Quand le texte se livre

Genèse d'un ouvrage

Huguette Rigot

Le livre est constitué de deux espaces distincts mais complémentaires : le texte et l'objet matériel. C'est un lieu de rencontres et d'interactions multiples entre auteur, éditeur et lecteur. L'éditeur qui rend public le texte joue un rôle fondamental, grâce à ses " marques scripturales " ou " scriptes ", dont les plus décisives sont le titre et la collection. Son catalogue est à la fois le miroir de ses productions et celui du lecteur qu'il cible implicitement. En réajustant les " scriptes ", l'éditeur élargit son public, lui proposant des textes de niveaux culturels différents à l'intérieur d'une même collection ou des textes identiques sous des présentations diversifiées.

A book consists of two different and complementary spaces : the text and the object. It is an interactive meeting point for the author, the publisher and the reader. The publisher plays an important part as he reveals the text to the public, through his scripts, of which the title and the collection are the most decisive. His catalogue is a reflection of his production and of the reader he aims at. With an adjustment of his scripts, the publisher covers a larger public and offers him texts of various cultural grades inside a single collection, or similar texts under various appearances.

Périodiquement l'existence de l'objet-livre est remise en cause : depuis les années 60, nous n'avons eu d'autres solutions que d'alterner entre des crises de désespoir et des sursauts d'espoir. Le livre va-t-il mourir, étouffé par la concurrence déloyale des médias audiovisuels plus séducteurs, plus immédiats ? Ou va-t-il, grâce aux non-livres, gagner de nouveaux publics qui vont pouvoir être touchés par la grâce typographique et ainsi accéder aux textes... littéraires ?

Dans tout livre... un texte

Le sentiment général, malgré ou à cause des chiffres de production de l'édition française, est que le livre, menacé, déplace cette menace sur la littérature, surtout celle qui se crée aujourd'hui et qui ne se conçoit, côté auteur comme côté lecteur, qu'exprimée par la feuille de papier. Feuille régie par ses oppositions de blanc (marges, intervalles entre les lettres et les mots) et de noir (caractères fondateurs de mots, de phrases) et qui assure la proclamation publique, mais pourtant silencieuse, du texte.

Si l'heure est aux ruptures solennelles, si nous accouchons de la transformation du codex en page écran, dont un des produits, étrange revanche du passé, ressemble au volumen d'antan grâce au truchement d'une imprimante, que devient notre rapport au texte, à la lecture ? Que va-t-il rester de la littérature ? Qu'allons-nous faire de nos bibliothèques, privées et publiques ? Et la librairie dans tout cela ? Non, décidément le livre ne peut pas disparaître comme ça, sans rien dire, sans se défendre.

De fait, historiquement comme sociologiquement parlant, il ne peut y avoir émergence de réflexions, de recherches que parce qu'un objet d'étude se construit en exposant sa fragilité ou sa finitude. D'un objet utilitaire, pratique, sacré, savant, cher, luxueux, on cherche à définir la fonction, la place sociale, économique et culturelle, la production-perception. D'un tout livre-texte on cherche à àutonomiser contenant et contenu, on cherche et on reconnaît que, de ce tout, émergent deux espaces complémentaires, mais aux fonctionnements radicalement différents : un espace visuel extérieur dont l'image, la couverture, porte un certain sens, et un espace visuel intérieur, le texte, qui porte un sens autre et dont l'histoire littéraire et la sémantique nous ont déjà livré des éléments d'analyse.

Lit-on des textes ou des livres ?

Depuis que le livre sert de support à l'écriture, une ambiguïté durable s'est institutionnalisée. entre livre et texte, ambiguïté qui a tendance à se renforcer dès qu'on relie ces deux concepts à celui de lecture. Pendant longtemps, la question existentielle et légitime de la lecture a été : « qui lit quoi ? » avec ses réponses quantitatives (1) et qualitatives (2) ; puis elle s'est transformée en « comment (3) ? » et « combien (4) ? » Mais ce qui a toujours été systématiquement exclu, peut-être à cause de sa simplicité ou de sa naïveté, c'est l'interrogation qui porte sur la différenciation entre le contenant, le livre et le contenu, le texte.

Le langage courant, comme les attitudes des lecteurs et des professionnels du livre, nous apprennent que chacun conçoit et communique à sa manière cette opposition entre livre et texte.

Prenons la mesure de cette opposition : côté livre, on doit parler de production, de commercialisation. L'appropriation d'un livre passe par l'achat, l'emprunt, le vol : termes parfaitement inadéquats au concept de texte, même si le vol devient plagiat. Les gens des métiers concernés sont les fabricants - imprimeurs, éditeurs -, les diffuseurs - bibliothécaires, libraires -, les consommateurs - acheteurs, emprunteurs, lecteurs. Mais peut-on réellement être lecteur de livres ? La formulation de cette question pose problème, l'aspect commercial du concept étant très dominant.

Côté texte, il faut parler de création, dont la commercialisation et la publication ont pour but de transformer l'écriture d'un auteur, lieu appartenant à la sphère privée, en un texte public. Les gens du métier des textes sont difficiles à identifier : l'auteur bien sûr, mais qui sont les autres ? L'éditeur, les critiques littéraires, les journalistes... les lecteurs ?

Lire un texte ne suppose, cette fois, aucune ambiguïté. La lecture serait avant tout une affaire de texte, donc d'auteur ? Elle serait le rapport étroit, intimiste qui réunit l'auteur à ses lecteurs privilégiés (éditeurs et critiques littéraires) et à ses lecteurs ordinaires. De fait, quand on demande à quelqu'un de parler de ses lectures, le lecteur interrogé répond systématiquement en terme de texte, en invoquant des critères bibliographiques (auteurs, textes), des critères de genres (romans, policiers, BD), des critères de contenu (sujets et personnages romanesques).

Texte, qui es-tu ?

Un doute peut nous saisir : tous les lecteurs ne parlent pas ainsi de leurs lectures et tous ne parlent pas de leurs lectures. Ce doute devient accablement quand on sait que la capacité de chaque lecteur à identifier un auteur est fonction de son capital symbolique. Autrement dit, certains lecteurs se repèrent à travers l'univers des textes en suivant des auteurs; d'autres poursuivent les titres - ici intervient aussi un constat d'importance : les titres longs sont plus mémorisés que les courts; d'autres enfin poursuivent des genres littéraires.

Cette question des genres, abordée par Patrick Parmentier (5), a le mérite, entre autres, de rappeler que, côté lecteur, il n'y a pas le sentiment d'une cohérence suprême à l'intérieur d'un même genre, comme le policier, mais plutôt la reconnaissance de sous-genres différenciés, le support de cette différenciation étant, pour les professionnels, la collection et l'éditeur.

La notion de collection est riche de tout l'univers de la lecture. Elle est identifiable visuellement, donc efficace comme repère pour le lecteur, sans qu'il ait besoin de la nommer, de savoir qu'elle a un nom; il lui suffit de voir. Il lui suffit de suivre le noir pour percevoir la parenté qui existe entre deux livres de la collection Série noire, mais aussi la différence qui intervient quand il rencontre un ouvrage réédité au Carré noir. Le fossé se creuse quand le référent visuel change, avec Rivages noir, qui maintient le terme noir dans sa dénomination. Celui-ci n'est qu'un référent d'ordre sémantique : l'image fondue de la couverture n'apporte aucune dominante de couleur. Chez 10/18, l'espace visuel de Grands détectives suit la configuration générale de la collection, dans laquelle il n'est qu'une série parmi d'autres. Grands détectives présente plus une parenté visuelle avec le reste de la production 10/ 18 qu'avec les collections de policiers précédemment citées.

La mise en imprimé

Cet exemple, qui a le mérite d'être précis et clair, permet de reposer la question rencontrée précédemment et mise de côté à cause de son ambiguïté : peut-on lire un livre ou en quoi consiste la lecture d'un livre ? Il nous ramène à une évidence peut-être oubliée, qu'il n'est pas de texte édité et mis à la disposition du public sans mise en imprimé de ce texte. Cette dimension matérielle du livre nous renvoie à deux productions-transformations : un espace visuel extérieur, porté par le livre et dont la couverture est l'élément d'apparat, élément public et spectaculaire qui précède nécessairement la découverte d'un autre espace visuel, intérieur, correspondant à la mise en page du texte écrit par l'auteur.

Cette notion de mise en imprimé conditionne à la fois l'espace extérieur du livre par l'organisation visuelle de son enveloppe matérielle, dont la première et la quatrième de couverture sont les éléments essentiels, et l'espace intérieur, par la mise en page du texte d'auteur.

Elle amène à définir deux types d'espace : un espace interne/exteme qui constitue le livre dans sa matérialité, l'extratextualité, et, à l'opposé, le texte écrit par l'auteur, l'espace textuel.

A quoi peut servir de distinguer l'extratextualité de la textualité, d'opposer le livre au texte si cela ne conduit pas, non seulement à pénétrer dans l'univers de la lecture, mais à en repérer les principaux moments ?

Un univers relationnel

Information, pédagogie, plaisir du texte et du livre sont les pôles qui définissent le plus couramment l'univers de la lecture, un univers qui se dit tout entier dans le terme de communication, un univers de relations. Dominant-dominé, enseignant-enseigné, séducteur-séduit, la lecture est une pratique que l'on pense duelle, du moins dans son expression contemporaine : pratique silencieuse d'un lecteur solitaire qui s'absorbe dans un texte-création, pratique dont la forme la plus achevée, la plus légitime, ne se conçoit que comme pratique aussi silencieuse que solitaire. La lecture est pratique d'échange, de relation entre deux protagonistes, l'auteur et le lecteur, mettant en présence deux pratiques, l'écriture et la lecture.

La conquête-sédudion

Dans cette situation duelle, tout se passe comme s'il s'agissait, à partir d'un livre - le texte écrit par l'auteur - et d'une pratique éphémère - la lecture - de faire croire, comme dans la relation amoureuse, que cette fois sera la bonne et que le texte rencontré aura droit à une place de choix dans la bibliothèque mémorisée et idéale du lecteur. De plus, la place, le rang du texte dans cette sorte de top 50 du lecteur averti est fonction, certes, des vertus littéraires de l'auteur, mais aussi et surtout de l'effet ou de la capacité de lecture dont le lecteur aura fait preuve pour « faire parler » l'auteur.

Lui faire avouer son secret, quelle jouissance ! Quelle jouissance de découvrir le sens caché, réel du texte, à la manière dont le critique narrateur de la nouvelle d'Henry James, l'Image dans le tapis, a le sentiment d'avoir compris, mais aussi révélé, le mystère du texte, donc de l'auteur, tout en se demandant comment celui-ci réagira à la perte de sa création donc d'une partie de lui-même, à ce dommage irrémédiablement porté au texte dépouillé et mis à nu sur la place publique de la société des lecteurs...

De son côté, l'auteur a les moyens de se défendre, par le protocole de lecture qu'il produit, pour recommander son texte à son cher ami lecteur, pour l'avertir qu'il s'agit là d'une fiction, bien que... le vécu soit si présent, pour immerger le lecteur dans un univers, dont il croit maîtriser l'accès. Simple coquetterie d'auteur ou véritable machinerie pour construire du sens, pour assurer une certaine intégrité au texte par rapport aux pratiques déviationnistes possibles du lecteur ?

Cette relation conquête-séduction, fondatrice de l'hégémonie de la textualité sur l'extratextualité n'est qu'un jeu auquel chacun des protagonistes croit, ce qui lui donne valeur d'existence. Ce jeu particulier, écriture-lecture, est un truquage qui a la fonction précise d'intellectualiser et de matérialiser celui de l'auteur et de son lecteur.

Un mariage de raison

De fait, la rencontre idéale, dont nous venons d'évoquer la finalité, n'existe que symboliquement, elle n'est que l'euphémisation d'une dualité plus forte, plus productrice de textes et de livres, mais aussi de lectures, celle qui oppose auteurs et éditeurs.

Le lecteur ordinaire n'est jamais le premier lecteur d'un texte écrit par un auteur, il n'a jamais accès au manuscrit comme au tapuscrit. Tant qu'un texte n'a pas été fait livre, ce lecteur ordinaire n'est pas réel, il n'est que le mirage référent qui construit la rencontre auteur-éditeur.

La rencontre entre les deux est d'importance : d'elle doit naître un livre. Il s'agit d'un mariage de raison dont les étapes ont été réglementées - cette architecture juridique et économique qui n'entre pas dans ce propos. Nous nous bornerons à décrire cette rencontre afin d'établir les principes, les rapports de force qui président à la constitution et à la production d'un livre.

L'auteur peut présenter, spontanément ou non, sa copie à un éditeur. Cette spontanéité peut être comprise de deux manières et relativisée. Le texte présenté peut être une œuvre de commande, ce qui est souvent le cas des documentaires - l'auteur a donc intégré à son écriture des principes et des orientations discutées avec l'éditeur. En revanche, l'écriture d'un roman correspond peu à l'idée que nous nous faisons de la commande, exception faite pour certains auteurs de fiction qui, non seulement acceptent, mais reconnaissent ne bien travailler que dans cette situation. C'est le cas de Bernard Noël, et d'autres écrivains qui ont mené certaines expériences d'écriture « de commande », dans le cadre d'opérations de promotion de la littérature contemporaine montées, par exemple, avec l'aide du Conseil général de la Seine-Saint-Denis. Dans ces cas précis, mieux vaut peut-être parler de « commande sociale », l'auteur voulant s'imprégner ou être absorbé par un environnement social particulier, dont son écriture devient l'expression.

La confrontation scripturale

Sans en dire plus sur ces cas d'écriture, il semble nécessaire de rappeler quelques évidences concernant les rapports existant entre auteurs et éditeurs. D'abord, un auteur, de par sa production ou sa sensibilité, se voit plus, ou se sent mieux chez un éditeur particulier, dont le catalogue, c'est-à-dire l'ensemble des auteurs qu'il présente au public, définit un environnement culturel et symbolique qu'il voudrait intégrer.

L'auteur écrivant son texte, l'auteur cherchant un éditeur pour son tapuscrit est constamment confronté au paysage symbolique que lui renvoie l'univers de l'édition et, de là, à ce que sa production se trouve plus infléchie du côté de ce qui fait la spécificité de Minuit ou celle de Gallimard, par exemple. Il y a là une réalité sociologique à localiser ou analyser.

L'image de l'éditeur, dont l'auteur veut investir le catalogue, se confond quasiment avec l'image du lecteur idéal pour qui il écrit son texte. A partir d'entretiens menés avec des auteurs, il serait intéressant d'établir les correspondances qu'un article produit entre l'éditeur idéal - dont il peut ou voudrait être un auteur sous contrat - et le lecteur idéal. L'éditeur n'est-il pas ce lecteur idéal, ce premier lecteur, ce lecteur absolu, dans le sens où c'est lui le maître de l'espace extratextuel qui, par sa première lecture, accepte ou refuse le texte, le corrige, accepte ou refuse de créer les conditions de le faire lire à d'autres lecteurs ?

Par sa lecture, il structure en effet le texte pour en faire un livre, « son » livre pour « sa » maison d'édition, livre dont l'organisation de l'espace, grâce aux connexions particulières qu'il établit entre l'extratextuel et le textuel, oriente ou même produit la lecture du lecteur ordinaire, lui dit comment lire ce texte en introduisant une plus ou moins grande lisibilité, en suggérant une lecture précise et même en imposant une interprétation du texte qui passe par sa mise en imprimé.

Si la lecture d'un texte faite par un éditeur est la première étape de la conception d'un livre, l'écriture de cet éditeur en assure l'acte légitime de naissance. Le livre est écrit... par l'éditeur, par l'intermédiaire des maquettistes, des graphistes, des imprimeurs, spécialistes de l'espace visuel. Bien sûr, cette écriture n'a rien de commun avec l'écriture de l'auteur: aussi, pour différencier leur production, peut-on décider de limiter l'emploi du terme d'écriture à la production de l'auteur et de parler de « marques scripturales » ou de « scriptes » pour définir la production de l'éditeur.

Le maître d'œuvre

Deux exemples permettent de saisir l'importance et l'impact des marques scripturales : le titre d'un livre et son intégration ou non dans une collection. On sait que le titre est, dans la quasi-totalité des cas, choisi par l'éditeur.

Titre...

Une histoire des titres choisis par les auteurs, écrite en parallèle à celle des titres choisis par les éditeurs, permettrait de mieux saisir, d'une part, l'importance du titre sur les autres éléments bibliographiques de présentation du livre, et, d'autre part, de mesurer la différence existant entre le lecteur visé par l'auteur et le lecteur visé par l'éditeur, le titre ayant, bien entendu, une fonction d'interpellation publique très forte.

Ce décalage est particulièrement saisissable quand il s'agit de traduction et il est souvent révélateur de l'inadéquation qui existe entré les deux titres, l'original et le traduit, inadéquation qui n'est pourtant pas synonyme d'incohérence, mais plutôt signe d'une cohérence différente entre la perception et l'idée que se fait l'éditeur original de son public et celles produites par l'éditeur de la traduction.

Un exemple permet de mesurer l'effet de ce décalage existant entre le titre original et le titre traduit. En 1985, Balland fait paraître la traduction d'un roman de William Boyd sous le titre de Comme neige au soleil. Le titre original, An ice-cream war, a pour lui de situer l'intrigue : le lieu, les neiges éternelles du Kilimandjaro, donc l'Afrique orientale; le moment, la guerre de 1914. Le titre de la traduction française évoque le lieu, mais à la manière d'une sentence, sentence qui fait écho au texte du prologue qui s'achève par cette prophétie-espoir « Il fait bien trop chaud, dit-il, pour se battre plus longtemps : nous fondrons tous comme neige au soleil ! » La couverture jaquette prend le relais pour en dire plus sur le roman et annonce l'amour et la guerre : un chapeau de paille fleuri et une ombrelle, éléments féminins s'opposant terme à terme à des symboles guerriers donc masculins : drapeau britannique et casque colonial posé sur un pistolet et des jumelles. Cette complémentarité créée, choisie par l'éditeur entre le titre et la couverture du livre relève bien de la production d'un type particulier d'écriture.

Des écarts et des interférences peuvent se faire jour : dans le cas d'adaptation cinématographique d'œuvres littéraires, l'effet médiatique et publicitaire du film, supérieur à celui du livre, surtout si celui-ci n'a pas connu un succès immédiat, peut conduire l'éditeur à adopter le titre du film pour présenter une édition du livre. Ce fut le cas du premier roman de J. M. Coetzee édité en français par Maurice Nadeau; lorsque l'adaptation cinématographique de cette œuvre a obtenu un prix à Venise, celui-ci a préféré reprendre le titre du film pour présenter le livre : ainsi, Au cœur de ce pays est devenu Dust.

... et collection

L'auteur est également tenu à l'écart du choix de la couverture qui va proposer et imposer son oeuvre au public, espace le plus sensible, voire fragile, car spectaculaire! Or ce processus est complexe car il relève de deux systèmes de repérage différents.

Un premier système permet l'identification du livre en le localisant dans l'ensemble de la production éditoriale, c'est-à-dire dans une collection où les différents éléments bibliographiques ont une présentation constante : uniformisation et répétition du type, de la couleur et de la grosseur des caractères utilisés pour écrire le nom de l'auteur, le titre, le nom de l'éditeur, des espaces et des intervalles existant entre ces éléments, de la marque ou du label de l'éditeur et des traits qui peuvent définir une ornementation ou, au moins, un cadre à l'intérieur duquel s'agencent et s'organisent les éléments d'identification bibliographique du livre. Dans ce cas, l'auteur, comme son livre, appartiennent à une collection, dont la singularité ne se repère que parce qu'il y a permanence d'une présentation graphique.

Le second système de présentation, qui se surimpose au premier, concerne les couvertures illustrées. Quand une collection présente une couverture illustrée, le choix du motif, de l'illustration, du détail de l'œuvre graphique, semble être une chose trop sérieuse pour être confiée à l'auteur qui, d'après l'éditeur, n'a pas suffisamment de distance par rapport à son texte, pour trouver et même accepter l'image qui peut le mieux évoquer ou, tout simplement, introduire son texte.

A ce niveau, les éditeurs sont maîtres et on peut rencontrer toutes les situations possibles : de l'éditeur qui choisit lui-même l'illustration figurant un texte, traduisant ainsi l'idée ou l'image qu'il se fait du texte (et de son auteur... ?), à l'éditeur qui emploie des graphistes et leur délègue ce pouvoir de présentation d'un texte par l'image, pouvoir' de création de l'élément le plus visible, le plus coloré, de l'élément publicitaire et d'interpellation du public.

De ce mariage de raison que contractent éditeurs et auteurs et d'où naissent tous les livres, l'élément fort, dominant, générateur, est l'éditeur. Cette association d'intérêts, mercantiles comme littéraires, met aux prises deux types de production, l'auteur, producteur d'un texte et l'éditeur, producteur du livre. Dans le cadre de cette dualité, est-il intéressant de définir la production du texte comme une création, ce qui rejette celle-ci dans l'univers de la valeur littéraire, et la production du livre comme une production d'ordre mercantile, obéissant à des objectifs de marketing, mais impliquant en contrepartie une consommation de livre de la part du lecteur ?

Notre objectif n'est pas de répondre à ce problème de vocabulaire, derrière lequel se cache aussi un problème d'ordre idéologique, mais d'indiquer qu'il existe une concurrence réelle et une complémentarité entre l'auteur d'un texte et l'éditeur d'un livre.

L'ultime création

La rencontré auteur-éditeur crée le livre : l'écriture de l'auteur alimente la « lecture originelle », celle de l'éditeur qui, à son tour, produit le livre avec ses marques éditoriales, rendant possible la lecture du lecteur ordinaire.

Le maître de cérémonie

Si le lecteur est ordinaire, homme sans qualités, tel qu'aimait l'appeler Michel de Certeau, sa lecture ne l'est pas, parce qu'elle est production d'une pratique éphémère, impalpable, qui se confronte à deux systèmes de références : l'image, l'extratextuel popularisé et rendu public par la couverture, et le textuel mis en forme, mais d'une manière plus intimiste, plus personnelle, qui se veut neutre. Tout se passe comme si le livre, œuvre de l'éditeur, pour s'adresser enfin au lecteur, était bâti sur l'alternance d'une image (couverture illustrée ou non) - interpellation publicitaire pour certains, référence artistique pour d'autres, références épurées pour le must littéraire - et de blanc - silence absolu de la lecture de ces feuilles précédant la page de faux titre, silence des yeux préparatoire à la perception de la page de titre annonciatrice, mais déjà grosse du texte à découvrir.

Ce cérémonial de l'entrée en livre est quasiment respecté par tous les éditeurs. Certains y mettent plus de raffinement, c'est-à-dire plus de pages blanches, comme pour différer le contact avec le texte.

L'éditeur, maître de l'espace, est un maître de cérémonie; par son script, il définit les règles d'un jeu qui affecte la littérature, mais aussi la société, un jeu à l'usage des lecteurs. Chaque livre produit, chaque catalogue d'un éditeur indiquent qui il prétend être. L'étendue et la variété des collections, les protocoles de lecture qui les introduisent, qui définissent leurs ambitions éditoriales et littéraires, le type et la variété des scriptes propres à chacun d'eux permettent d'établir une hiérarchie culturelle et éditoriale, qui transcende les genres littéraires privilégiés, l'appartenance économique à tel ou tel groupe d'édition, l'âge et la respectabilité culturelle qui lui est proportionnelle.Un éditeur a de plus en plus tendance à être, non ce qu'il prétend être, mais ce qu'il montre de lui, c'est-à-dire de sa production : les caractéristiques visuelles, typographiques. Les scriptes éditoriaux sont, à la fois, sa carte de visite et le produit de sa lecture originale et originelle d'un texte, mais aussi le produit de la lecture de tous les textes qu'il a mis en livres, le produit de son catalogue.

Le lecteur implicite

Les éditeurs créent leurs « œuvres », leurs livres, en produisant une taxinomie * des lecteurs : lecteurs érudits ou cultivés, grand public plus ou moins cultivé, public populaire, faibles lecteurs et même non-lecteurs.

Ce lecteur implicite, imaginé, projeté par l'éditeur est présent à chacune des étapes de l'élaboration du livre. Le tapuscrit de l'auteur réceptionné est lu par l'éditeur, c'est-à-dire par les « lecteurs » d'une maison d'édition, lecteurs sans cesse confrontés à un problème quasi existentiel : ce texte va-t-il pouvoir s'agréger au catalogue de l'éditeur ? Correspond-il au genre de la maison ? En fait, peut-il convenir aux lecteurs que l'éditeur atteint habituellement ? La volonté de fidéliser un lectorat est la manifestation la plus évidente de l'existence de ce lecteur implicite qui habite l'« âme » de la maison d'édition.

Elle peut avoir une double conséquence. D'une part, cela peut rassurer le lecteur sur la qualité du nouveau texte qui lui est proposé, baliser ce qu'on pourrait appeler son horizon d'attente et assurer par là même un certain volume au tirage donc aux ventes de l'éditeur. D'autre part, cela peut impliquer la banalisation de ce même horizon d'attente, en proposant aux lecteurs un objet livre, dont les espaces extratextuel et textuel se distinguent peu de ceux d'un autre livre publié par le même éditeur dans la même collection. La banalisation de ces espaces aboutit en fait à rendre captif le lecteur, par rapport à l'image que l'éditeur se fait de lui, mais aussi par rapport à sa propre pratique de lecture en ne remettant pas en jeu à chaque livre lu sa capacité de lecture. Mais quel lecteur accepte facilement de remettre en cause sa capacité de lecture, c'est-à-dire de s'imposer pour le plaisir des lectures difficiles ?

Le lecteur retrouvé

Les scriptes de l'éditeur portent les marques tangibles de la façon dont le lecteur implicite est imaginé, mais aussi jugé, jaugé par le producteur du livre. Citons quelques pistes de recherches portant sur les lieux-enjeux, où peut se mesurer, se comparer, se profiler le lecteur ciblé par l'éditeur.

La collection est le cadre général : double miroir qui laisse voir l'image de la maison d'édition et l'image du lecteur à laquelle elle se destine. Son nom dit - Vécu, Du monde entier, etc. - ou son non-dit - Collection blanche - définit son ambition culturelle. Ses marques les plus visibles, c'est-à-dire l'ensemble couverture, projettent aux différents lecteurs tout ce qu'il faut savoir sur le livre pour avoir envie de le lire sans pourtant le connaître. Mais son statut ambigu sélectionne et même stigmatise des publics. Car, illustration ou pas illustration, le choix n'est pas neutre. Du détail du tableau de maître (habituel chez Rivages, Actes Sud, 10/18 etc., les écoles artistiques présentées étant différentes), des photos en noir et blanc (très utilisées par Bourgois, POL), du graphisme ad hoc (Laffont, Belfond) etc., à la simplicité érudite de la Collection blanche de Gallimard, quelle variété ou quel panel ! En interpellant les publics sur leurs goûts artistiques, les éditeurs les repositionnent dans leur environnement visuel, les renvoient à leur univers visuel de référence : le tableau de maître, la photographie d'art, la publicité, l'affiche de cinéma, le graphisme du périodique...

Mais n'y a-t-il pas contradiction à vouloir introduire un texte par une image, n'y a-t-il pas perversion d'un champ, la littérature, par l'utilisation de techniques, somme toute de vente et de communication, venues d'ailleurs, de la publicité, du marketing ? Et n'est-ce pas la raison qui conduit les maisons d'édition à se replier, pour la pluart, sur le blanc prestigieux et à le réserver à leur collection de littérature de création ?

En fait, il ne faut pas parler de repli mais de départ... de fondement. Il s'agit, en effet, pour chacun des grands éditeurs, de se ressourcer à la tradition éditoriale inaugurée par Gallimard avec la Collection blanche. Les plus grands - Albin Michel, Seuil, Minuit, POL, Bourgois, Laffont, Balland, Denoël, etc. - ont créé leur collection blanche en ayant ainsi le sentiment de fonder leur propre maison d'édition. Christian Bourgois témoigne très simplement de cette filiation dans une interview: « Pour moi, il n'y a qu'une seule couverture, [...] c'est la couverture blanche Gallimard. Aussi, tout naturellement, lorsqu'en 1966, j'ai créé ma maison d'édition, j'ai voulu les couvertures les plus blanches possibles. C'était pour moi comme un hommage à la si belle couverture Gallimard ».

Pour finir d'esquisser ce profil du lecteur dessiné et créé par l'éditeur, il faut replacer la production du livre dans le temps de sa publication, de son lancement. Un livre qui rencontre son lecteur est un phénomène qui appartient au temps, à la saison : celle des prix, des vacances, des cadeaux de fin d'année; à la longue ou à la courte durée. Cette interprétation du temps, de la durée de vie, de vente du livre se répercute dans les scriptes éditoriaux (bandes rouges annonciatrices d'un prix littéraire, jaquettes publicitaires, publicités passées dans la presse, vidéo-clips aujourd'hui ou demain, etc.), renvoie à la taxinomie spontanée des lecteurs par les éditeurs, aux pratiques des lecteurs eux-mêmes, à leur choix de l'objet comme du moment.

Un espace et un public élargis

Cette taxinomie spontanée peut déboucher sur une autre stratégie que celle de la découverte-adéquation d'un texte à un public, précédemment évoquée.

Un éditeur peut décider de jouer un jeu différent en faisant évoluer sa production de plusieurs manières : il peut éprouver la nécessité de réajuster son offre à une demande du public qu'il suit ou qu'il contribue à créer. Ce réajustement des scriptes éditoriaux est surtout sensible quand on suit l'évolution éditoriale de certains textes : évolution que l'on peut assimiler à des processus de légitimation. Ce cas est fréquent dans certains genres comme le policier : un début peu prometteur pour un texte publié au Fleuve noir peut révéler une réédition surprise et nettement réservée à un public plus cultivé chez Rivages/Noir. Ainsi pour ce roman de William Mc Ilvanney, Laidlaw, publié en 1983 au Fleuve noir et réédité en 1987 par Rivages/noir.

Cet ajustement d'un même texte à des publics différents peut être perçu en comparant des éditions contemporaines, chez des éditeurs différents. L'œuvre de Proust tombant cette année dans le domaine public, bon nombre d'éditeurs proposent A la recherche du temps perdu à des publics différents, certes, sans toucher au texte lui-même, mais en adaptant justement la présentation du livre, en produisant des scriptes qui soient capables d'interpeller les publics peu enclins à lire ce monument de la littérature classique. Quel effet sera le plus fort : l'image de l'auteur réputée difficile et réservée aux érudits ou les scriptes de l'éditeur engageant sa crédibilité culturelle auprès de ses publics habituels ?

Proust est un cas limite, car, en fait, nous sommes habitués à ces changements de mise en imprimé qui marquent le passage d'un texte d'une édition ordinaire à une édition en collection de poche ou à une édition club, type France-Loisirs. Ces changements peuvent aussi être l'effet d'un élargissement du public dû à l'adaptation cinématographique d'un texte : Le Choix de Sophie première édition Gallimard, Du monde entier, jaquette noire; deuxième édition : jaquette reproduisant l'affiche du film édition France-Loisirs.

Ces tentatives d'élargissement peuvent, dans certains cas, impliquer l'affirmation délibérée d'une volonté de faire partager à un même type de public, souvent caractérisé de populaire, grâce aux scriptes éditoriaux, des textes de niveaux culturels très différents. J'ai lu, en mettant en place cette politique éditoriale et en la systématisant - proposant Barbara Cartland, Philippe Djian ou Zola - met bien l'accent sur l'impact de l'espace extratextuel sur le public, sur sa fonction et son utilisation, que l'éditeur, par ses scriptes, joue le jeu de la distinction et de la sélection de ses publics, ou qu'il joue celui du partage ou du passage possible d'un texte à l'autre (que ce jeu soit réel ou supposé tel).

Sans vouloir refaire le coup de L'Apparition du livre (6), coup épistémologique, qui a pulvérisé, en 1958, les idées reçues sur cet objet et la science qui l'étudiait, idées partagées par les bibliophiles et les conservateurs et qui en a fait, pour vingt ans, le vecteur d'une histoire et d'une sociologie de la culture, il faut néanmoins saluer et mesurer les approches nouvelles qui le concernent. L'objet livre, aujourd'hui, n'a jamais autant fait parler de lui, écrire sur lui. Quelles que soient les disciplines qui s'y rapportent - bibliologie Physical bibliography, histoire du livre et de l'édition, histoire littéraire, sociologie des pratiques culturelles et des lecteurs, sémiologie; quels que soient les individus et les corps de métiers qui participent à sa production - lecteurs, auteurs, éditeurs, maquettistes, graphistes, imprimeurs, publicistes, journalistes-critiques littéraires -, l'objet livre, par son procès de production, de diffusion, de consommation, définit des champs certes complémentaires, mais que la sociologie des pratiques de lecture doit analyser pour en repérer les centres moteurs et les interactions.

Elle doit, pour cela, s'en prendre à l'analyse des marques éditoriales, lisibles, véhiculées par les livres eux-mêmes, à l'analyse des discours des éditeurs sur leur production, sur leur définition des protocoles de lecture et à l'analyse des effets de la réception de ces scriptes sur les lecteurs.

  1. (retour)↑  Il serait intéressant de comparer cette taxinomie à celle produite par les auteurs, les critiques littéraires, les bibliothécaires, les libraires et les lecteurs eux-mêmes. Avant d'aller plus loin et de prouver par l'enquête en quels sous-groupes précis cette sociologie spontanée des lecteurs se développe, en quoi elle se distingue ou se rapproche de celle portée par les autres gens du livre, acceptons l'utilisation de ces outils précaires et grossiers qui nous servent à distinguer différents types de lectorats.