L'enfant lecteur

par Jean-Pierre Brèthes
sous la dir. de Rolande Causse
Paris : Autrement, 1988. - 202 p. : ill ; 25 cm.
N° spécial de : Autrement, mars 1988, n° 97
ISBN 2-86260-254-X : 85 F.

« Tout pour faire aimer les livres » : ce surtitre alléchant, inséré dans le cadre d'un dessin de couverture représentant un enfant tout petit, blotti dans la veste d'un adulte devant un énorme livre ouvert, cherche sans doute à viser très haut. Vaste programme, en effet ! pour ce nouveau numéro de la revue Autrement qui souhaite faire le point sur les problèmes posés actuellement par les enfants et la lecture. On sait qu'au moins un jeune sur cinq a des difficultés de lecture en entrant en sixième et s'achemine tout doucement sur les voies de l'illettrisme. Or Rolande Causse, écrivain, animatrice d'ateliers de lecture-écriture pour enfants, auteur d'un remarqué Guide des meilleurs livres pour enfants (Calmann-Lévy, 1986), et qui a coordonné ce numéro, nous rappelle que « lire est un entraînement, on apprend à lire en lisant ». Élémentaire, dira-t-on. Voire. Encore ne le répétera-t-on jamais assez, et trop d'enfants (et d'adultes) ne s'entrainent justement pas.

L'ouvrage (car les numéros d'Autrement, toujours centrés autour d'un thème, s'apparentent à des ouvrages) se divise en cinq parties à peu près égales qui vont se répondant, s'interpénétrant, se répétant parfois... Mais c'est la rançon de tout ouvrage collectif, et dans le cas présent, il convient d'ailleurs d'enfoncer le clou, tant la littérature enfantine reste encore mal connue du grand public, souvent même ignorée par les jeunes et par les enseignants, sans parler du mépris dans lequel la tiennent les spécialistes de la chose littéraire. Combien de quotidiens ou d'hebdomadaires ont une rubrique régulière consacrée aux livres pour enfants ? Quelle place ceux-ci tiennent-ils à la radio ou à la télévision ? Quelles histoires de la littérature en parlent longuement, etc. ? Les collaborateurs de L'Enfant lecteur, tous spécialistes à un degré quelconque de la lecture, de l'enfant ou du livre pour enfants, nous font toucher du doigt le problème. De fait, l'enfant et la lecture sont ici envisagés de différents points de vue : ceux de l'écrivain, de l'illustrateur, de l'éditeur, du libraire, du bibliothécaire, de l'enseignant, du critique, du psychiatre, etc., sans oublier celui de l'enfant.

« Lire ou ne pas lire »

Cette première partie traite des problèmes de la lecture et en particulier de l'apprentissage. Jean-Claude Pompougnac, professeur d'école normale, rappelle que l'accès au livre reste toujours laborieux, quelle que soit la méthode d'apprentissage (syllabique, globale, mixte, naturelle), ne serait-ce que parce que les acquis antérieurs des enfants sont très variables. Claude Duneton s'inquiète de l'appauvrissement de la langue, quand il n'y a plus lecture : l'oralité seule ne permet pas en effet de nourrir suffisamment le langage et, en fait, accroît les inégalités. Graziella Bertola, institutrice, insiste sur la nécessité de familiariser l'enfant avec l'écrit sous toutes ses formes, et ceci dès la maternelle. On constate que la lecture est le média le plus lié au milieu culturel de l'enfant, et pour former les lecteurs, l'école devrait donc reconnaître les acquis familiaux et extra-scolaires de l'enfant. Tout le monde s'accorde en tout cas à voir dans l'apprentissage de la lecture un puissant enjeu social, puisque les illettrés non seulement ne peuvent que mal participer à la vie sociale, mais sont exclus de ce que l'écrit apporte de spécifique, et paradoxalement voient leur exclusion renforcée par l'informatique et l'audiovisuel, qui nécessitent aussi la parfaite maîtrise de l'écrit. Cependant, note Nicole Du Roy, on ne peut lire que si on y prend plaisir.

« Enfants et livres en mutation »

Tel est le titre de la deuxième partie, qui tente de cerner la spécificité des livres pour enfants. Et tout d'abord par un survol historique : Denise Dupont-Escarpit montre que la littérature enfantine a toujours cherché à instruire et divertir en même temps. Bruno Duborgel se livre à un plaidoyer en faveur de François Ruy-Vidal qui. dans les années 1960-1970 a fortement contribué à remettre en question la notion de livre pour enfants. Pour Ruy-Vidal, en effet, il ne s'agit pas de faire simple parce qu'on s'adresse aux enfants, car en littérature il ne s'agit pas de comprendre, mais de sentir. De ce fait, les artistes pressentis par Ruy-Vidal n'ont pas eu peur de bousculer préjugés et conformismes : l'image plastique est devenue contrepoint du texte, loin d'en être l'auxiliaire ou le pléonasme (comme trop souvent), et joue avec la réalité, au lieu de se contenter de la reproduire. Cela a fait des livres, dont la forme est devenue le contenu, favorisant ainsi une pluralité de lectures. Il convient de rappeler d'ailleurs qu'il existe des conditionnements socio-économiques, qu'un livre n'en vaut pas un autre, qu'il n'y a pas de livres équivalents et qu'il n'est pas indifférent d'avoir lu celui-ci plutôt que celui-là. Christian Bruel rappelle donc l'importance de l'éducation du choix : c'est en effet en fonction de cette éducation que la fameuse question de la finalité de la littérature (le « à quoi ça sert ») ne se pose plus. Encore faut-il qu'on laisse les enfants lire et que le livre soit lié à leur vie et pas seulement à l'espace scolaire.

« Des livres à la carte »

Le contenu de cette troisième partie montre qu'il existe des livres de tous genres et pour tous les âges. Le plus jeune âge est particulièrement souligné : on doit y rencontrer la plus grande diversité de livres, imagiers certes, livres de la vie quotidienne bien sûr, mais aussi histoires randonnées au plaisir répétitif, livres-jeux au plaisir de surprise, héros animaux au plaisir d'identification, et même albums destinés aux grands, car la lecture se renouvelle au fil des ans et de la perception qui s'affine. Les albums sont aujourd'hui de plus en plus variés et devancent parfois l'évolution des mentalités : on note toutefois que si l'on n'hésite plus à montrer la vieillesse, la mort, le corps, la guerre, d'autres sujets sont beaucoup moins abordés, en particulier la réalité sociale et la pluri-culturalité, et trop d'albums restent intemporels. En quelques pages frémissantes. Luda Schnitzer démontre que les contes répondent aux questionnements des enfants, et loin d'être une évasion du réel, représentent au contraire un élargissement, une ouverture vers les portes de la connaissance et du langage. Il en est de même de la poésie où les enfants picorent tout naturellement. Quant aux romans, si l'on peut regretter que ceux qui tendent un miroir à la société soient bien moins nombreux que le flot des romans d'aventures, des séries et des livres dont vous êtes le héros, il est surtout plus regrettable que si peu d'adultes lisent des romans pour la jeunesse et soient en mesure de conseiller efficacement les jeunes lecteurs pour rencontrer, des romans qu'ils pourraient aimer. La bande dessinée les touche plus directement, sans que l'on sache dans quelle mesure elle est vraiment lue. De toute façon, il existe des livres pour la jeunesse intelligents, surprenants, beaux, joyeux et passionnants ; Pierre Marchand, qui dirige Gallimard-jeunesse, en témoigne.

C'est que la « création » est véritablement « bouillonnante » (titre de la quatrième partie). Jean Perrot reprend les idées de son livre récent (Du jeu, des enfants et des livres) et constate que le lecteur-enfant prend désormais la parole. Rolande Causse examine l'art du récit chez quelques écrivains (Daniel Pennac, Gil Ben Aych, Christian Bruel, Andrée Chédid) et remarque qu'il s'inscrit dans des courants, des traditions, des filiations littéraires, ce qui devrait définitivement enterrer l'idée que la littérature enfantine est une sous-littérature. Nidra Poller, écrivain, éditrice (et accessoirement grand-mère) plaide d'ailleurs pour des textes « un peu trop grands » et pour une vraie recherche de la part de l'écrivain. Quant aux illustrateurs, toujours considérés comme des parents pauvres par les « vrais » artistes, ils innovent, bousculent les schémas courants de la lisibilité et du goût supposé des enfants pour le réalisme et la clarté. Même si l'illustration française reste mal promue à l'étranger, nous avons un riche éventail de créateurs. Quoi qu'il en soit, l'enfant peut vagabonder dans la diversité des images et y puiser les débuts de sa culture visuelle et de son esprit critique. Encore faut-il les trouver, ces livres !

« Où sont les livres ? »

Cette dernière contribution nous entraîne dans les bibliothèques, biblio-cases 1, bunkos 2, ateliers de lecture-écriture, cabinets de psychothérapeute, crèches, haltes-garderies, centres de protection maternelle et infantile (PMI), centres de loisirs maternels, librairies, etc. Tous ces lieux aujourd'hui diversifiés partent d'un même constat : l'accoutumance à la lecture n'est pas acquise systématiquement. C'est en écoutant des contes, en lisant, en écrivant, que les enfants engrangent le langage, s'approprient les mots. Il faut donc que le livre aille partout où les enfants se trouvent. Cela peut se faire avec peu de moyens, mais beaucoup d'imagination et surtout une forte motivation comme le constate Geneviève Patte. Si les lieux de lecture peuvent rester modestes, cela ne veut pas dire qu'on doive donner n'importe quoi aux enfants. Rolande Causse s'élève ainsi contre les dons de « vieux rossignols » dans les anciennes colonies françaises et rappelle que les enfants africains ont droit eux aussi aux meilleurs livres ! Pour favoriser la création et le développement de ces lieux de lecture, la Fondation de France offre des subventions 3. Les librairies spécialisées dans le livre pour la jeunesse restent peu nombreuses (une cinquantaine en France), mais elles font un travail « épatant ». On doit constater la médiocre présence du livre pour enfants dans les médias et l'absence d'une revue d'information grand public. Il est vrai que la tâche du critique est difficile : il doit à la fois déceler les bons livres (relativement peu nombreux) et démonter la littérature mièvre, fabriquée, frelatée, racoleuse (de loin la plus nombreuse et la mieux distribuée). Si on interroge les enfants, ils aiment ou n'aiment pas lire, dans ce dernier cas, parce que lire leur rappelle l'école ou qu'ils n'ont pas trouvé le chemin des bibliothèques.

L'ouvrage se clôt sur un débat : le livre et la lecture sont-ils menacés ? Tout le monde regrette la prépondérance des traductions anglo-saxonnes, l'image occidentalisée que propagent albums et romans. Jérome Peignot (professeur d'art graphique) note que le désir de lire est lié au plaisir d'écrire et qu'on n'enseigne plus l'écriture aux enfants : la pointe bic tue-t-elle la lecture ? Enfin, l'Europe, qui va s'ouvrir en 1993 pour le livre aussi, ne risque-t-elle pas de laminer la production, de dissoudre les spécificités locales dans des produits standard, inodores et sans saveur ? On peut toujours penser que les lecteurs seront plus exigeants, telle est la conclusion optimiste du débat.

Portes ouvertes

Ce rapide tour d'horizon laisse entrevoir l'intérêt de ce numéro d'Autrement: des questions sont posées, des réponses parfois données, la qualité de l'ensemble devrait attirer un public assez large. Certes, les articles sont inégaux et nous laissent plus qu'une fois sur notre faim : en particulier les relations entre écrivains et enfants, le passage à l'acte de lire sont à peine esquissés. On appréciera d'autant plus les suggestifs articles de Luda Schnitzer sur le conte (p. 73-80), de Claude Bellegarde sur la couleur (p. 143-147), de Rolande Causse sur l'atelier de lecture-écriture (p. 155-158), de Geneviève Patte sur les expériences actuelles de bibliothèques pour enfants aux quatre coins du monde (p. 161-169) et le portrait de Pierre Marchand (p. 115-117). Les articles sur le conte, l'album, la bande dessinée sont augmentés d'une bibliographie élémentaire, mais bien choisie. Un répertoire des organismes, manifestations, expositions, formations et revues complète le volume. Comme toujours, Autrement se recommande par sa belle maquette, une typographie agréable et variée, des illustrations puisées aux meilleures sources (cf. l'index des illustrations). Ce numéro sera donc à mettre dans toutes les bibliothèques.

On relève cependant de regrettables approximations dans les noms propres d'auteurs : p. 98 : Winterfiell pour Winterfeld, L. Neuville pour E. Neville, Katalev pour Kataiev; p. 102 : Daeninck pour Daenincks; p. 106 : C. Joan D. pour Joan Davenport Carris; p. 107 : R. Bulla Clyde pour Clyde Robert Bulla ; p. 110: Anne Franck pour Anne Frank; p. 116: P. Laguionie pour J.F. Laguionie; p. 121 : Sweig pour Zweig; p. 153 : Zeit pour Zei... Une erreur d'attribution : Vieux John de Peter Härtling attribué à G. Kuijer. Une faute d'orthographe : goujon ne s'écrit pas gougeon p. 28. Sans parler de titres légèrement déformés. Les écrivains pour enfants doivent-ils voir toujours leurs noms écorchés ? On ne peut pas à la fois dire que la littérature enfantine n'est pas une sous-littérature et faire comme si les noms d'auteurs n'avaient pas d'importance. En tout cas, cela cause une gêne au bibliothécaire, soucieux, à juste titre, des vedettes-auteurs.

  1. (retour)↑  Sortes de bibliothèques villageoises, dans certains pays d'Afrique noire, qui essaient d'être au plus près des préoccupations des gens et tentent de faire le lien avec la tradition orale (cf. pour le Sénégal, entretien avec Jean-Claude Le Dro, Revue des livres pour enfants, 1988, n° 119-120, p. 46-49).
  2. (retour)↑  Bibliothèques pour enfants conçues chez l'habitant, et qui attirent les enfants du voisinage, au Japon. Pour en savoir davantage, consulter l'article de Geneviève Patte : « Carnet de voyage au Japon : des souris et des livres, » Revue des livres pour enfants, 1987, n° 118, p. 40-50.
  3. (retour)↑  La Fondation de France subventionne par ailleurs des prix littéraires de littérature pour la jeunesse.