques sollicitaient l'introduction de publications officielles, de journaux, de périodiques, d'articles et ouvrages moins récents dans les fichiers en ligne. Malgré cela, il ne semble pas que ces requêtes aient reçu un écho favorable de la part des bibliothèques (5).

Au-delà de toute considération financière, notre hésitation à répondre aux besoins du public tient à une raison très simple. L'informatisation des bibliothèques a sa genèse inscrite dans l'histoire des grands réseaux bibliographiques : leurs systèmes ont été conçus en vue de la fourniture d'informations bibliographiques sur des documents connus et bien individualisés, en particulier les monographies. Le catalogue en ligne se superpose à ces options techniques. Par ailleurs, nous avons laissé trop de latitude aux vendeurs dans la conception et la mise en place des systèmes.

Margaret Beckman a reconnu que « nous n'avons pas toujours donné d'emblée la priorité aux besoins des usagers ». Jusqu'ici, on ne s'est servi des possibilités de l'ordinateur que pour traiter les enregistrements bibliographiques. M. Beckman, quant à elle, reconnaît aux systèmes plusieurs caractéristiques - autoritaires par nature -, requises par les réseaux bibliographiques et les bibliothécaires des services techniques, qui peuvent diverger d'avec les besoins du public. Il s'agit par exemple de mettre l'accent sur les normes, la structure, les fichiers d'autorité.

Selon M. Beckman, le public ne souhaite pas obligatoirement des modes d'accès semblables à ceux du fichier manuel: temps de réponse rapide, intégration de tous les documents de bibliothèques dans un même système, informations sur la disponibilité du document, enfin, possibilité de faire des demandes de prêt-inter (6). Il est certes possible d'envisager un système capable de satisfaire à la fois la profession et les usagers, mais à des coûts prohibitifs. On opère toujours des choix dans les priorités, et dans les années 70 et au début des années 80, ces choix ont porté davantage sur les réseaux bibliographiques que sur les usagers. En conséquence, peu d'OPACs comprennent des documents autres que les livres et périodiques, les possibilités de recherche par sujet sont souvent insuffisantes, reflétant seulement les possibilités de l'archaïque fichier manuel.

Sélection des documents

Les problèmes soulevés par l'insertion sélective de documents dans le fichier en ligne sont intensifiés par cette conviction du public : si le fichier est sur un ordinateur, il doit alors tout intégrer. Ainsi l'information recherchée est souvent restreinte au contenu de l'OPAC. La situation se dégrade encore davantage dans la mesure où l'OPAC frustre ses utilisateurs. Le public, comme les bibliothécaires, aime se servir d'un OPAC, alors que la recherche dans les index papier tels le Readers' guide ou les Psychological abstracts est de plus en plus considérée comme une tâche sommaire et fastidieuse. J'ai été personnellement confrontée à des usagers qui se sentent véritablement insultés lorsqu'un bibliothécaire leur suggère de consulter le vieux fichier manuel. Des personnes aussi raffinées considèrent comme indigne d'elles la consultation des ressources traditionnelles, qui, en plus, empiète sur leur précieux temps. Sommes-nous en train de former, inconsciemment, des snobs de l'informatique pour qui le papier ne vaut plus rien ?

La principale enquête sur l'utilisation des fichiers en ligne, enquête patronnée par le CLR, a clairement révélé que la recherche par sujet est de plus en plus demandée par une majorité d'utilisateurs d'OPAC, dans tous les types de bibliothèques. Ceux-ci désirent une recherche par mots-clés, par mots associés, par résumés ou sommaires d'ouvrages (7). Karen Markey indique également qu'à la lumière de diverses études, 35 à 57,5 % des recherches par sujet opérées sur catalogue en ligne ont été insatisfaites (8). Un taux de 50 % d'échec dans les recherches par sujet est réellement consternant. Si la vocation des bibliothèques est de satisfaire les besoins du public en information, il faut repenser leurs services informatisés, pour répondre de mieux en mieux aux besoins de leur clientèle plutôt qu'à ceux des réseaux bibliographiques.

Confidentialité

Selon Ben Schneiderman, l'atteinte à la liberté individuelle est l'un des dix fléaux de l'ère de l'information. Manifestement, avec « la concentration de l'information et la puissance des systèmes de recherche », la violation de la liberté individuelle devient simple et rapide. Et il insiste : « Des systèmes bien conçus peuvent se révéler plus sûrs que le papier, à condition que la protection de la liberté individuelle soit prévue (9). » Au cours de ces derniers mois, la profession a pris plus nettement conscience des problèmes de confidentialité soulevés par l'informatisation du fait du Poindexter memorandum, dénoncé par Franck Carlucci, l'actuel secrétaire à la Défense. Le mémorandum avait autorisé le contrôle du contenu des banques de données commerciales et fédérales, afin de limiter la diffusion d'une information indéfinie, « tangible, mais inclassable (10) ».

Il y a cependant d'autres difficultés, moins apparentes, dont nous devons aussi nous préoccuper. Les utilisateurs s'inquiètent de ce qu'on puisse effectuer un certain contrôle sur leur recherche par l'intermédiaire du « journal de bord », ou encore de manière évidente, par l'affichage sur l'écran - écran suffisamment large pour que quiconque, se tenant à proximité, puisse lire la recherche. Dans la plupart des bibliothèques, les terminaux d'OPACs sont regroupés, le public faisant la queue directement derrière les utilisateurs, dans l'attente d'un terminal disponible. En réalité, les bibliothèques ont assuré à leur clientèle que le contrôle des transactions sur les OPACs ne permet pas l'identification de ses utilisateurs. Et, de par l'absence de réclamations véhémentes, les bibliothécaires ont pu, jusqu'à ce jour, ne pas tenir compte des inconvénients provoqués par l'installation d'OPACs.

C'est relativement peu de chose pour les directeurs de bibliothèques et les responsables du service public d'assurer une configuration où les usagers peuvent s'isoler pour conduire leur recherche. Le regroupement des terminaux a des avantages : émulation due à la présence des autres utilisateurs, assistance des professionnels, et réduction de l'anxiété vis-à-vis du système lui-même. Par conséquent, sans opter pour une dispersion totale des terminaux, il est toutefois bon de prévoir des installations quelque peu isolées pour ceux qui le désirent, et concevoir un espace réservé à l'OPAC, capable de décourager les files d'attente. En ce qui concerne la configuration technique des systèmes, il est indispensable, pour conserver la confiance de nos clients, de ne garder qu'un contrôle électronique minimal des terminaux, surtout pour ceux situés extra muros, dont l'usage est réservé aux simples particuliers. L'affichage des transactions pourrait n'être accessible qu'à un personnel de bibliothèque autorisé, et n'être conservé que durant une courte période.

Barrières à l'accès et aux manipulations

L'écroulement de barrières rigides entre les services publics et les services techniques, l'allègement de la hiérarchie administrative : voilà ce qu'attendaient de l'informatisation bon nombre de porte-parole de la profession. Ainsi Michael Gorman affirme que les systèmes informatiques permettront aux bibliothécaires d'être « œcuméniques » et d'exercer leurs compétences dans tous les domaines de la bibliothéconomie, au lieu de se cantonner à des tâches limitées, telles que le catalogage et les renvois (11). Cependant, une étude menée par l'ARL en 1985 indique qu'en fait de petites, mais réelles, réorganisations des services techniques et publics sont en cours dans certaines bibliothèques ; ces réorganisations vont plus loin que l'affectation du personnel technique à des postes d'assistance et d'information pour les OPACs (12).

La notion de « propriété » de systèmes est de plus en plus présente dans les bibliothèques. Les sections des services techniques protègent l'accès aux banques de données et en interdisent la manipulation, afin de préserver leur autorité, leur cohérence, leur efficacité et leur fiabilité. Les efforts réalisés pour permettre au personnel du service public d'accéder au contenu des banques de données sont généralement considérés comme une violation. En conséquence, les catalogues en ligne ressemblent fort au fichier manuel standard (pas de possibilité de recherche poussée, pas de points d'accès non normalisés). Un récent symposium - les actes ont été publiés dans The journal of academic librarianship - a étudié le rôle du bibliothécaire de service public vis-à-vis de la véritable banque de données du catalogue en ligne. Il s'agissait de voir si le bibliothécaire du service de références devait être capable de manipuler la banque de données, c'est-à-dire ajouter des vedettes matières locales, peut-être en langage naturel, reprendre les erreurs, ajouter des notes ou des fichiers locaux. Certes, la plupart des participants au symposium étaient d'accord sur le fait que le personnel affecté au service public est l'interface idéal aux réactions des utilisateurs, et devrait, de ce fait, être partie prenante dans le développement de la banque de données ; en revanche, ils se sont montrés extrêmement prudents lorsqu'il s'agissait de l'habiliter à entrer et à modifier les enregistrements (13).

Considérant la conformité aux normes comme critère fondamental pour le catalogue en ligne, Gail Persky affiche une position intransigeante : « Le personnel technique d'une bibliothèque devrait être le seul responsable de la création et du suivi des enregistrements des données du catalogue ». Elle reconnaît cependant le sectarisme et l'autoritarisme de sa prise de position et admet l'efficacité de la collaboration de l'équipe du service de référence : « l'exercice d'un contrôle de qualité sur le catalogue en ligne devrait être l'affaire de tous, personnel et utilisateurs. Il est essentiel de ne pas politiser le problème de savoir qui a la responsabilité du catalogue (14). »

Ce problème de contrôle traduit une dichotomie très nette entre démocratie et autoritarisme ; ce sera donc notre façon de réagir et de résoudre cette controverse qui déterminera l'orientation de notre politique. En encourageant une interaction formelle et en créant des tâches spécifiques de suivi et d'amélioration de la banque de données de l'OPAC par l'intégration du personnel technique et de service public, nous pouvons commencer à libérer une bibliothèque du poids de l'autoritarisme, à encourager une coopération démocratique, et à tirer parti de toutes les compétences disponibles. Serait-il trop difficile, trop compliqué, que les modifications et les ajouts à l'OPAC soient examinés et statués par un groupe interdisciplinaire de bibliothécaires techniques et de service public, plutôt que par un département spécifique ?

Gratis ou non ?

Dans l'esprit du public, l'avènement du catalogue en ligne coïncide avec la tarification des services pour les usagers des bibliothèques. Faire payer les services constitue la menace la plus forte et la plus claire pour les idéaux de démocratie et de libéralisation qui se sont développés dans la foulée de l'informatisation des bibliothèques. Il y a fort à parier que cette dernière a quelque chose à voir avec la commercialisation de l'information. Les vendeurs de banques de données et le gouvernement fédéral, surtout sous la présidence de Ronald Reagan, ont pris la ferme décision de n'offrir l'accès à l'information qu'à ceux qui pouvaient payer. L'information peut désormais facilement être tenue pour une marchandise, maintenant que l'ordinateur permet de déterminer aisément et avec précision les coûts. Alors que la profession se bat avec efficacité contre les tentatives du gouvernement pour privatiser des agences d'information comme le National technical information service (NTIS), nous nous sommes montrés bien moins vigilants à l'égard des pratiques commerciales dans nos propres murs.

De l'avis de nombreux membres de la profession, l'information étant un service de valeur, le public ne devrait pas s'attendre à en bénéficier gratuitement. Le concept de services payants est aussi perçu par beaucoup de bibliothécaires comme un moyen de valoriser leur image. Si nos services ne sont plus gratuits, si, au surplus, ils deviennent rentables, les bibliothécaires peuvent alors troquer leur image d'« humble serviteur de la société » pour celle de patrons ou de puissants gardiens des richesses de cette société de l'information.

L'étude récente, patronnée par la NCLIS (National commission on. libraries and information science) et intitulée : Le rôle des droits perçus dans le financement des services des bibliothèques publiques et académiques, révèle, de façon plutôt significative, que l'argument principal en faveur des droits à percevoir est que « faire payer des droits augmente la valeur et l'importance des services rendus par les bibliothèques (15). » Cette étude, qui est censée donner un panorama objectif du problème posé par la tarification des services, semble biaisée par son parti-pris en faveur de la tarification et par ce postulat : nouvelles technologies = paiement de droits. Il est impératif de prendre le temps de réfléchir : la New-York public library doit-elle par exemple se transformer en annexe de Macy's ** ou bien demeurer un « hall du savoir » accessible à tous, indépendamment des revenus, de la race, du niveau d'études et de l'âge ?

Actuellement, de nombreuses bibliothèques offrent à une élite, à une clientèle solvable, des services payants. Par exemple, la nouvelle direction de la bibliothèque universitaire Drexel à Philadelphie (ExelLS), conçue à l'attention du public des affaires et de la recherche, fixe les tarifs des demandes d'informations spécifiques et permet des recherches approfondies, réalisées par des bibliothécaires spécialistes. Le coordinateur de l'ExelLS a chanté les louanges de ce service : « Tout fonctionne comme s'il s'agissait de notre propre entreprise. La satisfaction du client est notre objectif essentiel. ExelLS va s'efforcer d'acquérir les outils nécessaires à une fourniture plus efficace de documents et de réaliser les recherches les plus précises (16). » Des opérations offensives menées avec une telle pugnacité peuvent procurer des revenus aux bibliothèques, elles représentent toutefois un changement préoccupant : le commerce de l'information remplace l'accès à l'information. La bibliothèque perd sa neutralité et son rôle de réservoir et de fournisseur d'informations, dès lors qu'elle devient une entreprise commerciale.

La principale raison qui a poussé les bibliothèques à opter pour des services payants est le coût élevé des systèmes informatiques. En 1983, Rosemary Anderson estimait le coût d'un catalogue en ligne « dans une petite bibliothèque universitaire (500 000 titres, 1000 abonnements de périodiques et 50 terminaux) à 805 000 dollars pour la première année » et la maintenance du système à 192 286 dollars par an. Elle fait observer que, comparés au budget annuel d'une bibliothèque, de tels chiffres indiquent que « ces systèmes grèvent une part importante des finances de la bibliothèque. Les catalogues en ligne ne font pas faire d'économie (17). »

Oscar Handlin exprime son indignation devant l'idée qui prévaut dans les bibliothèques, selon laquelle l'ordinateur abaisserait les coûts grâce à une coopération en réseau et augmenterait le rendement. Il affirme carrément qu'« aucune de ces deux formules n'a offert une voie de salut. » « Les imaginations ont allègrement atteint des visions de bibliothèques entièrement électroniques ; et les bibliothèques de l'Ohio et de Washington, comme celles des universités de Stanford, Chicago, Penn State et du Nord-Ouest ont lancé des projets d'informatisation ambitieux et coûteux... sans qu'aucun n'amène une diminution significative des coûts (18). »

Même si nous ne souscrivons pas à l'accusation radicale de Handlin sur les insuffisances des bibliothèques de recherche, nous devons reconnaître que les bibliothèques sont, aux yeux de la société qu'elles servent, de plus en plus considérées comme une institution démocratique différente, en pleine mutation commerciale.

L'université Brown, à Providence, est l'une des institutions bien engagées dans le développement d'un campus électronique via le Scholar's workstation project : les étudiants et la faculté ont accès à l'information via leurs ordinateurs personnels connectés à un réseau local. Merrily E. Taylor, bibliothécaire à la bibliothèque universitaire, s'inquiète des effets de l'informatisation sur le budget de la bibliothèque et de la modification de la mission de la bibliothèque : « On consacre aussi beaucoup de temps de réflexion à la possibilité de continuer à dispenser gratuitement tous les services de la bibliothèque. En général, Brown facture une recherche en ligne dans les banques de données aux étudiants et à la faculté, mais en finançant partiellement les interrogations. La majorité des bibliothécaires s'oppose fortement à faire payer les étudiants pour les autres services, surtout lorsque l'on sait que la fréquentation de Brown coûte déjà environ 15 000$ par an. Ils préfèrent de loin garantir à tous les étudiants - qu'ils puissent ou non payer - l'accès à l'information qui leur est nécessaire. Cette résolution pourra-t-elle être maintenue à Brown ? La question est encore à l'étude (19). »

Le numéro spécial de la revue Collection building, paru sous le titre « La tarification des services offerts par les bibliothèques : pratique courante et tendances futures », souligne les multiples aspects du problème, ainsi que les passions qu'il soulève. Ce numéro présente un large éventail de réponses de bibliothécaires universitaires et de lecture publique, de formateurs, de chefs d'entreprises et de responsables d'associations, dont les opinions divergent en égale proportion. Malcolm Getz, directeur des bibliothèques de l'Université Vanderbilt, à Nashville, examine la question sous l'angle d'allocations de ressources. Selon lui, la fourniture de banques de données électroniques « gratuites pour tous » est du gaspillage. Son raisonnement traduit une vision étroite des choses : « Les personnes à faible revenu axeront leurs dépenses sur le gîte et le couvert et dépenseront moins pour les bibliothèques. Nourriture et logement étant les besoins les plus urgents des pauvres, investir nos ressources dans une valorisation de services qu'ils n'utilisent guère n'est pas le meilleur service à leur rendre (20). »

Par contre, Louise Berry, directeur de la Darien public library (Connecticut), sait pertinemment que la facturation de certains services met en danger la bibliothèque publique en tant qu'institution : « La facturation des services, érigeant une barrière entre le citoyen et l'information qu'il (ou elle) recherche dans une bibliothèque publique, ne correspond pas à la mission de cette bibliothèque, » De plus, elle affirme que : « de la taxation de certains services découle presque toujours la tarification d'autres services, dits particuliers, allant de l'heure du conte pour enfants jusqu'au prêt d'ouvrages à succès et de bests-sellers (21). »

L'intégrité des savoirs

Carlton C. Rochell, doyen des bibliothèques de l'université de New York, exhorte la profession à utiliser son « capital d'information » - dont les réseaux électroniques -, afin de préserver et de conserver des ressources de plus en plus menacées par la commercialisation. Il remarque que même l'information collectée aux frais des contribuables est à présent diffusée par des banques de données commerciales, et n'est plus, de ce fait, accessible librement. En plus, toute entreprise privée ne conservera que ce qui est rentable pour elle et rejettera tout ce qui ne l'est pas. Sagement, Rochell défend une position qui protège l'intégrité du savoir : « Le meilleur usage qui puisse être fait de notre capital est d'aider à la préservation des autres acquis peu négociables. Il est certain que nous ne pouvons admettre que la création, la diffusion et la préservation du savoir relève désormais d'une décision purement commerciale (22). »

Les bibliothèques, noeud central de « l'informatisation de la société », doivent, en tant qu'institutions publiques non commerciales, s'employer à préserver notre héritage intellectuel et à agir sur la gestion des sources d'information, afin de les prendre en charge et de les rendre de plus en plus accessibles au grand public. Le paiement des services spécialisés, recherches en ligne, sorties imprimées de fiches informatiques, etc., n'enrichira pas la bibliothèque, mais pourra, au contraire, appauvrir l'institution.

La description de certaines tendances, démocratiques et autoritaires, inhérentes au catalogue en ligne révèle clairement la nature « politique » de cette technologie. Il est bien de notre ressort d'encourager et d'augmenter ses tendances démocratiques tout en réduisant sa propension à l'autoritarisme. En éveillant une conscience politique de cette technologie, il faut espérer que d'autres aspects de la bibliothèque électronique, comme son administration et le rôle des réseaux, feront également l'objet d'une analyse attentive.

Ce sont les paroles pleines de bon sens de Lewis Mumford, fort pertinentes, sur la bibliothèque électronique, qui concluront cette réflexion : « Nous devrions redéfinir un processus plus positif, c'est-à-dire reconstituer notre savoir et nos techniques de manière à ce que les aspect de la personnalité humaine, initialement rejetés, soient intégrés à chaque étape de ce processus. Ce qui signifie sacrifier volontiers la simple quantité à la qualité, faire que le siège de l'autorité ne soit plus la mécanique collective mais l'être humain..., favoriser variété et complexité, au lieu d'imposer uniformité et normalisation et surtout réfréner cet élan insensé qui pousse à étendre le système lui-même, au lieu de le maintenir à une échelle humaine (23). »

  1. (retour)↑  Article publié dans Library journal, février 1988, sous le titre « The computer catalog : a democratic or authoritarian technology ».
  2. (retour)↑  Article publié dans Library journal, février 1988, sous le titre « The computer catalog : a democratic or authoritarian technology ».
  3. (retour)↑  Grand magasin new-yorkais