Tendres journaux
Anne-Marie Filiole
La presse enfantine 1 à Nantes, exposée et débattue... De tous les horizons de l'enfance, les groupies étaient venus à la médiathèque participer à la journée d'étude du 7 octobre.
En mettant l'accent sur la spécificité du public enfantin et le traitement particulier que lui ont toujours réservé les adultes, l'historique d'Alain Fourment 2 eut également le mérite de faire entrevoir l'impact que les idéologies dominantes de chaque époque pouvaient avoir sur cette presse. Un double aspect qui contribua à orienter l'ensemble de cette journée.
L'histoire et ses vicissitudes
Le premier journal pour enfants paru en 1768 témoignait déjà de la volonté « de communiquer avec les jeunes et de les faire communiquer entre eux ». A cette époque où si peu d'enfants étaient scolarisés, la presse se chargeait d'éduquer et de préparer l'élite de la nation. Elle présentait des enseignements sous une forme alors jugée divertissante, enseignant la patrie à travers la vie d'un guerrier ou la géographie par des récits de voyages, le tout, pour gagner en naturel, grâce à la conversation entre un enfant et son père ou entre deux frères.
A partir de 1830, la presse devient très importante avec Le journal des enfants. Les hommes de presse, tels Emile de Girardin ou Jules Janin du Journal des débats, commencent à s'y intéresser : « Dans un siècle où tout se fait par les journaux, nous voulons que les enfants aient leur journal », déclare ce dernier en 1832. En 1833, la Loi Guizot sur l'instruction primaire va permettre à un plus grand nombre d'enfants d'apprendre à lire, et aux écrivains de trouver un nouveau public. Educative et moralisante, la presse est aussi engagée et se prononce contre l'esclavage, pour l'égalité des races et pour l'égalité des sexes. Le Journal de mademoiselle est un journal féministe.
Après 1856, les grands éditeurs commencent à se lancer dans la presse enfantine : Louis Hachette crée La Semaine des enfants, où sont testés les livres de la Comtesse de Ségur ; en 1864, Pierre Jean Hetzel et Jean Macé (créateur de la Ligue française de l'enseignement) lancent Le Magasin d'éducation et de récréation, où Jules Verne fait de la vulgarisation, et teste lui-même ses écrits sur ses propres enfants. Tous les grands écrivains de l'époque, Balzac, Dumas, Chateaubriand, Musset, écrivent pour la presse enfantine.
La défaite de 1870 apparaît comme la victoire des éducateurs allemands. Aussi, de vulgarisateurs des sciences, des techniques et des découvertes qu'ils étaient, Le Journal de la jeunesse, Le Petit Français illustré et d'autres magazines, parfaits reflets des débats d'idées de l'époque et des contradictions de la société, se mettent-ils à parler de revanche et d'amour de la patrie.
Avec la séparation de l'Eglise et de l'Etat, on assiste à une scission très nette entre presse laïque et presse catholique : Le Noël, qui deviendra l'Echo du Noël, créé en 1895 par la Maison de la bonne presse (futur Bayard Presse), publie des cahiers scolaires pour les enfants que les parents refusent d'envoyer à l'école laïque obligatoire.
1904 est un tournant important qui lance l'illustré. Le texte diminue et l'image devient prépondérante. La presse se scinde en deux avec une presse pour les filles (Lisette, La Semaine de Suzette, Bernadette) et une pour les garçons.
En 14-18, tous les héros partent au front, et parmi eux Bécassine, Les Pieds nickelés et Bibi Fricotin. Naissent Les Trois couleurs qui narrent tous les bienfaits accomplis par les soldats français et, à gauche, Les Petits bonshommes. Jean Nohain cherche à se rapprocher du journal idéal en créant, en 1929, Benjamin, un hebdomadaire nouveau visage qui comprend toutes les formes du journalisme destiné aux adultes: reportages, enquêtes et interviews...
Dans les années 30, la presse s'engage toujours davantage et s'attaque aux problèmes du moment, notamment le franquisme et le bolchevisme. En 1934, triomphent les Comics américains qui ont nom Mickey ou Robinson... : à l'origine bandes dessinées pour adultes, ils sont alors destinés aux enfants pour des raisons économiques - il suffisait de gratter les bulles et de remplacer un texte par un autre -, mais sont très mal accueillis par les éducateurs et les parents d'élèves. Beaucoup de disparitions et d'interdictions en 1939 - Coeurs vaillants parvient à sortir sous forme de petites brochures intitulées Belles histoires de vaillance ; des journaux se replient en zone libre, à Lyon, Limoges, Marseille ou Nice, et sont contraints de changer de titre : Bayard devient Jean-Paul, Bernadette Marie-France.
Profusion de journaux à la Libération : Cocardie à Clermont-Ferrand soutenu par le Mouvement de libération national, Le jeune patriote à Paris, qui deviendra Vaillant; disparitions nombreuses entre 45 et 47 dues à la pénurie de papier et à la faillite des Nouvelles messageries de la presse parisienne (NMPP) ; puis nouvel essor à partir des années 50 avec la presse des plus petits, comme Perlin Pinpin et Jeunes années - les journaux étaient précédemment réservés aux 8-14 ans - et celle des adolescents, dans les années 60, avec Salut les copains ou OK. Disparition des journaux pour filles - les journaux sont unisexes -, apparition d'une presse par tranches d'âge - 3-7 ans, 7-10 ans, 10-13 ans - et, plus récemment, extension de ces tranches d'âge aux 18 mois-3 ans. Cette presse qui se renouvelle tous les trois ans demande, pour se maintenir, énormément d'investissement : chaque maillon de lecture de la chaîne d'âge doit amener au suivant. L'audiovisuel exerce actuellement une concurrence très forte. N'y survivent bien que les journaux à histoires complètes, tels Pif ou Mickey.
Flagrant délit
Evidente dès les origines, l'influence idéologique s'est manifestée à toutes les époques. Le cas du Téméraire 3 analysé par Pascal Ory est à ce sujet exemplaire.
Publié de janvier 43 à août 44 sous les dehors anodins d'un journal bien fait, réalisé à l'imitation du mode américain selon les critères journalistiques de l'époque, il présente des pages didactiques, un conte, des chroniques, des rubriques, des récits et diverses bandes dessinées. Or, au fil des pages didactiques, on découvre que les insectes méchants sont des « insectes soviétisés », que le mot « robot » vient du mot russe « ouvrier » et que, pour sauver la zone Est de la formule sanguine B (mongolo-négroïde), les armées allemandes doivent lui insufler du sang A (européen). Parmi les historiettes, une histoire policière narre l'assassinat d'un ingénieur-chimiste français par une dénommée Simone Coran dont le véritable patronyme, dévoilé à la fin de l'histoire, est en réalité Cohen... Ce même journal incitait par ailleurs à fréquenter les clubs où sévissaient les activités policières et le jeu de l'espion, qui consistait à écouter les autres tout en parlant soi-même. Du côté des parents, pas de réaction, aucun scandale, pour la simple raison qu'ils ne regardaient pas ledit journal ou n'en mesuraient pas la portée. Si les scénaristes de ces histoires ont disparu, les dessinateurs ont, quant à eux, continué à travailler dans la presse catholique et la presse communiste : en 45-46, on retrouve la maquette du Téméraire dans celle de Vaillant.
Comment déceler les manipulations et décrypter le langage de ces publications ? Pascal Ory invite à considérer le contexte culturel général de l'époque qui donne naissance à un journal ; il invite également à être conscient des liens qui unissent la presse à certains groupes idéologiques, qu'ils soient d'ordre confessionnel ou politique ; à ne pas perdre de vue la guerre larvée entre catholiques et anticléricaux qui, de la troisième République, s'est poursuivie jusqu'à une époque récente ; et à tenir compte de la cristallisation récente sur la jeunesse, du milieu pédagogique ambiant (conformisme, discours dominant propre à chaque pédagogie), et d'un discours très particulier qui, sous couvert d'adopter un traitement spécifique pour les journaux destinés aux jeunes, s'apparente, en fait, à la censure.
Historiquement, trois types d'idéologie se sont succédé. L'esprit « troisième République » tient grosso modo deux discours : l'un, populiste, qui renvoie à une culture populaire citadine et se veut neutre, mais glisse en fait vers la gauche, et l'autre, traditionaliste, celui de la droite catholique, dont le journal type est La semaine de Suzette.
Lui succède un modèle de démocratie chrétienne qui intervient après la Guerre, et plus particulièrement après l'adoption de la loi de 1949 sur « les publications destinées à la jeunesse ». D'abord initiative de l'extrême-gauche qui refusait le modèle américain, cette proposition de loi fut ensuite récupérée par les catholiques par son côté moralisateur, pour être finalement votée par la droite et le centre droite, alors que la gauche s'abstenait. Organe de contrôle et de répression, elle intimida par des centaines de recommandations, provoquant la disparition automatique de plusieurs journaux.
Enfin, après la crise des années 60 provoquée par l'apparition d'un dynamisme propre aux adolescents et l'effet du baby-boom, on assiste à un retour au didactisme qui rapproche la presse actuelle de celle du XIXe siècle, avec toutefois des changements profonds : le type du héros évolue, l'information est traitée par les enfants eux-mêmes, etc. Du fait de la scolarisation croissante, l'ensemble de la presse enfantine se définit en premier lieu par rapport à l'école. Nous n'assistons pas à une démarche de neutralisation totale, mais plutôt à un volontarisme idéologique plus subtil - Okapi propose une critique anti-apartheid et Mikado un entretien avec Harlem Désir.
Aujourd'hui et demain
Face à l'histoire foisonnante, aucun panorama sur la situation actuelle, mais quelques présentations de produits de toutes idéologies. La Lettre de Tapori, mensuel d'ATD quart monde créé en 1967 pour les 6-13 ans, affiche clairement ses objectifs : elle se veut lien entre les exclus, courant de solidarité et d'amitié entre les enfants de toutes les misères, lieu d'éducation aux droits de l'homme où chacun peut s'exprimer, rencontrer l'autre, échanger avec lui des informations sur leurs milieux respectifs et apprendre à poser des actes témoignant du refus de cette exclusion.
Trimestriel pour les 3-8 ans, Jeunes années Gullivore est un journal d'éveil dans la mouvance laïque qui s'appuie sur l'interactivité enfants, parents, éducateurs et sur une expérience de terrain (les patronages des jeudis après-midi, puis les centres de loisirs), réservant une part importante aux activités d'expression (tissage ou marionnettes par exemple).
Perlin (4-8 ans) comporte une page explicite d'éveil à la foi, confesse Béatrice Guthart (Ed. Fleurus), qui s'est d'abord attardée sur un nouveau produit, Je lis déjà, magazine pour les 6-7 ans dont la lecture est facilitée par la répétition de mots identiques dans des situations transposées et des jeux qui renvoient constamment au texte.
Deux intervenants semblaient dégagés de tout souci d'appartenance : Marc Askenazy, venu présenter la revue Abricot, et Jean-Pierre Raymond Dire et lire. Le désir du premier, en créant Abricot, fut d'introduire le modernisme au sein de la petite enfance : il y avait Popi chez Bayard, Toupie chez Milan, mais il lança une couverture d'Abricot avec un loir sous un halogène ! A noter, dans ce journal, un cahier pour les parents, avec des pages médicales, de psychologie enfantine, et des sorties conseillées, ainsi qu'une page de publicité dessinée par l'illustrateur du journal, donc intégrée à l'ensemble. Dire et lire - sorti le 25 novembre pour les 3-8 ans - est un mensuel qui offre trente histoires inédites (contes et fictions), à raison d'une par jour à raconter par les parents. « C'est un nouveau journal, mais pas un journal de plus », prétend Jean-Pierre Raymond qui cible en priorité les parents.
Quand on aborda l'échéance européenne, ces éditeurs, qui semblaient respectivement très satisfaits de leurs produits et des tirages actuels, vacillèrent entre une certaine confiance et beaucoup d'incertitudes. Ils ajoutèrent eux-mêmes une série de questions qui ne trouvèrent pas de réponses fermes et finirent par disparaître sous un silence dubitatif qui trahissait l'aveu d'une absence totale de stratégie commerciale européenne.
Alors, en vrai patriote, Christian Poslaniec 4 trouva les mots pour inciter au combat : pourquoi, au lieu de réfléchir en termes d'invasion étrangère, de grandes concentrations, de mauvaises séries, de traductions inexportables, ne pas rechercher la francophonie à l'étranger, par les écoles, les ambassades et autres « franco... »-choses ? Pourquoi ne pas commencer - ce que fait l'industrie - à chercher le meilleur moyen d'adapter les produits français ailleurs, pour les rendre encore plus français et plus appréciés ?
D'abord, pourquoi la presse ?
Elle est apparue d'emblée comme un élément déterminant dans la vie de l'enfant, tout le monde semblant la considérer, sans autre forme de procès, comme un appel à la lecture. Mais en quoi diffère-t-elle du livre, interroge Christian Poslaniec, et en quoi peut-elle produire un mode d'accès différent à la lecture ?
A l'exception des magazines spécialistes d'un sujet, comme Wapiti pour la nature, qui peuvent s'apparenter par exemple à un document de la collection Folio Cadet, la presse est plutôt une presse généraliste qui ressortit davantage aux qualités d'éveil, en introduisant jeux et informations.
La presse enfantine actuelle est avant tout « un écrit de communication qui se veut médiatique », dont « l'école du passé ne s'est pas encore emparée pour la momifier », à l'inverse du livre, qui fait l'objet de lectures suivies et subit l'inévitable explication de textes. « La presse des jeunes est une entreprise commerciale » qui doit fidéliser son public et ne peut se permettre d'être déficitaire sous peine d'avoir à disparaître ou à se transformer. L'éditeur de revues doit fabriquer « le meilleur produit possible pouvant être lu par les enfants ». Il y a là « nécessité de lecture », et contrairement à ce qui se passe dans l'édition de livres où l'on fait souvent preuve d'un souci littéraire de « notables », exigence commerciale. Ce qui signifie des textes courts, contemporains, découpés en épisodes, plus proches, semble-t-il, des besoins de l'enfant. Bien sûr, ces exigences d'accessibilité empêchent les auteurs d'écrire pour un second niveau de lecture..., soupire l'orateur, lui-même auteur.
Matériellement, la presse se prête davantage à l'achat que le livre : le kiosque est plus proche et plus convivial que la librairie, et le chaînage « du biberon à l'université », avec la politique par tranches d'âge, facilite le repérage. L'abonnement, de son côté, permet à l'enfant de recevoir directement « sa » revue, chez lui, et d'avoir un sentiment de propriété plus affirmé. L'information publicitaire sur les journaux est plus importante que celle sur les livres et s'adresse directement à l'enfant. Enfin la politique de fidélisation est souvent renforcée par des cadeaux d'abonnements genre gadgets, montres, appartenance à un club, etc. ; cet ensemble fonctionne comme « groupe de référence » auquel l'enfant souhaite appartenir et entraîne, par là-même, un comportement de lecture.
Par ailleurs, le journal pour enfants permet une « lecture erratique », multipliant à chaque page les portes d'accès, ce qui fait croire à l'enfant que ça n'est jamais terminé. Il lui permet également de passer à l'acte d'écriture grâce au courrier des lecteurs et à la publication de textes, ce qui est une motivation supplémentaire d'insertion. Enfin, il parle de livres : Perlin a une rubrique spécialisée et Mikado présente des personnages de livres.
Les enfants qui disent ne jamais ouvrir un livre, et qui lisent la presse enfantine, ne rappellent-ils pas cet enfant de six ans qui, lorsqu'on lui demanda pourquoi il ne parlait jamais, répondit : « Parce que je n'avais rien à dire » ? La presse n'est-elle pas une école parallèle avec ses sollicitations de lecture, d'écriture, d'activités d'éveil ?
C'est assurément l'opinion du CLEMI 5 qui milite depuis longtemps pour faire entrer la presse à l'école et propose une « pédagogie médiatique » : pendant une semaine, les élèves d'une classe apportent les articles qui leur ont plu dans la presse des adultes et font une revue de presse, ou lecture collective de toutes les informations. Pour les articles traitant d'un même thème, ils procèdent à une synthèse en utilisant leur langage propre, langage de connivence qui sera compris de tous. L'affichage de ce nouveau texte, avec un titre librement choisi par eux, sera l'ultime acte d'appropriation.
La fin de cette intervention plongea la salle dans une effervescence scolaire. La presse, la lecture, l'écriture s'enchaînaient naturellement dans un bain de Jouvence, et tous, pédagogues ou bibliothécaires, éditeurs ou documentalistes, repartirent avec des rêves en plus et des années en moins.