Un nouveau produit

Françoise Danset

Quelle émotion d'apprendre l'apparition d'un nouveau produit sur le marché de la formation professionnelle : le bibliothécaire-ingénieur 1. Il y avait des Ingénieurs des Mines, des Ingénieurs des Ponts et Chaussées, des Ingénieurs des Télécommunications, il y aura des bibliothécaires ingénieurs : notre image sociale va en sortir grandement renforcée, dans les dîners mondains où l'on ne nous demandera plus si nous lisons beaucoup, et auprès des fonctionnaires de police auxquels nous devrons tout de même indiquer lors de l'établissement de notre passeport que bibliothécaire s'écrit avec un petit « c ».

Hélas, personne ne nous indique si, en même temps que notre image de marque, notre salaire en sortira grandi lui aussi.

Où est le changement ?

Certes les transformations socio-économiques, certes l'essor des bibliothèques, l'apparition des nouvelles technologies ont transformé nos pratiques en même temps que nos bâtiments. Nous avons décidé de privilégier la demande du lecteur et nous avons adopté de nouvelles techniques de communication : l'étude de Bernadette Seibel 2 décrit tous ces changements au sein de la profession de bibliothécaire.

Mais pourquoi arguer de ces changements pour en déduire que ce métier demande de plus en plus de compétences et de professionnalisme ? C'est peu aimable pour nos prédécesseurs, et pour beaucoup d'entre nous. Si les compétences ont changé - disons qu'il faut d'autres compétences, et non, plus de compétences -, le professionnalisme reste. Il est vain d'opposer la passivité de la conservation à l'activité de la communication. Que vaut en soi la communication ? Elle ne fonctionne qu'en puisant son contenu dans un patrimoine, elle se situe en aval des opérations de constitution et de préservation d'un fonds. Inutile de tomber dans le piège de ces réseaux de télévision cablée qui, après avoir annoncé à grand renfort d'investissements l'ouverture de canaux d'intérêt local, n'offrent en définitive que des services de téléachat. Est-il nécessaire de diviser ainsi la profession, de créer cette querelle des passifs et des actifs, des anciens et des modernes, des ringards et des futuristes ?

La décentralisation ne semble pas être un facteur décisif de changement en lecture publique, car elle ne concerne véritablement que les bibliothèques centrales de prêt. Ce serait donc à leurs directeurs que s'adresserait l'exhortation à devenir capable de négocier leur savoir-faire technique avec le pouvoir politique.

Le sous-encadrement des bibliothèques est endémique certes, mais en lecture publique il est surtout le fait des anciens services de l'État ou des petites communes. Dans bien des cas, les maires ont compris l'importance de l'encadrement dans leurs services, et en même temps qu'ils assignaient à leur bibliothèque un véritable rôle de service public, ouvert à tous et partie prenante de la vie culturelle de leur cité, ils créaient les postes nécessaires.

Mais le problème de l'encadrement réside aussi dans le statut des personnels et la définition des postes : les statuts actuels sont bien antérieurs à la transformation des tâches et des compétences et l'ensemble des associations professionnelles demandent la revalorisation et l'introduction d'éléments de continuité dans les carrières des personnels de bibiothèque. La discrétion la plus totale est observée sur les changements que pourrait introduire la Loi Galland 3 dans le statut des personnels de la Fonction publique territoriale, et rien n'indique que l'optimisme soit de mise.

Ce nouveau métier

Nouveau, il le serait en effet depuis une quinzaine d'années, informatique et télématique en sus. Aussi nombre de bibliothécaires seront-ils heureux d'apprendre qu'ils sont tous des Monsieur Jourdain et qu'ils font tous de l'ingénierie culturelle.

Le portrait robot de l'actuel bibliothécaire est trop noir; beaucoup ne s'y reconnaissent pas, qui ont jeté la hiérarchie aux orties, qui savent travailler en équipe, qui connaissent la signification du mot réseau, qui ont de l'imagination, de l'initiative, qui savent faire un budget prévisionnel et un bilan, ou encore négocier avec ces politiques qui les gouvernent. Et surtout ils connaissent leur public, ils ne veulent pas perdre le contact avec lui : ils sont bien décidés à continuer à raconter des histoires aux petits, en même temps qu'ils organisent des services de documentation accessibles par téléphone ou par minitel, à pourvoir en vidéo et en BD ces petits groupes bien encombrants de jeunes non-lecteurs, en même temps qu'ils envisagent les interrogations de banques de données.

Ont-ils été formés ? Il est grand temps bien sûr de poser la question, car la réponse est non; quand un changement arrive, on s'y adapte, et quand une nouveauté apparaît, on l'adopte. C'est seulement maintenant que ces mutations sont accomplies que l'on peut en faire l'inventaire, les faire entrer de façon cohérente et ordonnée dans un plan de formation rénové. Mais le visage du nouveau bibliothécaire ainsi programmé doit-il obligatoirement prendre les traits d'un directeur, d'un ingénieur ? Le directeur dirige, l'ingénieur fait des plans. N'avions-nous pas quelque part parlé d'équipe ? Tout le monde devrait être touché par cette rénovation de la formation et pas seulement une poignée de « happy few », décideurs de choc qui, s'emparant d'une compétence spécifique nouvelle, pousseraient devant eux le grand troupeau des catalogueurs, des raconteurs d'histoires et autres fonctionnaires des banques de prêt et de l'accueil du public.

Si nous devons procéder à une redéfinition des compétences professionnelles, à une rénovation des formations, à une transformation des profils de postes et des statuts, c'est donc bien l'ensemble de la profession qui est concernée, de l'employé au directeur en passant bien sûr par les bibliothécaires-adjoints.