L'année des lettres 1988

par Jean-Pierre Brèthes
sous la dir. de François Taillandier ; préface de Jean Gattégno.
Paris : La Découverte : ministère de la Culture et de la Communication. 1988. - 324 p. ; 24 cm
ISBN 2-7071-1757-9 : 98 F.

« Faire le point sur une année (1987) de création, de nouveautés, d'événements... sur les mutations du livre - qu'elles touchent l'édition, la librairie, les médias ou les bibliothèques », tel est l'objectif de l'Année des lettres 1988, publié conjointement par les éditions La Découverte et le ministère de la Culture et de la Communication. Objectif somme toute assez ambitieux quand on sait que dans le monde du livre, en France, tout va très vite : on imagine les difficultés pour remplir ce programme de façon cohérente, sans faire d'impasses et sans figer des situations pour le moins mouvantes. Le pari est-il tenu ?

L'Année des lettres 1988 comprend deux parties d'importance inégale. La première (les deux tiers du texte) fait le tour des grands domaines de la production éditoriale. La seconde, plus brève et plus synthétique, se veut un outil de réflexion sur les grandes questions de l'heure qui agitent l'édition, mais aussi la librairie, les bibliothèques, la lecture et l'audiovisuel, le rôle de l'État. Une chronologie de 1987, un mini-annuaire des éditeurs, un panorama des prix littéraires, une présentation de la Maison des écrivains figurent en annexe. L'ensemble, coordonné par François Taillandier, a été rédigé par vingt-huit auteurs, généralement spécialistes du sujet traité.

« Des livres, des auteurs, des genres, des thèmes » : visiblement, on n'a voulu, dans cette première partie, négliger aucun secteur de la production éditoriale, et c'est pourquoi 180 pages ne sont pas de trop pour dresser ce panorama d'une production « riche, dense, inventive », comme le rappelle F. Taillandier dans un premier chapitre. Rappelons qu'en vingt ans, le nombre de titres pubiés a presque doublé (de 16 000 à 30 000) et que la proportion de nouveautés s'est accrue. Est-ce un signe de bonne santé ? Pas nécessairement, puisque parallèlement, les tirages sont à la baisse (passant en moyenne de 15000 à 12 000). L'espérance de vente moyenne s'est amoindrie, la proportion d'invendus et de retours a atteint la cote d'alerte (elle avoisine les 30 %). Le marché est stagnant, difficile, d'aucuns diraient morose, et ce leitmotiv parcourt tout le volume. Au fond, n'y a-t-il pas une trop grande richesse de l'offre ? Le chiffre d'affaires n'augmente guère que pour le secteur scolaire et celui des dictionnaires, et montre une baisse alarmante en littérature générale, en dépit du relatif grand nombre de best-sellers, notion sur laquelle il conviendrait de s'interroger : sont-ils le poumon qui fait vivre le reste ?

Crises...

Les dix-sept chapitres suivants décortiquent ce qui s'est passé dans un domaine particulier : roman français, littérature étrangère, littérature classique, poésie, théâtre, sciences humaines, histoire, livres d'actualités, sciences, religion, revues, livres d'art, livres pour la jeunesse, roman policier, science-fiction, bande dessinée, dictionnaires et encyclopédies. La part faite à la littérature est importante (pour justifier le titre L'Année des lettres?). L'éventail ainsi offert est suffisamment large, pour que chacun aille directement au secteur qui l'intéresse. Les auteurs ont eu toute liberté pour traiter leur sujet à leur façon, et, de ce fait, on trouve aussi bien des panoramas quelque peu énumératifs de ce qui a été publié dans l'année qu'une sélection des quelques titres ayant marqué l'année ou des études solidement argumentées sur l'état actuel du domaine concerné.

La littérature générale est en crise. nous dit-on. C'est, à vrai dire, surtout la littérature française qui piétine : dans son chapitre (très subjectif), Jacques Brenner s'inquiète de ne pas voir apparaître des auteurs nouveaux (de qualité), comme il l'entend, car il encense volontiers certains auteurs, alors qu'il ne ménage pas Duras ou Pinget, par exemple, et s'en prend avec hargne à Tahar Ben Jelloun, le prix Goncourt de l'année. Pis encore, la poésie et le théâtre ne trouvent plus de lecteurs. Heureusement, la littérature étrangère rachète quelque peu le tableau : on n'a jamais autant diversifié les traductions (il est vrai aussi qu'on se bat à coups de millions pour traduire les best-sellers incontournables !). Quoi qu'il en soit, ce piétinement de la littérature n'est peut-être que le signe avant-coureur d'une crise plus profonde, celle de la lecture. Il n'est que de voir comme le tirage des romans policiers a fondu, le nombre de titres en science-fiction s'est effondré, les magazines de bandes dessinées ne trouvent plus preneur. Cette désaffection de la lecture fait le jeu des valeurs établies, d'où sans doute le relatif succès de la littérature étrangère ou des auteurs consacrés - y compris en littérature populaire, où on publie des intégrales de Jean Ray, Léo Malet, Maurice Leblanc, etc.

Autre secteur en crise, semble-t-il, celui des sciences humaines. C'est que les intellectuels ne savent plus où ils en sont, et sont incertains sur leur rôle propre. Aussi, les grandes questions sont délaissées au profit des problèmes méthodologiques. Et on s'affronte justement sur les phénomènes culturels contemporains, la crise des valeurs et un prétendu retour à la barbarie, qui furent la « tarte à la crème » de 1987. Heureusement, les traductions vont bon train, et l'on a découvert Habermas, par exemple. On peut dire que s'il y a toujours des remueurs d'idées, ils se sont déplacés sur le champ des sciences sociales.

... et succès

Curieusement, l'histoire semble échapper à ce marasme. Encore qu'il y a Histoire et histoire, et que les grands succès de l'histoire romancée ou des biographies vont de pair avec le travail en profondeur des grandes sommes (désormais pratiquement en coédition internationale), largement tributaires de l'école des Annales. Il est vrai aussi que l'histoire bénéficie des commémorations d'événements qui entraînent parfois des avalanches de livres, où le meilleur côtoie le pire (ainsi le bicentenaire de la Révolution française), mais qui sont porteurs. Les célébrations sont aussi un facteur essentiel dans la production des beaux livres religieux : ainsi 1987 aura été l'année Le Corbusier et Fragonard d'un côté, l'année du 450e anniversaire de la Réforme de l'autre. Cette façon de coller à l'événement, fût-il passé, est aussi celle des livres d'actualités que Pierre Enckell propose d'appeler lavres, livres le plus souvent de commande dont la durée de vie (de survie ?) est dramatiquement courte et qui disparaissent souvent sans laisser de traces. Les sujets ainsi beaucoup (et parfois mal) traités cette année auront été le SIDA, l'immigration. Barbie, la politique, l'Islam... A tous ces lavres s'opposent des livres de commande aussi, qui traitent de l'actualité également, mais qui s'efforcent de faire honnêtement le point. du type État du monde.

Autre antidote à ces lavres : les livres de bonne vulgarisation scientifique, les vrais, car là aussi il y a une exploitation éditoriale fort lucrative de la pseudo-science. Michel Rouzé présente et analyse longuement une quinzaine de ces livres de haute vulgarisation dans des domaines aussi variés que l'astronomie, la géologie, l'informatique, la biologie et même la physique, pourtant réputée invulgarisable. Cette vulgarisation de qualité, mais pour tous âges. fait son apparition avec une collection comme « Découvertes » (Gallimard). Il semble d'ailleurs que pour combattre la désaffection de la lecture chez les adolescents, la parution de collections tous âges soit opportune : Isabelle Jan rappelle ainsi la création de la collection de romans « Page blanche » (Gallimard, encore). De même, la révolution informatique a déplacé le champ de la connaissance vers l'information, et cela est très sensible dans les nombreuses encyclopédies qui cherchent désormais davantage à donner des réponses immédiates à des questions précises (type Quid ou État du monde), avec des fortunes diverses. Mais ce secteur bénéficie de tirages importants et d'une longue durée de vie !

La deuxième partie : « Le livre et ses réseaux », constitue presque un manuel de bibliologie contemporaine. Ses sept chapitres concernent successivement l'édition, la librairie, le prix unique du livre, les rapports livre-télévision, les pratiques de lecture, les bibliothèques, la politique de l'État en faveur du livre et de la lecture. Contrairement à ceux de la première partie qui s'efforçaient de cerner de près l'actualité immédiate de l'année en cours, ils dégagent les tendances de ces dernières années, voire même de la décennie.

Affaires de livres

Pour ce qui touche à l'édition, le maître mot est : concentration. Quatre groupes seulement réalisent 80 % du chiffre d'affaires ! Cette concentration, commencée dans les années 70, s'étend aussi à la diffusion et à la distribution (deux notions à ne plus confondre). Mais en passant par les fourches caudines de la logique financière, l'appareil éditorial ne va-t-il pas mettre en péril la création intellectuelle ? En effet, il est tentant de privilégier les meilleures ventes, d'imposer les conditions de vente aux libraires, voire d'orienter ce que les écrivains doivent produire (livres-commande, même en littérature, avec le système des à valoir). Comme par ailleurs, les médias vont au secours du succès et redoublent ainsi l'effet de sélection du système, les risques ne peuvent plus être pris que par des éditeurs indépendants, dont les produits non standard sont moins bien distribués et ont donc moins de chances de se vendre. En cas de succès d'ailleurs. les grands groupes n'hésitent pas à récupérer les auteurs ainsi découverts. D'autre part, l'édition entre dans l'ère des multimédias : comme cela n'est pas encore vraiment rentable, c'est toujours l'écrit qui doit dégager le maximum de marge financière pour que les grands groupes puissent explorer ces nouveaux marchés audiovisuels. Le risque est grand alors que l'écriture ne soit plus envisagée que comme le premier jet d'adaptations multimédias, plus ou moins aseptisées pour être viables sur le marché international, seul susceptible de rentabliser les mises de fonds. De fait, l'édition a commencé à s'internationaliser et des groupes multinationaux à se former.

Quant à la librairie, elle ne se porte pas mieux. Certes, Pierre Lepape rappelle que la France est dotée d'un réseau de 26000 points de vente, mais 15% à peine ont une image de librairie et se concentrent dans les grandes et moyennes villes. Les autres vendent des produits d'actualité (on retrouve les lavres ?), non de vraies œuvres d'édition. Les librairies petites et moyennes vivent difficilement, la distribution étant inefficace pour le livre non standard (commandé à la demande, le plus souvent à l'unité) et le taux des retours d'offices atteignant un tiers. Quand ce taux devient alarmant, les distributeurs pénalisent le libraire en réduisant la surremise. De plus, la concurrence des grandes surfaces (qui ont désormais créé de vrais rayons de librairie) et des grandes librairies, qui ne connaissent pas ces problèmes, est rude. Toutes sont d'ailleurs concurrencées sévèrement par les clubs qui séduisent par leur catalogue et leur sélection, ce qui représente, pour une fraction importante du public. la sécurité par rapport à l'abondance du choix et à l'absence de conseil (hélas trop fréquente !) en librairie. 1987 aura même vu la naissance d'une nouvelle formule, celle du club en librairie (Succès du livre). Ce qui est sûr. c'est qu'il n'existe plus un marché du livre, mais des micromarchés et que le libraire de demain, davantage professionnalisé, devra s'adapter en participant à un réseau, afin d'apporter à ses clients un surcroît de services et d'efficacité par rapport au commerce de masse. De tels réseaux ont commencé à se former (Librairies L, L'Oeil de la lettre). Nous ne nous attarderons pas sur le chapitre consacré au prix unique du livre, qui constitue une défense et illustration de la loi Lang, fort bien argumentée, mais bien connue des bibliothécaires.

De même, le chapitre « Livre et télévision » (confié à Edouard Brasey, auteur de L'Effet Pivot, Ramsay, 1987) reprend les arguments connus de l'opposition livre (= texte + sens = culture traditionnelle)/télévision (= image + oralité = culture de masse). L'auteur constate tout de même que le passage à la « télé » est devenu quasiment un parcours obligé de toute la gent éditoriale, parcours indispensable à la consécration, mais qui oblige à convaincre en cinq minutes. Il faut remarquer que ce parcours ne concerne qu'un nombre réduit de livres, qu'il en raccourcit la durée de vie, puisque le livre doit faire le plein de ses lecteurs tout de suite. D'où l'abondance des retours (?). Par ailleurs, la télévison voit le règne des adaptations littéraires (crise des scénaristes ?). tandis que l'édition préfère parfois à la publicaton de romans celle de sous-produits télévisuels, les « novélisations » (signe d'une crise de l'écriture ?).

En aval : la ledure

Tout cela n'est pas forcément encourageant pour la lecture. Qu'en est-il de ses pratiques ? Des nombreuses enquêtes citées, on retiendra que 26 % des plus de 18 ans sont des lecteurs réguliers (un livre par mois), tandis que 19 % sont des acheteurs réguliers et 11 % fréquentent des bibliothèques publiques (pourcentage à la hausse). Le temps moyen consacré à la lecture est à peine de 27 minutes par jour (ce qui comprend la presse), et il stagne, malgré l'élévation notable du niveau moyen d'études. On n'a malheureusement pas encore évalué l'impact de la généralisation des magnétoscopes : ceux-ci risquent en effet d'accentuer la consommation des images en lui conférant la même maîtrise du temps que pour la lecture (capacité de s'arrêter, de stocker).

Après ces considérations alarmantes sur l'édition, la librairie, la lecture, les deux derniers chapitres font figure de roman rose. Gérald Grunberg nous parle du « bond en avant des bibliothèques », et fait un tableau réjouissant de l'évolution récente des bibliothèques publiques. La bibliothèque publique est désormais conçue comme une création majeure de la cité, comme un « endroit de haute convivialité et de pratique sociales fortes » : on voit par exemple des assistantes sociales venir y tenir leur permanence. La décentralisation semble avoir été réussie et la profession évolue très rapidement.

Quant à la politique du livre et de la lecture menée par l'État, si elle est bien connue dans notre profession, elle est ici présentée aux autres professionnels du livre et au grand public. On notera que c'est une politique volontariste : soutien à l'édition, à la librairie (accès au crédit bancaire), à l'exportation du livre français, aux projets de co-édition, aide à la traduction, à la création littéraire et à l'animation autour du livre (ces dernières en particulier par le biais du Centre national des lettres, CNL). Le rôle de l'État auprès des bibliothèques est présenté lui aussi : en dehors de ce qui nous concerne directement, on retiendra le soutien aux actions privées de lutte contre l'illettrisme, par exemple.

L'ensemble se lit aisément, pour peu du moins qu'on s'intéresse à tous ces problèmes. La typographie est claire, rompue de temps à autre par des encadrés qui mettent en valeur tel ou tel point particulier : des statistiques, des présentations d'un livre, d'un thème, de lois comme la propriété littéraire, d'organismes associatifs ou officiels, des sélections, etc. Un remarquable état des lieux de l'édition est présenté sous forme de tableau (p. 188-189) et met bien en valeur les phénomènes de concentration dont nous avons parlé, et qui semblent bien être le point important, puisqu'une majorité des auteurs en ont parlé, ce qui a entraîné quelques redites. On regrettera deux absences : celle d'un index des auteurs et titres cités, et celle d'une bibliographie pour les sujets traités dans la seconde partie. On trouvera aussi un peu brève la préface de Jean Gattégno. Par contre, il y a très peu d'erreurs à signaler. Il n'est pas exact (p. 157) que la collection « Bouquins » ait publié tout Fantômas (deux volumes sont seulement parus à ce jour). Télé 7 jours n'est pas seulement lu par deux millions et demi de personnes (p. 253), c'est en fait le chiffre de sa diffusion. Il faut lire (p. 49) Schlote, p. 293, Khawam. On devrait toujours écrire Saint-John Perse (et non pas seulement Perse) et Garcia Lorca (et non pas seulement Lorca), négligences hélas trop fréquentes (p. 56) !

Au total, on ne peut que souhaiter à L'Année des lettres de devenir annuel. Ce premier numéro est un ouvrage de bibliologie assez remarquable, et, dirons-nous, indispensable à tout professionnel du livre. On le recommandera plus particulièrement à l'attention des candidats aux différents examens professionnels qui y trouveront de quoi alimenter leurs réflexions.