Éditeurs aujourd'hui

par Martine Darrobers

Philippe Schuwer

Paris : Editions Retz, 1987. - 167 p.; 22 cm.
ISBN 2-7256-1182-2 : 96 F

Il est coutume, l'Histoire de l'édition française en témoigne, d'ériger les années cinquante comme période charnière dans l'évolution de l'édition, sur laquelle s'ouvrent de nouvelles perspectives. Editeurs aujourd'hui prend le relais, pourrait-on croire au vu des titres. Mais la démarche de Philippe Schuwer privilégie moins la notion de crise et de redéploiement que celle de trends et de continuités, appréhendés autour de quelques lignes force définies en termes-choc, le clonage et la reproculture, le mimétisme éditorial, le trauma de la grande diffusion, ceux, plus banaux, d'internationalisation et de concentration, de management éditorial. On l'a compris, le livre est vu et analysé beaucoup plus en tant qu'objet... industriel qu'en tant qu'œuvre.

Le livre : un produit comme les autres ?

D'où un ton et une approche très professionnels, avec un zeste de provocation, sur le « lecteur devenu un code-cible », l'assimilation de l'édition à l'industrie pharmaceutique, où ce qui compte est de découvrir de nouvelles molécules, capables de jouer une fonction précise et qu'on classera en familles, etc. Le discours classique sur le côté « artisanat et création » de l'édition, sur la découverte et le défrichement de nouveaux rayons de savoir en prend un rude coup. Ce parti d'inversion par rapport à l'histoire de l'édition se reflète à travers l'aspect de son ouvrage, un manuel, beaucoup plus qu'un ouvrage de prestige, un glossaire circonstancié « Mots-clefs et chiffres de l'édition » d'une ampleur inaccoutumée formant le dernier chapitre de l'ouvrage, des repères bibliographiques clairsement présentés. De ce point de vue il est permis d'exprimer un regret : les chiffres clés retraçant les évolutions de l'édition sont cités et commentés, mais il eût été intéressant de les voir regroupés, tabulés, mis en courbes et diagrammes, ce qui, au reste, aurait renforcé la perpective « gestionnaire » de l'ouvrage.

L'inversion, dans une certaine mesure, se manifeste dans le souci de replacer l'évolution de l'édition dans une perspective mondiale, disons surtout américaine, britannique et germanique, de toute évidence moins par parti pris que par acceptation d'une « dure réalité » : les foires internationales (Francfort, Londres, Bologne) montrent bien le déséquilibre entre l'édition des « nantis » et les stands relativement solitaires des pays en voie de développement. Surtout, elle se manifeste en la personnalité de l'auteur, à la fois professionnel mais aussi «théoricien-synthéticien » de l'édition, écrivant en un style alerte, parsemé de formules qui font mouche.

En fait, la rupture se situe beaucoup plus au niveau de l'approche qu'au niveau du message. Rendant à l'Histoire de l'édition tous les hommages qu'elle mérite, Philippe Schuwer inscrit son analyse dans une perpective historique, refusant l'avant-après et le discours plus ou moins catastrophique sur la dégénérescence culturelle engendrée par la modernité ; ainsi, rappelle-t-il, la brièveté de vie du livre, où on s'accorde à voir une déplorable conséquence de la modernisation des techniques de distribution, n'est nullement un phénomène récent: en 1906, le président de Macmillan évaluait celle-ci à un mois... De même le déclin de la librairie était déjà stigmatisé par Balzac, tandis que l'intrusion des grandes surfaces sur le marché du livre d'étrennes était vitupérée dès 1904... Bref, les stratégies axées sur la grande diffusion ont été amorcées dès le XIXe siècle, même si leur plein développement n'est apparu qu'à partir des années soixante. La même remarque vaut pour la plupart des points analysés tout au long de l'ouvrage.

Professionnalisation au goût du jour

Alors, qu'est-ce qui a changé depuis 1950 ? Rien'et tout. On a sans doute assisté à un raccourcissement de l'histoire après 1945, à l'accélération d'évolutions largement amorcées, changement donc plus quantitatif que qualitatif. Si on assiste à l'émergence d'un nouveau modèle professionnel, peut-on parler dans l'édition d'un nouveau métier ? La nouveauté se situe, à l'évidence, très fortement au niveau du discours : on voit reconnues, officialisées, parfois même érigées en exemple des pratiques qui s'étaient situées sous le signe de la clandestinité et du non-dit. S'il fallait à tout prix donner une date charnière, Philippe Schuwer aurait tendance à la placer en 1973, au moment où la crise pétrolière éclaire d'une lumière crue l'économie du livre, au moment où le livre entre dans l'ère industrielle, celle des concentrations, celle de la grande diffusion et du livre au format de poche qui, en France, se multiplie et acquiert droit de cité à cette période. Les stratégies d'édition multimédias, le recours à l'image, à la cassette, aux éditions multisupports se banalisent. Les corollaires sont connus, internationalisation, concentrations en cascades, évolution des relations juridiques entre auteur et éditeur, stratégies « transmédias », professionnalisation.

C'est par ce dernier terme que pourrait se mesurer le message de l'ouvrage. L'auteur y insiste à plaisir. L'éditeur, artisan et créateur inspiré, se mue en gestionnaire de choc, capable de dresser un tableau de bord pour chacun des titres de son catalogue. Contrairement au credo traditionnel de l'édition, le livre devient un produit concevable, programmable et diffusable comme tout autre produit commercial, ce qui veut dire qu'on scie allègrement le deuxième pilier du temple de la librairie : le succès d'un titre compense l'insuccès des autres ouvrages lancés comme bouteilles à la mer sur ses rayons. Certes, ces principes nouveaux donnent lieu, dans leur application, à toutes les nuances, insiste P. Schuwer, mais on ne peut conclure qu'à l'inanité de l'idée reçue, la rencontre privilégiée entre un auteur et un éditeur, lorsqu'on sait que Doubleday, sur 10000 manuscrits non sollicités, n'en a publié que quatre.

Palette de profils

Professionnalisation signifie diversification des tâches et des services : services commerciaux, mais aussi services juridiques chargés de contractualiser les relations avec les auteurs, mais aussi avec les adaptateurs de tous genres (la novellisation, ou adaptation au cinéma, théâtre ou télévision, est de plus en plus programmée dès le départ) et avec les autres éditeurs associés à des opérations de coédition ou coproduction ; il y a aussi les services de promotion et, aussi, ceux de détection, les agents littéraires qui sont des « chasseurs de tête » en quête d'un auteur pour un sujet, d'un sujet pour une collection, etc. Il est piquant de constater que c'est à travers le biais de tous ces « nouveaux » services que les femmes, d'abord documentalistes et, surtout, attachées de presse, ont commencé à investir les bastilles de l'édition. Certes, une telle pénétration n'est pas synonyme de prise de pouvoir et les réussites éclatantes, de Françoise Verny à Marie Cardinal, sans oublier Odile Jacob et les Editions des Femmes, ne doivent point cacher la forêt. Elle ne coïncide pas moins avec tous les axes du changement, car l'introduction des femmes par le biais des services auxiliaires de la documentation correspondait aux besoins de documentation iconographique pour créer des « livres d'images », des livres d'art mais, aussi, de photographies en tout genre.

Ce dernier élément, l'image, aura été le second vecteur de changement au cours des dernières décennies, au travers des mutations transmédias du livre. au travers des nouveaux supports et P. Schuwer insiste longuement sur les perspectives offertes par le vidéodisque qui va multiplier de 1 à 20 le risque éditorial. Peut-être même y insiste-t-il trop longuement, car il n'est pas encore certain que le vidéodisque soit le médium qui s'imposera à tous les coups ; il n'empêche que sa problématique reste valable quel que soit le gagnant : surenchère du risque éditorial, édition mixant image et texte... En somme, une solution inattendue à la fameuse rivalité texte-image, les mass média, qui. selon A.-M. Bassy, « empiètent progressivement sur les fonctions de communication sociale du livre » auraient avec le livre des « relations fusionnelles ».

Où se situe la création éditoriale dans tout cela? Sa pratique sera-t-elle occultée par le discours gestionnaire aussi puissamment que le discours créatif avait occulté la pratique gestionnaire ? En fait, P. Schuwer ne pose pas la question en ces termes, et, si le livre doit se voir, désormais, à travers le prisme des autres médias audio-visuels. l'écriture reste un médium unique, « un contre-pouvoir essentiel face aux autres médias ». Peut-on donner une définition plus séduisante de la liberté d'édition ?