Des lecteurs qui s'ignorent

Les formes populaires de la lecture

Martine Naffréchoux

Analyse des formes de lecture dans les classes populaires : les pratiques les plus connues se définissent en référence à la culture légitime, diffusée par l'école et les organisations ouvrières (modèles de l'autodidacte et de l'ouvrier militant). D'autres pratiques de lecture, qui ne se perçoivent pas toujours comme telles, s'appuient sur des valeurs propres à la culture populaire : valorisation des indices non écrits (repères et images) ; valorisation de l'appartenance au groupe - donc primat du contact social et préférence pour une lecture orale ou collective ; valorisation du travail productif - donc, pour certains, lectures de type technique liées au travail ; mais aussi valorisation des lectures de loisir en fonction de leur statut - avec lecture du journal par les hommes et lecture de romans légers ou magazines du coeur par les femmes. La lecture n'est pas une pratique culturelle comme les autres. Si elle a une fonction symbolique, elle peut avoir aussi une fonction sociale ou une fonction pratique.

Analysis of the reading practices in the working classes : the most common practices refer to the rightful culture, which is provided by the School and the workers' associations (the self-taught man and the militant worker). Other reading practices, not perceived as such, refer to values peculiar to the popular culture : development of non-written signs (markers and images) ; enhancement of the belonging to the group - therefore primacy of the social contact and preference for oral or collective reading ; enhancement of the productive work - therefore technical readings related to the profession ; also enhancement of the leisure reading, according to the social status - newspapers for men and novels for women. Reading is not an usual cultural practice. Its role can be symbolic as well as social or practical.

Quel est le rôle de la lecture dans les différentes classes sociales ? De nombreuses enquêtes se sont attachées à quantifier le phénomène en mesurant essentiellement la variation des goûts pour les genres de livres en fonction de variables telles que l'âge, les catégories socioprofessionnelles, etc. C'est en réinterprétant des résultats de ce type lors d'un travail de commande **, que j'ai voulu montrer plutôt quelles formes prend, selon la classe sociale, la variation du goût pour la lecture.

Les caractéristiques les plus connues de la lecture dans la culture populaire se développent par référence à la culture légitime, telle qu'elle est diffusée par l'école ou par les organisations ouvrières. D'autres s'appuient au contraire sur des aptitudes et des valeurs proprement populaires. Déniées souvent par les lecteurs eux-mêmes, ces modalités populaires de la lecture se constituent par référence à la culture propre des classes populaires.

Le cas de ceux qui pratiquent habituellement la lecture, alors qu'ils vivent et travaillent dans un milieu populaire où cette pratique est peu fréquente, est trop souvent traité comme marginal ou caricatural par rapport à l'idée reçue de la « vraie lecture ». Ce cas nous semble au contraire capital pour illustrer, par le décalage des contenus et des fonctions, la diversité et la malléabilité d'une pratique comme celle de la lecture.

Une question se pose alors au sociologue : qu'est-ce qui soutient de telles pratiques puisqu'elles sont privées de tout encouragement social dans l'environnement proche, non pratiquant ? Une première réponse, classique en psychologie sociale, apparaît immédiatement. Les rares lecteurs qui appartiennent aux classes populaires pourraient avoir comme référence un autre groupe social : l'une des fractions cultivées des classes moyennes ou supérieures ; le lecteur de classe populaire se conformerait ainsi aux usages de classes plus cultivées, auxquelles il aspirerait à appartenir ou dont il espérerait être reconnu.

Il est toutefois possible d'imaginer aussi en réponse d'autres variétés de « lecture rare ». Ni démarquage, ni décalque, la lecture populaire serait tout autre chose que la lecture cultivée. Ce serait une pratique originale s'insérant dans le mode de vie des classes populaires. Pourquoi en effet n'existerait-il pas une forme de lecture exprimant au plus près les valeurs populaires ? Pourquoi encore certaines fractions des classes populaires - les plus qualifiées dans leur profession ou les plus diplômées - ne pourraient-elles intégrer à leur style de vie un type de lecture propre à leur culture particulière, la culture technique ? Dans ce second cas, la lecture, pratique minoritaire dans l'ensemble de ces classes, serait néanmoins une forme typique de pratique populaire.

Les chercheurs se sont souvent attaqués au problème général du rapport des membres des classes populaires à la culture cultivée avec, comme problématique de départ obligée, le constat d'une distance persistante de ces classes à la culture, malgré scolarisation et action culturelle, et le souci de trouver comment les y faire accéder ou du moins comprendre les raisons de cet échec relatif. Claude Grignon et Jean-Claude Passeron présentent les positions prises à ce sujet sous forme d'un dilemme entre relativisme culturel et légitimisme, dilemme qui tend à s'extrêmiser en deux dérives moralisantes (populisme versus misérabilisme) et qu'ils proposent de surmonter - renonçant à en sortir puisqu'il est constitutif de l'interrogation sociologique - par l'alternance des principes de description de la culture des classes populaires (1). Sur la question du rapport entre les classes et leur culture, depuis longtemps débattue en sociologie de la culture, il n'y a pas à trancher ici. Toutefois, l'analyse de quelques formes de lecture rare dissuadera de ramener toutes les formes de lecture populaire à la logique du conformisme, à quoi tend même la théorie de la légitimité, quand elle est comprise de façon rigide comme soumission aveugle des classes populaires. Ces formes de lecture seront analysées tantôt de façon référentielle, comme soumission à la culture cultivée (telle qu'elle est transmise par l'école), ou comme conquête ouvrière et militante d'une contre-légitimité culturelle, tantôt de façon assez indépendante des pratiques cultivées des classes supérieures comme types de pratiques propres au style de vie populaire.

Les formes référentielles de la lecture

L'autodidacte est la figure la plus connue du lecteur de classe populaire. Dans la caricature de cet être d'exception, souvent ridiculisé, se trouvent en effet rassemblés tous les caractères du fort lecteur.

Lecture, acquis scolaire

C'est de prime abord dans la lecture que consiste l'essentiel de l'activité d'auto-enseignement - bien mal nommée, puisqu'il s'agit toujours en fait d'un enseignement prodigué par autrui, au moins indirectement. Cette place de la lecture indique surtout à quelle autre grande figure l'autodidacte sert de repoussoir dans la représentation sociale, figure avec laquelle lui-même se mesure et rivalise : le maître d'école des débuts de « la laïque ».

La lecture et l'école

La seule école que l'autodidacte-type ait connue est, en effet, l'école primaire, dont le modèle s'est épanoui à la Belle Époque et a perduré dans l'entre-deux-guerres. Le maître d'école initie à la lecture, apprenant avant tout à lire et enseignant les gestes du respect envers les livres. Il est leur intime - entretient avec eux de nombreuses relations personnelles - et leur dispensateur (livres de la bibliothèque et livres de prix). Privé de cette figure tutélaire, ou affranchi de son patronage, l'adulte autodidacte n'imagine pas d'autre voie d'accès aux connaissances et s'emploie donc à lui trouver des substituts : intellectuel ouvriériste, bibliothécaire prosélyte, curé ou patron alphabétiseur, etc. Surtout - ce en quoi il est autodidacte - il s'y identifie : il se fait à la fois le meilleur écolier possible (docile, appliqué, tenace à suivre la ligne qu'il s'est fixée) et le meilleur maître (exigeant et savant). On trouve ainsi des traces de l'instituteur laïque idéal dans les représentations populaires de l'homme cultivé telles qu'en produisent à l'interview des ouvriers en formation professionnelle des adultes (2).

Des autodidactes tous styles

Si l'on rencontre peu d'autodidactes conformes à l'image traditionnelle, sinon dans les livres, c'est bien entendu parce que l'ensemble des institutions et des acteurs dans les domaines de l'éducation et de la culture a été bouleversé : prolongation de la scolarité, création d'institutions parallèles à l'école, renouvellement des méthodes pédagogiques, changement dans le recrutement du personnel scolaire, émergence de nouveaux « intermédiaires culturels » (formateur ou animateur culturel).

Dans ces nouvelles conditions, de « nouveaux autodidactes » sont apparus, par opposition aux « autodidactes ancien modèle » ou aux ouvriers non « ouverts à la culture », parce que enfermés dans l'inculture par une image traditionnelle du savoir. Quel que soit son nom, c'est bien le même type de rapport à la connaissance et à ses institutions que l'on reconnaît, sous de nouvelles formes, dans l'autodidacte contemporain. La différenciation entre deux « générations » d'autodidactes, introduite récemment, repose en fait sur le renouvellement des formes sous lesquelles ces individus cherchent à acquérir, une fois adultes, une formation que les autres ont acquise, encore adolescents, par leurs études. Leur cheminement est maintenant moins souvent individuel, les figures de référence ne sont plus seulement l'instituteur de jadis mais sont tirées d'un éventail élargi aux nouveaux intermédiaires culturels. Professions d'intermédiaires et institutions de soutien contribuent à atténuer la frontière entre ce qui est du domaine de la légitimité culturelle et ce qui n'en est pas.

Tandis que l'on débattait de la nouveauté de certaines formes d'autodidaxie apparues dans les années 50, le changement de mode de vie des jeunes, marqué par les événements de mai 68, faisait apparaître une forme encore plus nouvelle d'autodidaxie. A la faveur du brassage social opéré parfois « sur la route » ou dans les « communes », certains ont tiré profit de ce que leurs compagnons, « héritiers » en colère, s'évertuaient à jeter aux orties. La soi-disant « contre-culture », en s'élaborant et en se diffusant, a fait adopter et assimiler certaines pratiques cultivées en guise de pratiques « marginales » ou « alternatives » : la littérature... de science-fiction, le graphisme... des bandes dessinées, l'art... artisanal, la. musique... folk-progressive, la philosophie... orientale, le droit... du squatt, etc. C'est ainsi que des individus d'origine populaire non cultivés et, pour certains, en échec scolaire, se sont mis à lire, écrire, dessiner, faire de la musique, disserter, diriger des actions. Toutes activités auxquelles ils ne pouvaient prétendre sous leur forme cultivée et qu'ils n'étaient pas appelés à exercer de par leur origine sociale. Par la négation des barrières sociales et le rejet des hiérarchies traditionnelles semblait s'ouvrir ainsi une nouvelle voie d'ascension culturelle.

Toutefois, la promotion culturelle est gauchie et l'autodidaxie n'est pas accomplie : cette « contre-culture » a privilégié certaines pratiques cultivées (musique, dessin, arts appliqués) aux dépens d'autres, plus marquées par l'école ou moins réutilisables sous les nouvelles formes « conviviales ». Ainsi la lecture se réfugie dans la science-fiction et dans les magazines. Il y a bien autodidaxie dans la mesure où les savoirs sont acquis en dehors du cadre scolaire traditionnel, mais elle ne saurait être entière sans que ces apprentissages ne débouchent finalement sur l'exercice cultivé des pratiques auxquelles ces autodidactes ont été initiés, de façon limitée, sous des formes proprement marginales, et sans que ces techniques fraîchement acquises ne se développent, de façon à permettre la reconnaissance sociale, au-delà du cercle étroit des ex-marginaux. L'origine sociale, déterminant présence ou absence de capital culturel, fera diverger les devenirs des ex-routards, bien qu'elle ait été niée et reniée « sur la route ». Une nouvelle autodidaxie chasse l'autre mais, sous des formes variées, il semble que demeurent ses caractéristiques essentielles, dont la saisie dépend d'une compréhension lucide des cultures populaires.

Classe d'origine et classe d'aspiration

Définir la lecture des autodidactes par leur focalisation sur un secteur éditorial ne convient pas, non plus que l'enserrer dans les limites d'une discipline ou d'un programme d'acquisition de connaissances. Les lectures de l'autodidacte apparaissent d'autant plus disparates et désordonnées que l'observateur, de formation classique, leur cherche un fil conducteur tiré de l'écheveau de l'alma mater. Le principe de cohérence de l'autodidacte est tout autre : il est amené à sauter d'une discipline à une autre, d'un rayon de la bibliothèque à l'autre, en suivant les variations de ses intérêts, souvent suscitées par l'actualité, les événements ou les préoccupations de sa vie quotidienne. Pour lui, tout peut être occasion de constater les limites de ses connaissances par rapport à l'idéal encyclopédique et d'entreprendre des lectures pour en colmater les vides. Le désir de savoir, prenant sa source dans le sentiment perpétuel d'un manque de connaissances, se renouvelle constamment. Apprendre, ou se former, semble être plus important que ce qu'il apprend : il pratique une sorte de « consommation ostentatoire » - avec le sens très particulier que prend ce concept en milieu populaire - des instruments de connaissance.

Cette façon d'appréhender le livre et la lecture est typique de l'autodidacte. Le modèle selon lequel il use de l'un et de l'autre est en effet celui qu'a transmis l'école, mais sous cette forme qui perdure comme représentation de la « bonne lecture » dans la culture populaire. Les valeurs et les modèles de comportement qu'il puise dans le fonds populaire restent populaires, il n'est pas complètement coupé de sa classe, alors même qu'il cherche le plus à s'en différencier, et qu'il y réussit d'ailleurs, aux yeux de son entourage. Il utilise concurremment deux cadres de référence, l'un correspondant à ses aspirations sociales élevées, l'autre au cadre de réception que lui ont construit sa formation et son milieu d'origine. Les formes « scolaires » de la lecture et du rapport au livre, que caricature la description traditionnelle de l'autodidacte, sont les formes populaires de ces pratiques, un type populaire de re-traduction de l'inculcation scolaire. L'accès à la culture de la classe de référence de l'autodidacte est à notre avis filtrée, médiatisée par les représentations de la classe d'origine. Plus évidentes chez « l'autodidacte d'avant-guerre », pour qui le point d'accès unique à la culture était l'école primaire, ces représentations restent en filigrane chez les « nouveaux autodidactes », dans la mesure où ils utilisent comme leurs des représentations populaires de la culture qui ont peu évolué depuis la guerre. Pour le sociologue, le voyage interminable de Bouvard et Pécuchet au pays des livres décrit la quête autodidactique de façon plus réaliste que le portrait sartrien.

Les stigmates populaires de la lecture

Nombre de traits qu'on raille dans la lecture des autodidactes sont en fait des caractéristiques populaires. Ces vestiges de la formation d'origine marquent les individus comme autant de stigmates (3). Les caractéristiques populaires les plus frappantes de la lecture autodidactique sont le caractère scolaire des références littéraires, la place d'honneur accordée dans la décoration du logement aux quelques livres possédés et, parmi ceux-ci, la fréquence de certains types de livres parmi les plus scolaires, manuels et dictionnaires.

Les palmarès d'auteurs cités par les classes populaires lors des enquêtes puisent largement dans les auteurs utilisés par les manuels scolaires pour les morceaux choisis et les dictées, ou ceux des livres pour la jeunesse, « Collection rose » ou « verte ». La période des études scolaires sert en effet de référence en matière de lecture, puisque cette pratique est le plus souvent abandonnée par la suite (4).

Certains intérieurs populaires accordent une place d'honneur aux quelques livres conservés, qu'ils soient lus ou non. L'ameublement comprend une bibliothèque, ne serait-ce que sous forme ébauchée et allusive. « La possession d'un meuble-bibliothèque est un indice du mode sur lequel se fait l'investissement dans les livres: moins on est haut dans la hiérarchie sociale, plus le livre apparaît comme le bien d'équipement culturel central quasi unique, méritant à ce titre un écrin particulier qui le mette en valeur sur le mode le plus traditionnel; plus on est haut placé, plus l'exposition prend au contraire des formes désinvoltes, susceptibles d'être déniées en tant qu'exhibition (5). »

Dans la bibliothèque de l'autodidacte, certains types de livres tiennent une place relativement importante (encyclopédies, dictionnaires notamment), tout comme dans les foyers populaires, où l'on trouve encyclopédies par fascicules, Quid et manuels scolaires. Les raisons de ce choix renvoient à la fois à l'image du savoir qui guide l'autodidacte, aux problèmes de vocabulaire auxquels il se heurte souvent et à ses difficultés d'orientation dans le corps des connaissances. Ce type de livres, qui ne sont pour l'homme cultivé que des outils volontiers oubliés et rarement comptés au nombre des livres, tient une grande place dans l'estime des lecteurs populaires et constitue une bonne part de leurs investissements financiers, principalement par le biais de la vente par correspondance et du courtage.

Encyclopédies ou manuels semblent être lus pour eux-mêmes et non consultés à l'occasion. La vente de certaines encyclopédies par fascicule, en kiosque, tout comme celle des magazines, dont elles se rapprochent aussi par la mise en page très illustrée, se comprend bien. Elles sont susceptibles du même type de lecture qu'un magazine : Alpha, Tout l'univers peuvent se lire par petits bouts. L'article d'encyclopédie est court comme un article de journal, il est un tout, fait pour être compris sans références ni préliminaires, dont chaque nouvelle parution incite à lire. Même l'aléatoire qu'introduit l'ordre alphabétique dans la suite des sujets traités produit une diversité qui met en appétit. C'est bien à un type particulier de lecture, où se côtoient respect appris pour les valeurs sûres (grands auteurs, beaux livres) et absence de rapport familier avec elles, que renvoient lecture autodidactique et culture populaire.

Lecture, conquête ouvrière

Outre la lecture, moyen individuel d'ascension sociale, une seconde forme bien connue de la lecture populaire est celle du militant ouvrier, qui paraît de prime abord bien différente. Alors que la première l'isole, la seconde, loin de faire sortir le lecteur de son milieu, l'y enracine. Le lecteur militant ne vise pas, en effet, à atteindre isolément une position sociale supérieure, abandonnant les autres à leur sort, mais veut lutter pour une meilleure condition collective. Il ne prend pas pour référence les fractions cultivées hors de sa classe d'origine, mais les organisations ouvrières : parti, syndicat ou association culturelle. Dans ce cadre, la lecture, et la culture qu'elle permet d'acquérir et dont elle est le signe, sont bien près d'être considérées comme une conquête de la classe ouvrière.

On connaît les efforts des grandes figures ouvrières au XIXe siècle, telles Tolain, soupirant après les lectures, ou plutôt sur le manque de lecture, des ouvriers entassés dans leurs chambrées parisiennes. De nombreuses initiatives philanthropiques visent à cette époque à accroître l'instruction des ouvriers - cours, bibliothèques, conférences, etc. - et ont donné naissance à des institutions, dont certaines ont résisté jusqu'à maintenant. Les réalisations qui se multiplient après la guerre (bibliothèques de comités d'entreprise par exemple) se développent, en tentant, le plus souvent, de subordonner la conservation et le prêt à la proposition d'activités aux usagers, tout près de devenir - s'ils ne le sont déjà - de « nouveaux autodidactes », plus tournés vers une culture appliquée à leur action militante que vers la culture cultivée traditionnelle.

La nouvelle forme de culture à laquelle viennent certains ouvriers n'est plus la culture sous la forme traditionnelle. Elle se présente sous une forme différente qui, d'après toute une lignée d'animateurs formés par des associations comme Peuple et culture, est une manière de participer au même monde culturel, en y entrant par une autre porte, plus proche des militants. Par un tour de passe-passe, la culture est détachée de tout ce qui la rattache à la classe dominante, qui est alors présentée comme un déguisement de classe, dont les dominants auraient affublé une culture en réalité offerte à tous. Cette quasi-laïcisation de la culture absout l'ouvrier qui y accède de toute faute contre la conscience de classe : celui qui se cultive n'est plus un transfuge mû par le désir de s'évader de sa classe d'origine, mais au contraire quelqu'un qui se libère en acquérant les moyens qui permettront aux autres de se libérer.

Par rapport à ce parti pro-ouvrier prompt à tomber dans le populisme, l'avantage de la théorie de la légitimité culturelle est de montrer l'efficacité « distinctive » de la culture des classes dominantes et de mettre ainsi à jour les significations différentes que prennent, dans le rapport entre les classes, les situations où l'on possède, où l'on recherche, où l'on conquiert la culture. Toute action en direction de l'une - la culture - est mouvement en direction de l'autre - la classe dominante -, mais ces mouvements ne sont pas équivalents, n'ayant pas le même point de départ ni le même contexte. Mais est-il possible d'admettre, comme cette théorie semble l'impliquer, que la reconnaissance de la légitimité culturelle puisse s'accomplir pleinement en l'absence de toute connaissance de la culture légitime ?

Une lecture spécifique

La culture populaire a des valeurs propres sur lesquelles s'accordent les spécialistes, même si leurs positions en théorie de la culture diffèrent. Les sociologues défendent tous l'idée d'une interaction réciproque des conditions de vie et des attitudes ou valeurs propres à la culture d'une classe. Cette spécificité de la culture ouvrière, fortement affirmée par tous, est conceptualisée comme « stylisation du mode de vie » par Claude Grignon: « Pour pouvoir parler du goût populaire autrement que d'une manière indicible et métaphorique, il faut faire l'hypothèse que les variations dans la distribution des différentes espèces de contre-handicaps et, en conséquence, dans la structure du système des ressources, induisent entre les différentes fractions de la classe ouvrière des différences de dispositions, de styles de vie, bref, de "culture", il faut également marquer les limites de l'opposition entre mode de vie et niveau de vie, qui constitue ces différences comme "secondaires" ou même négligeables (6). » Les conditions théoriques de ce point de vue sur la culture ouvrière sont clairement posées par Jean-Claude Passeron : « Vient toujours un moment où une culture dominée révèle à l'observation attentive qu'elle est aussi et dans une certaine mesure altérité, c'est-à-dire principe autonome du sens des pratiques qu'elle conditionne. En ramenant à la pure et simple dépossession le dénuement ou la pauvreté (...), on laisse bel et bien échapper ce qui constitue toute condition, y compris la pire, comme univers culturel, c'est-à-dire comme univers de vie organisé par la force des choses en univers symboliquement vivable puisque vécu. »

Des formes de lecture particulières aux classes populaires se trouvent reliées à chacune des valeurs propres de leur culture ; elles sont vraiment caractéristiques, puisqu'il se trouve des pratiques cultivées pour les prendre à rebours ou reposer sur la valeur inverse. Par exemple, la nécessité de s'isoler pour lire, ressentie comme un inconvénient et même une gêne dans les classes populaires, dont elle heurte la manière de vivre très sociale, sera pour les autres un soulagement dans la trame serrée de relations dont est faite leur vie publique, et leur fournira matière à de petites manoeuvres d'évitement du contact social. Il faut savoir reconnaître, quand il y a lieu, le refus de lecture comme un geste guidé par les valeurs positives d'une culture autre et par l'engagement dans des activités propres, qui rendent impossible l'adhésion aux valeurs de la culture dominante ; il faut savoir ne pas considérer cette non-lecture seulement comme une incapacité, un défaut, un manque ou un besoin latent. Les valeurs propres de cette culture où on ne lit pas, quasiment par principe, étayent d'autres formes de lecture qui ne se disent pas, ne se déclarent pas et parfois ne s'aperçoivent pas comme telles. Certaines sont largement répandues dans les classes populaires, d'autres sont réservées à certaines catégories d'individus.

Des indices non écrits

Cette aptitude, développée par tous avant l'école, est conservée et renforcée grâce, en quelque sorte, aux éventuelles difficultés dans l'apprentissage de la lecture, puis entretenue par le travail manuel. L'écrit est plus une gêne qu'un outil quand on ne le maîtrise pas. L'esquive de l'écrit, tout en rendant définitif l'échec scolaire, le dissimule et permet à l'écolier de suivre un peu la classe malgré son refus d'entrer dans le monde de l'écrit. Les techniques d'esquive utilisent les ressources de l'oral, du contexte, de la mimique, bref du contact social direct. Les illustrations sont elles aussi largement utilisées aux dépens du texte. Une telle aptitude à déchiffrer des signes graphiques trouve à s'employer dans la lecture des bandes dessinées, à laquelle, par contre, ne mord pas le lecteur cultivé adulte, sauf s'il s'est soumis à un apprentissage parallèle qui prend à rebrousse-poil ses habitudes de lecture.

Parmi les classes cultivées, le contre-type de cette esquive de l'écrit consiste à rechercher à tout coup son secours. La familiarité avec l'écrit permet également de saisir d'autres types d'allusions, d'approfondir le sens du texte en exploitant le « para-texte ». Le cadre de référence des interprétations, tant graphiques que textuelles, enraciné dans la culture écrite, est tout autre que celui des récalcitrants, agrippés à des restes de culture orale.

Primat du contact social direct

Le style de vie des classes populaires proscrit l'isolement, le retrait par rapport au groupe dans lequel on vit ; il s'inscrit dans un réseau dense de relations avec la famille et le voisinage. Ce type de sociabilité représente un obstacle à l'adoption, parmi les loisirs, d'une occupation solitaire comme la lecture, activité qui isole d'autant plus le lecteur inhabile qu'il ressent plus que d'autres le besoin de calme autour de lui quand il s'y essaye. Le lecteur qui vit dans un milieu populaire est, en fait, doublement isolé : d'abord privé de contact social direct pendant la lecture, il ne tient pas non plus au fil ténu qui relie le lecteur cultivé à l'auteur et aux autres lecteurs, relation sociale imaginaire, conceptualisée sous le terme d'intertextualité, dont argue souvent le lecteur des classes où l'on est moins sensible aux sensations actuelles d'immersion dans le groupe. Le lecteur de classe populaire est en rupture de ban. Rares sont les autres lecteurs dans son environnement immédiat.

La lecture proprement populaire doit être capable de se couler dans ce mode de vie particulier. Elle trouvera plus facilement place dans les trous de l'emploi du temps collectif que dans ses moments forts ; les moments creux sont ceux où, de toute façon, l'on se trouve seul (trajets dans les transports en commun, pauses avant et après le repas, soirées du célibataire loin de sa famille), ainsi que les périodes de désinsertion passées à la caserne, à l'hôpital ou en prison. Ce pourra être aussi une lecture discontinue qui supporte les interruptions, les échanges de commentaires et de réflexions, même tout à fait étrangères à ce qu'on lit, ou une lecture à deux ou trois, comme celle des adolescents plongés dans le même grand album de bandes dessinées, ou des adultes qui intercalent, dans la lecture silencieuse du journal, la lecture à haute voix de morceaux choisis - comment faire autrement pour partager au même moment nouvelles et impressions ?

Il existe dans les classes populaires un désir à peu près général d'obliger le lecteur à faire part de ce qu'il a lu et donc à le partager. Exprimées à maintes reprises par l'entourage (tant que le lecteur n'est pas classé comme un individualiste impénitent), les questions sur ce qui a été lu sont à la fois de la curiosité sur ce que l'autre a appris et une astuce pour « pomper » l'information sans avoir à lire soi-même, mais tout autant une sorte de rappel à l'ordre, une manière de ne pas laisser le lecteur perdre le contact avec les autres membres du groupe. Les lectures proprement populaires doivent aussi, pour satisfaire au primat du contact social, s'insérer dans le réseau d'interrelations dont est faite la vie quotidienne : c'est dans ce réseau que circulent et s'échangent magazines et revues, supports de la lecture populaire. L'objet des lectures partagées n'est pas si différent de celui des conversations et des confidences : échanges verbaux et échanges de « bouquins » se répondent.

Travail ou loisir

La valeur élevée qui est accordée à l'activité et à la production de biens tangibles fait repousser la lecture, tenue, par la plupart, pour inaction improductive. Témoignages autobiographiques et analyses sociologiques s'accordent sur ce point. Le sociologue Claude Grignon écrit : « La culture qui leur [les élèves du technique] est proposée est en premier lieu celle qui demande du temps et de l'argent sans présenter d'utilité immédiate ; les apprentis l'éprouvent comme non-production absolue alors qu'ils sont précisément engagés dans la production (7).»

En revanche, cette même valeur fait rechercher, par les ouvriers les plus qualifiés, des' lectures techniques à même de compléter leur formation et de les tenir au courant de l'actualité. Cette lecture liée au travail, minoritaire, contraste avec les pratiques du plus grand nombre qui ressortissent à l'oisiveté. De même que les moments de lecture sont par excellence des pauses dans la journée de travail et marquent son début et sa fin, de même il existe des âges plus propices à la lecture : avant la vie active (« l'étudiant » ) et après (« le retraité »).

Fortement marquées aussi par la différenciation sexuelle des rôles, les formes populaires de la lecture, trop souvent négligées dans les enquêtes et par les enquêtés eux-mêmes, répondent à des conditions particulières. La lecture du journal par les hommes, celle des magazines et des petits romans par les femmes sont fortement insérées dans les réseaux de sociabilité de chacun (famille, voisinage, lieu de travail) et toujours en liaison avec des activités essentielles liées à la définition sociale de l'individu (politique ou sport/ couple et famille). Elle est une activité secondaire, subordonnée à d'autres activités plus centrales, celles précisément qui sont mises en valeur dans ce qu'en dit l'interviewé ( la lecture des journaux de courses peut ainsi n'apparaître qu'incidemment à propos du tiercé, des discussions au café-PMU).

L'esquive de l'écrit

Les comportements d'esquive de l'écrit recouvrent chez les individus normalement scolarisés l'utilisation d'indices non écrits et, chez ceux qui n'ont pas achevé leur scolarité ou pas assimilé l'usage intensif de la lecture, le déchiffrement d'indications appartenant au monde de l'écrit. Il s'agit là d'un compromis entre illettrisme et scolarisation.

Compromis entre illettrisme et scolarisation

Un exemple d'indices dont le déchiffrement ne nécessite pas d'être passé à l'école est la signalisation des premiers moyens de transport en commun : la « couleur du tram », par exemple, suffisait à identifier cette direction sans qu'on ait à lire les indications inscrites sur les plaques posées sur les côtés. Autre exemple : en ce qui concerne les systèmes de repérage en milieu urbain, on s'informe généralement de vive voix auprès des familiers du quartier, en sollicitant les repères locaux (boutiques, directions), plutôt qu'en utilisant les inscriptions de noms propres (noms de rues). Faute d'une connaissance approfondie de leur ville, la plupart des habitants doivent chercher leur chemin quand ils font des trajets inhabituels. Bien peu recourent à des plans ou guides, beaucoup préfèrent demander et ce, d'autant plus volontiers, qu'ils n'arrivent pas à se repérer sur un plan. Un élève de classe pré-professionnelle de niveau offre l'exemple d'un compromis entre la pratique la plus courante - demander son chemin à une boulangère, etc. - et une pratique apprise - chercher la station de métro la plus proche de la rue où l'on veut aller, en consultant un répertoire des rues de Paris, puis demander son chemin en sortant du métro.

Dans un état de scolarisation avancé de l'ensemble de la population, les quelques analphabètes trouvent toujours moyen de ruser avec la communication écrite. Ainsi, un immigré sicilien recevait des lettres de sa famille sous forme d'une suite de petits dessins schématiques. Sans qu'on puisse se prononcer sur la nature linguistique de cette « écriture » (pictogrammes ?), on y reconnaît, à côté de dessins de petits bonshommes plus spontanément expressifs qui représentent les individus en cause, des signes conventionnels d'usage courant dans la vie citadine (emblèmes des partis politiques, symboles traditionnels d'amour et de fidélité : coeur percé d'une flèche, alliances entrelacées), et des symboles arithmétiques (=, chiffres) ou financiers ($, £). L'usage de ces symboles, véritables conventions graphiques, révèle l'ingéniosité du scripteur et nous rappelle combien tous, nous les utilisons dans la vie quotidienne sans prendre la peine de déchiffrer les inscriptions (croix verte des pharmacies, « M » jaune des entrées de métro, « logo » des supermarchés et des marques et autres survivants des « enseignes parlantes », etc.) C'est ce que Georges Mounin classe de façon générale dans la « communication non linguistique ».

En fait, il existe toute une gradation en matière d'illettrisme qui fait qu'un individu peut, sans savoir lire ni écrire, déchiffrer non seulement des signes conventionnels mais aussi quelques inscriptions, soit plus fréquentes dans l'environnement, soit plus faciles à identifier d'après le contexte. Un des premiers types de livre qui ait été diffusé, l'était - paradoxe - auprès d'un public peu alphabétisé. « Il est possible de lire [l'Almanach] sans presque savoir lire, parce qu'il est composé de signes astrologiques qui, une fois un certain code appris et su, permettent une élémentaire lecture. Le Calendrier des bergers (...) restera ainsi inchangé pendant trois siècles, avec les mêmes figures, les mêmes dessins (8) », dit Geneviève Bollème. Même description, au XIXe siècle, de Balzac, dans la bouche d'un imprimeur: « L'Almanach dit des Bergers, où les choses sont représentées par des signes, des images, des gravures en rouge, en noir ou en bleu, ... ce livre est destiné à ceux qui ne savent pas lire. » Moins lapidaire que le romancier, le chercheur essaie d'expliquer : « Lire peu au XVIIIe siècle, cela peut être simplement d'abord se familiariser avec la lecture, regarder les images (...), recourir à des subterfuges. »

De nos jours, où la majorité de la population sait lire, des subterfuges semblables sont utilisés par certains des apprentis lecteurs qui mettent beaucoup d'ingéniosité à développer, parallèlement aux ratés dans l'apprentissage de la lecture, des combines permettant de recourir à l'oral en toutes circonstances, y compris quand l'écrit paraît indispensable : se faire expliquer ou commenter l'énoncé des exercices et des devoirs oralement ou se faire raconter les leçons par exemple. Les efforts ainsi déployés favoriseraient le développement de virtuosités particulières : mémoire « au vol », travail « de tête », syncrétisme et aussi sens des relations sociales (soutirer des renseignements à l'enseignant, lui faire répéter, transformer ses camarades en répétiteurs involontaires, etc.) Il ne s'agit pas ici des astuces bien connues de la « coopération » entre élèves, mais plus généralement d'une stratégie d'esquive de l'écrit. Quand celui-ci n'est pas maîtrisé, la poursuite d'études, parfois jusque dans le secondaire, est à ce prix.

Attrait pour l'image

L'observation des pratiques populaires amène parfois le chercheur à reconnaître que l'image y joue un rôle alternatif de celui qu'a le texte dans sa propre culture, mais il continue à concevoir le rapport à l'image ou aux séquences d'images (BD) sur le modèle qu'en a tout intellectuel non versé dans ce médium : quelque chose de superficiel, d'insignifiant. Tendant à concevoir toute pensée en relation avec la lecture et l'écriture, il ne peut imaginer qu'avec effort un type de pensée qui se passerait de ce recours. Il ne cherche même pas quel mode de fonctionnement intellectuel, prenant pour support des séquences d'images, pourrait intervenir dans le processus de compréhension de l'image. Ainsi remontent à la surface les idées toutes faites : transmission immédiate, pensée intuitive, sensorielle, qui endort l'imagination, passivité, etc. Le parti pris de définir la lecture comme lecture du seul texte conduit, en ignorant toute autre pratique, à ne pas s'interroger sur les opérations mentales auxquelles procèdent ces lecteurs particuliers, ou plutôt à postuler qu'il n'y en a pas. Or, pourquoi n'y en aurait-il pas ? On ne sait pas en effet comment se constitue le sens à partir d'une séquence d'images, à supposer que les images soient utilisées seules. Les « bulles » des BD (dont on sait qu'elles ne sont pas lues « en continu » par le véritable amateur de BD) ne sont sans doute pas entièrement négligées.

Une lecture sans valorisation du texte ?

On ne doit pas être entraîné à penser que la culture populaire, dans son ensemble, ignore le livre et sa culture. Au contraire, elle se situe par rapport à eux dans son ensemble, à travers l'école et les études des enfants. Par ailleurs, certaines fractions des classes populaires portent de l'intérêt aux livres qui se présentent sous forme de séquences d'images ou, si l'on veut, de textes fragmentés par des images. Bien sûr, il ne s'agit pas là de « livres » au sens strict de la définition technique adoptée par l'Unesco. On conviendra pourtant que si ce n'est pas de la lecture, cela y ressemble beaucoup.

Définir de façon stricte la lecture comme lecture de texte interdit d'appeler lecteurs ceux qui lisent autre chose que du texte suivi. Pour puiser des exemples dans une grande enquête récente (9), on voit que les lectrices de magazines populaires (presse du cœur, à scandale ou presse pratique) y sont désignées, dans l'interprétation de l'analyse factorielle, comme faisant partie des « non-lecteurs indifférents », « insensibles à l'imprimé » ou « accaparés » et, de même, les adeptes des BD populaires de petit format (comique, porno ou action) se trouvent dans le clan des « opposés à la lecture », « non-lecteurs actifs » ou « récalcitrants ».

Il est incontestable que tous ceux-là ne lisent pas de livres, au sens plein du terme, mais ils lisent. Il ne s'agit que de magazines ou d'illustrés populaires, mais on ne peut réduire la définition de ce type de pratique à de la non-lecture de livres, il s'agit tout au plus de la lecture de « non-livres ». Au-delà d'une chicane sur les dénominations, c'est une discussion sur les stratégies de recherche qui s'enclenche : une pratique qui n'est pas nommée reste en dehors du faisceau des conduites explorées dans l'interview.

Une dérive similaire peut se produire au niveau du concept de culture. A s'en tenir au point de vue relativiste de façon absolue (si le livre n'a de valeur que dans une culture livresque, il ne peut en avoir dans une culture différente), on en arrive, pour imaginer un univers culturel où le livre n'aurait pas de valeur, à inventer un monde privé de toute valeur ou qui en ait moins que celui de la culture livresque. La culture qui ignore le livre apparaît dans ce glissement comme une culture désorganisée, qui a perdu son centre de gravité ; tout ce qui va avec le livre dans la culture livresque (imagination, liberté, création, individualité, etc.) semble avoir disparu du fait même de l'absence d'attention portée au livre.

S'il est vrai que la relation personnelle du lecteur au texte est une des formes les plus élaborées de la création littéraire (après, toutefois, celle de l'auteur ?), n'y-a-t-il pas d'autres formes de « création » dans la lecture, au moins d'autres manières de mettre en branle l'imagination ? Et, parmi ces dernières, ne peut-il y en avoir de populaires ? En s'interdisant d'utiliser la culture cultivée comme modèle pour analyser la culture populaire, ce qui est de bonne méthode, mais surtout en poussant à la limite cette interdiction, on se prive des questions que pourrait inspirer, par analogie, le rôle de la lecture dans la culture cultivée. Par exemple, les lectures qu'on fait dans les classes populaires sont-elles en relation ou font-elles système avec d'autres activités ? Avec des valeurs ? Dans leur culture, quelles valeurs tiennent une place aussi importante que celle qu'occupe la lecture dans la culture occidentale de l'époque contemporaine ?

Le contact social

Rechercher le bien-être collectif en le faisant passer avant l'agrément individuel, non par altruisme, mais parce que l'un ne peut se concevoir sans l'autre, est une stratégie globale propre à la culture populaire. Comme l'explique Jean-Claude Passeron dans sa présentation du livre de Richard Hoggart sur la vie ouvrière anglaise : « Si l'achat d'un poste de télévision est plus logique que celui d'une machine à coudre et si le charbon nécessaire à un "bon feu ", dont tous peuvent profiter, passe avant le souci de sous-vêtements, c'est que, dans les classes populaires, la préférence va toujours, quelle que soit l'exiguïté du budget, aux biens dont l'utilisation collective peut servir de support au rassemblement ou à la communion hédonique de la communauté familiale, le repli sur la privauté ou même la promiscuité du foyer constituant le seul recours contre une condition qui serait autrement invivable (10). » Dans cette perspective, on comprend que la lecture court les plus grands risques d'être sacrifiée à d'autres activités plus collectives.

Lire seul

Pour lire, il faut rompre le lien social. Garder les yeux fixés sur ce qu'on lit empêche de regarder autour de soi, fait détourner les yeux d'autrui. On ne peut plus parler ni vous parler. Pour ceux qui ne lisent pas, la lecture est d'abord perçue comme un refus de communiquer avec eux. Le lecteur est « perdu » dans son livre, perdu en tout cas pour l'interaction sociale et ce rejet momentané des autres est mal perçu : tout lecteur a eu l'expérience de la difficulté qu'il y a à faire respecter cette norme par de jeunes enfants qui s'ingénient à distraire le lecteur et vont jusqu'à lui cacher sa page. Pour le non-lecteur, lire est synonyme de solitude même si les lecteurs aiment à rappeler que: « avec un livre, on ne se sent jamais seul ! » Cette affirmation, opaque au non-lecteur, dénie la condition primordiale de la lecture. Le besoin de calme et d'isolement est sans doute plus fortement ressenti par ceux qui lisent sans trop d'aisance. Mais il faut ajouter qu'au cours de la poursuite d'études secondaires et supérieures, se met en place un second apprentissage : celui de la lecture individuelle dans un cadre collectif, comme cela se passe en bibliothèque ou en salle d'études ; cet exercice suppose, outre de l'aisance à lire, une discipline individuelle et collective : jamais un livre, si captivant soit-il, ne peut de lui-même absorber l'attention du lecteur.

Lire pour un auditoire / écouter un lecteur

Il ne paraît possible de concilier lecture et contact social que dans un seul type de situation : la lecture à haute voix pour un public suivant le modèle des veillées paysannes d'autrefois, telles qu'on se les imagine maintenant - à tort, semble-t-il, d'après les historiens. La lecture à haute voix est utilisée par les animateurs comme une transition qui amènerait à la lecture en privé ceux qui y sont peu favorables, tout en familiarisant les auditeurs avec les livres et en diffusant le contenu de façon improvisée. Dans les années 70, avec la vague de retour aux traditions populaires, s'est développé, dans des cercles plus larges, un courant de redécouverte de l'art des conteurs. Animateurs, professionnels ou amateurs lisent, racontent des récits traditionnels ou improvisent librement. Ce courant circule dans les milieux les plus touchés par l'animation culturelle et le « renouveau folk » : les couches moyennes cultivées, où se recrutent les nouveaux intermédiaires culturels et leur public - donc dans les bibliothèques aussi, paradoxalement.

Bien avant d'enrichir l'arsenal des techniques d'éducation populaire ou d'animation culturelle, la lecture « en société » était dans les temps modernes la plus commune des situations de lecture dans les milieux cultivés. Ainsi, à partir de multiples exemples puisés dans la correspondance de Madame de Sévigné, on a pu distinguer trois types de situations de lecture collective pour une individuelle : « X nous a lu... » (l'auteur donne la primeur de son oeuvre à un auditoire restreint), « Nous lisons... » (à la campagne, dans un groupe faisant cercle, un des hôtes lit un texte dont il marque les effets, on fait des commentaires aux « beaux endroits »), « X et moi lisons » ou « Je lis avec X » (chacun lit à l'autre, à tour de rôle). « Je lis... » ne se trouve que rarement, dans certaines circonstances (voyage solitaire en carrosse), ou pour certains ouvrages (livres de dévotion, matière peut-être à « exercice spirituel »). Il n'y a pas là lubie de grande dame, mais témoignage sur.les manières courantes.

Ces situations qui réalisent, le temps d'une soirée, le rapport fantasmatique qu'entretient l'écrivain avec ses futurs lecteurs ne sont qu'en apparence similaires à la situation d'écriture avec laquelle elles alternent au début et c'est d'ailleurs de cette différence que provient le caractère bénéfique de leur interaction. Bien loin de devoir conserver le recto tono d'usage quand le lecteur veut s'effacer pour mettre en avant l'auteur de la parole qu'il transmet, celui qui lit à haute voix doit, pour plaire à son auditoire, devenir un diseur. Le bon lecteur est un acteur. Voici à peu près à quoi peut se résumer l'expérience de huit années passées à raconter des histoires en bibliothèque : « Le texte d'un livre lu à haute voix reste désincarné et beaucoup d'enfants (en particulier de milieux socioculturels dans lesquels le livre n'est pas une habitude) demandent que le conteur soit présent tout entier avec sa voix, les expressions de son visage, son corps. »

Ceci ne vaut pas que pour les enfants. Pour garder le contact avec son auditoire et, avant cela, pour constituer un groupe qui réagisse de concert, le lecteur doit recourir à des techniques similaires à celles des conteurs populaires. Le sentiment de participer à un auditoire qui réagit comme un tout (l'unanimité est un leurre assez plaisant), le mouvement par lequel on abandonne sa subjectivité pour la parole du diseur où l'on « se laisse prendre » sont les éléments constitutifs du plaisir d'entendre lire à haute voix. L'interaction sociale est au moins aussi importante que le texte. La lecture en public n'a donc que peu à voir avec la lecture silencieuse, en privé, et il serait illusoire de compter sur la pratique de l'une pour faire passer à l'autre des non-lecteurs : ce sont deux expériences différentes qui, pour être appréciées, exigent des apprentissages distincts.

Un truc pour s'isoler

La lecture a été identifiée par Goffman comme une « occupation parallèle » (side-investment), qui consiste à s'engager dans une activité périphérique (par rapport à la situation sociale où l'on est), pour éviter de s'engager dans une interaction, mais avec discrétion, sans s'abstraire ostensiblement de la situation. Les « occupations parallèles » s'opposent aux « investissements centraux » (main-involvment), c'est-à-dire aux investissements dans l'objet commun à tous les individus réunis, par exemple à l'occasion d'une petite réception. « Le joumal, c'est quelque chose que l'on peut porter sur soi et qui fournit de quoi s'occuper chaque fois que l'on sent qu'on devrait être absorbé dans une occupation alors qu'on ne l'est pas (11). » Une « occupation parallèle » peut se révéler commode quand on veut s'isoler dans un lieu public (salle d'attente, transports en commun, cafés et restaurants, plages, etc.). Lire ou tout simplement déployer un journal, ouvrir un livre est le moyen de se rendre moins accessible aux autres. La passion de la lecture n'explique pas en effet à elle seule l'acharnement avec lequel certains s'absorbent dans leur lecture - lire dans le métro aux heures de pointe est parfois un exploit de contorsionniste, lire en mangeant dans un restaurant n'est pas des plus aisés. Mais, en lisant, on s'isole d'un environnement social avec lequel on ne veut pas entrer en interaction, que l'on veut oublier. Rien d'étonnant alors à ce qu'on lise d'autant plus en public que les risques d'entrer en contact sont plus grands, notamment quand la foule est plus dense.

Lectures du travail et de l'oisiveté

C'est à dessein que l'on n'emploie pas ici le mot « loisir », car il a perdu le pouvoir de s'opposer fortement à « activité » : ce qui est « activité de loisir » pour les classes moyennes et supérieures prend plutôt des allures laborieuses, de par ses aspects contraignants, pour les classes populaires, chez qui l'on marque fortement le contraste entre les deux types d'occupation : travail ou loisir.

Lecture technique et travail ouvrier

Après la scolarité, alors que la lecture proprement scolaire ou enfantine disparaît souvent avec l'entrée dans le travail, se prolonge une lecture de type technique liée à l'enseignement professionnel, celui des établissements techniques. Comme l'a montré Claude Grignon, cet enseignement professionnel transmet une culture de métier savante qui, comme la culture dominante, subordonne la pratique au discours sur la pratique. Son succès provient de ce que la culture technique n'apparaît pas complètement étrangère. Ses savoirs théoriques sont présentés comme des savoirs savants par les professeurs de technologie et d'atelier, mais peuvent être perçus comme le prolongement des propres habitudes pratiques. Substitut à la culture savante, distincte des savoirs pratiques, c'est une culture moyenne ou intermédiaire, à la fois par la position sociale qu'occupent ses adeptes - intermédiaires entre les exécutants et les concepteurs - et par les fonctions de relais qu'ils remplissent (12).

Parmi les récentes monographies centrées sur les savoirs de métier, une étude sur « les connaissances des ouvriers sur les machines qu'ils utilisent (13) » nous permet d'isoler les lecteurs de revues techniques, différenciés des autres ouvriers à la fois par leur carrière, leur niveau de formation, leur stratégie de quête d'information sur les machines et leur rapport général au savoir. Celui qui peut dire : « Je lis des revues, de la documentation dans les foires, des articles sur l'industrie. Ici [dans l'entreprise], je regarde régulièrement L'Usine nouvelle, Entreprises Rhône-Alpes etIndustries plastiques » est un ouvrier qualifié et fier de l'être. « Bien sûr, [outilleur] c'est un métier manuel, mais c'est un travail spécial de créateur », dit-il encore, en ouvrier conscient d'appartenir à un groupe de professionnels. Très diplômés (souvent deux CAP au moins), ils sont attentifs, dans le choix des entreprises où ils travaillent, à ce qu'elles peuvent leur apporter comme expérience professionnelle. Les lectures complètent les connaissances que procurent les contacts entre gens de métier. Comme dit un autre : « On discute ici avec tout le monde (chef d'atelier et patron compris). En dehors, entre moulistes, on se connaft pas mal. Je vois d'autres gens, on compare les améliorations. Je demande toujours au gars qui se sert de la machine ce qu'il en pense. »

Le type de lecteur ouvrier opposé à celui-ci est celui du travailleur qui recherche par des voies institutionnelles (scolaires ou parascolaires) le savoir et ses bénéfices en matière de promotion sociale. Il y a gros à parier que ses lectures portent moins sur son travail actuel que sur la culture qu'il veut acquérir pour en changer.

La formation scolaire longue des ouvriers constitue certainement un milieu favorable au développement d'une action culturelle dont la vulgarisation scientifique pourrait constituer l'appât, a conclu Roqueplo, un penseur de la culture technique en quête de propositions concrètes. Mais n'est-ce pas un leurre ? La culture technique n'entraîne-t-elle pas dans une direction d'où il est impossible de passer à la lecture cultivée ? Claude Grignon conclut, lui, à la séparation de la culture technique et du savoir pratique (14) et la fait remonter à la rupture entre Ecole et Travail, l'une étant détentrice du pouvoir de légitimation culturelle, l'autre non. Dans cette perspective, aucun « animateur scientifique » ne pourrait greffer une culture scientifique sur des problèmes de consommateur: le bon usage d'une machine à laver ou la bonne marche d'une voiture est sans rapport aucun avec des connaissances scientifiques, excepté pour un intellectuel qui cherche à maîtriser des problèmes pratiques par le savoir.

Lectures de l'oisiveté

La lecture, pratique d'oisif et synonyme d'oisiveté, est en milieu populaire une occupation fortement opposée au travail, opposée à tout ce qui constitue la réalité de la vie. Plusieurs modèles de lecture oisive se différencient selon le statut du lecteur dans la communauté familiale ou sociale : jeunes et vieux, hommes et femmes n'ont ni les mêmes obligations laborieuses ni les mêmes occupations oisives. Lecture masculine du journal, lecture féminine des petits romans et des magazines du cœur, lectures de « l'étudiant », entre BD et science-fiction, toutes ces lectures sont liées, parfois de façon ambivalente, au rôle qui correspond à chaque statut.

Le journal, caractéristique masculine

D'après les témoignages fréquents dans les souvenirs de la première moitié de ce siècle, le quotidien est lu exclusivement par les adultes - son achat est, pour les enfants, une des petites courses qu'on leur confie. Si « le journal » est, comme la politique, l'affaire des hommes, les femmes y trouvent aussi leur compte avec les feuilletons, les recettes et les annonces locales. De plus, le foyer le diffuse auprès de ceux avec qui il est en relation, voisins ou famille étendue. Sa lecture s'étend ainsi en suivant les réseaux d'interaction sociale et en respectant les attributs statutaires d'âge et de sexe, plus marqués, et donc plus à respecter, dans la culture populaire.

Les lectures de l'actualité politique sont commentées surtout par les militants, mais discutées par tous. Il ne s'agit pas seulement d'un intérêt - ou d'une prérogative - purement masculin ; les nouvelles sont importantes pour tous, parce qu'elles rythment l'écoulement du temps. Leur lecture est insérée dans un emploi du temps réglé par l'horaire de travail. Le désintérêt pour la lecture du quotidien chez les chômeurs, bien observé à Marienthal dans les années 30 (15), pourrait être rapproché de l'indifférenciation, de l'appauvrissement de la perception du temps mis en évidence par ailleurs, tout autant que de « l'émoussement de l'intérêt politique », à quoi les auteurs l'attribuent au premier chef. Dans une tout autre situation d'arrêt de travail - la retraite -, les quelques périodes consacrées, en temps d'activité professionnelle, à la lecture du journal se distendent. Le temps se dilate. Symbole du repos bien gagné de l'homme actif, la lecture du journal s'accorde au temps de la retraite.

La lecture des journaux sportifs est greffée sur ces réunions d'hommes qui s'improvisent au café, autour du pari ou du suivi des courses. Plus que les autres spectacles sportifs, les courses sont, avec l'espoir de gain sans travail que procure le pari, symboliquement les plus opposées au travail. Avec les autres sports, elles suscitent aussi des lectures approfondies et engendrent toute une érudition qui se dépense dans la discussion et s'y réalimente. La lecture sportive est encore étroitement soutenue par d'autres activités de loisir : retransmission de matches à la télévision ou sorties, par exemple.

Une histoire courte

Ces habitudes si bien ancrées qu'elles nous paraissent de l'essence même de la culture ouvrière citadine ne remontent, en fait, qu'à quelques générations. La diffusion large de la lecture de la presse n'a commencé qu'en 1905, avec la parution du premier quotidien bon marché vendu au numéro, Le petit journal. Un siècle auparavant, la presse était nettement partagée entre deux circuits : celui d'un public le plus souvent riche et cultivé, qui lisait chez lui ou dans un cabinet de lecture les journaux reçus sur abonnement, et celui d'un public qui ne savait pas toujours lire et qui regardait les feuilles grossièrement et abondamment illustrées des « canards ». Le rôle de la lecture d'une presse largement diffusée sur tout le territoire paraît maintenant au moins aussi important que celui de l'école dans l'homogénéisation nationale de la langue et des représentations.

Maintenant encore, dans un paysage renouvelé par l'apparition d'autres médias audiovisuels, la lecture du journal reste une occupation typiquement populaire. Non que le journal ne soit lu que dans les classes populaires, mais parce que c'est souvent le seul type de lecture qui y soit pratiqué régulièrement alors que, dans les couches plus cultivées, il n'est qu'un des types de lecture pratiqués concurremment. Le journal, seule lecture de ceux qui lisent le moins, est le premier contrefort de la forteresse de la lecture. La presse [régionale] est « un hameçon pour la lecture », déclare Pierre Mayol, mais c'est aussi un cap que la lecture ne peut parfois doubler : il arrive que la lecture de l'illustré des adolescents se poursuive en BD adulte sans s'étendre à d'autres supports.

Modalités paiticulières

De surcroît, la lecture du journal dans les classes populaires présente des modalités particulières. Cette spécificité tient autant aux particularités du support ou aux limites de la capacité de lecture qu'aux circonstances dans lesquelles se fait la lecture. Il s'agit, en effet, plus souvent de la presse régionale que des quotidiens parisiens : les articles en sont plus courts, l'illustration plus abondante ; ils sont adaptés à la précarité des conditions dans lesquelles ils sont lus : pendant le trajet entre domicile et travail ou chez soi, mais en famille, devant la télé. La lecture s'arrête souvent au 300e mot de l'article, aussi le journal est-il fait de manière à faciliter une lecture plus « iconique » ou « documentaire » que « discursive » (16), en d'autres termes, il encourage plus à regarder les photos ou à lire les titres qu'à éplucher les articles. Ce n'est pas non plus que les uns feuillettent, tandis que d'autres lisent. Sans généraliser hâtivement, il reste évident que la lecture qu'en font ceux qui lisent le moins de livres (moins d'un par mois en moyenne), - pratique essentielle donc - est fort différente en technique comme en réutilisations ou prolongements, de celle qu'en font les forts lecteurs de livres (plus de deux par mois) : la lecture de la presse quotidienne n'est pour ces derniers qu'un élément dans une pratique fort diversifiée.

Quelle est la place du journal parmi les autres moyens d'information ? Et, plus largement, quelle est la place de la lecture du journal parmi les autres pratiques culturelles ? Si l'on examine les résultats d'enquêtes, où diverses pratiques sont soumises à l'analyse factorielle, la lecture du journal paraît tout à l'opposé de celle des livres et des autres pratiques cultivées. La lecture des autres périodiques va de pair avec celle des livres : celle des magazines est le fort des lecteurs modérés de livres, celle des revues croît avec celle des livres. Il y aurait donc deux grands types de lecture de la presse, selon qu'elle est le tout de la lecture ou bien un type de lecture parmi d'autres.

Les romans roses

Du côté des femmes, lectures de livres et de magazines paraissent du même type. Les statistiques nationales montrent que la forte lecture des jeunes filles des catégories populaires s'efface chez les mères de famille devant la lecture des magazines, comme si l'un était l'équivalent, pour femmes pressées, de l'autre. Une relative similitude apparaît entre le magazine et le photo-roman du point de vue du format, entre celui-là et le « petit roman » du point de vue de la minceur. Et, plus profondément, une similitude des modèles sur lesquels ils s'élaborent l'un et l'autre et de leur thématique - l'action unificatrice de certaines grandes maisons d'édition comme celle, autrefois, de Cino del Duca y est pour quelque chose.

Là encore, la différenciation des types par des critères techniques (périodicité des parutions, nombre de pages, etc.) ne vaut pas toujours dans le cadre de référence des lecteurs. Il y a, en fait, du point de vue de l'acheteur, une périodicité dans la parution des livres au format de poche : pour ne citer qu'une collection très connue, « Harlequin », par exemple, sort un nouveau titre aussi souvent qu'il paraît un magazine. Petits romans de cœur, séries de romans-photo et magazines ont donc encore ceci de commun : la périodicité de parution, qui renouvelle, pour l'acheteur, l'incitation à acheter, mais répète aussi, pour le lecteur, l'incitation à lire. Les livres lus dans ces circonstances n'ont du livre que les caractéristiques techniques extérieures et sont pris comme des magazines : ils leur sont comparés, ils sont choisis suivant les mêmes critères, ils se remplaçent l'un l'autre. L'un est l'équivalent de l'autre : c'est sur le modèle de la lecture de la presse que se fait la lecture de livres dans les classes populaires. Il serait donc absurde d'en comparer les modalités à la lecture de livres dans les catégories cultivées des autres classes.

Cette caractéristique comportementale nous paraît très négligée dans l'analyse de ce qu'est la lecture féminine populaire, car tous les auteurs se polarisent sur les thèmes sentimentaux des romans « à l'eau de rose ». Le thème du cœur, sentimental ou érotique, qui est en effet central dans les lectures féminines, renvoie aux préoccupations de la « carrière » féminine : la réussite d'une femme se mesure d'abord au fait de s'attacher un homme et de faire prospérer son foyer, même si elle a par ailleurs un (bon) métier. Elle fait « double carrière », même si elle ne fait plus toujours « double journée ». De même, les romans dits « médicaux » font écho aux responsabilités familiales qui lui incombent : santé et bien-être des siens. Ils évoquent aussi la grande affaire des femmes: les accouchements (et leur équivalent, les opérations chirurgicales), qui sont le sujet d'autant d'anecdotes confidentielles que, du côté masculin, les histoires de guerre ou de service militaire. Toutefois, les problèmes du coeur sont aussi un thème de la lecture masculine, particulièrement à l'adolescence, moment des choix amoureux: la jeune recrue sentimentale ne dédaigne pas le roman-photo pendant les temps morts du service militaire. Symétriquement encore, on trouve évoqués les problèmes relationnels de la vie de bureau dans les séries romanesques qui font les délices des employées.

Une lecture invisible

On est loin ici des ratiocinations psychologiques dont le ressassement s'alimente de lectures romanesques et nourrit l'imaginaire des fractions cultivées des classes moyennes et supérieures. Faut-il attribuer à cette inflation de l'action, du « vécu », dans les préférences des lecteurs de classe populaire, la difficulté à raconter ses lectures en donnant à l'enquêteur des « témoignages d'activité imageante » ? En milieu populaire, le récit, et encore moins le commentaire de lectures, ne sont en soi un sujet de conversation ; sans doute s'intègrent-ils à l'échange, mais c'est alors de soi et de sa vie que l'on parle : il n'y a pas de « distanciation » par la littérature. La référence à la lecture ne masque pas la confidence ; c'est elle qui est masquée dans le discours. C'est peut-être ce qui différencie le plus lecture populaire et lecture bourgeoise. La lecture populaire s'évertue autant à passer inaperçue que la lecture bourgeoise met d'ingéniosité à s'exhiber discrètement.

Magazines de télévision, journaux sportifs, romans-photos, BD pour adultes ne sont pas immédiatement rangés, mis à l'abri pour être conservés, mais restent disponibles dans la maison pour les autres membres de la famille, à l'endroit où ils peuvent être lus par le premier que cela tentera. Aucune des marques de respect que l'on accorde à certains « livres de bibliothèque » ne leur est prodiguée. Si leur contenu est matière à conversation, aucune remarque sur le livre ou le magazine n'y sera introduite. Le support de l'histoire ou de l'information est passé sous silence. Le commentaire sur les à-côtés de la lecture est réduit au minimum, tout comme l'attention à ce qui soutient et accompagne son produit : le contenu du texte. Auteur et éditeur en sont également le plus souvent ignorés, à moins qu'on ne les connaisse par ailleurs « en chair et en os » grâce à la télévision. Simple matière à lecture, livres et magazines circulent dans le réseau familial et amical et l'identité de celui qui les a prêtés compte plus que celle du livre : c'est même une précision plus parlante que le titre.

Dans les échanges oraux qui, même lorsqu'ils semblent traiter de sujets futiles, jouent un grand rôle dans la redistribution permanente des positions dans le groupe des pairs et par rapport aux autres générations, on va parler de ce qu'on a lu, mais sans mentionner qu'on l'a lu et non, comme dans les salons, pour paraître plus savant, parce qu'il n'y a pas là de quoi se vanter. Ce que l'on a tiré de la lecture alimente les discussions sur le tiercé, les matches, la politique ou bien les bavardages et confidences sur les affaires amoureuses ou les problèmes conjugaux de l'un ou de l'autre, voire les problèmes de l'héroïne du feuilleton. On tient peut-être là le ressort de cette cécité au support matériel de l'information: les individus, réels ou imaginaires, avec lesquels l'imprimé permet d'entrer en contact (héroïne, acteur, auteur même..., le courrier surabondant des lectrices l'atteste) sont plus valorisés que ce qui a permis de faire leur connaissance ; une trop grande attention portée au véhicule de la communication nuirait à ce qui a été communiqué. Le désintérêt pour le livre est corrélatif d'un vif intérêt pour son contenu et particulièrement pour ses aspects réels, humains, vivants.

Adivité imageante

Tout n'est pas dit pourtant sur ce qu'est « lire des petits romans » pour des femmes de milieu populaire. Qu'y trouvent-elles ? On ne peut se satisfaire de la réponse stéréotypée, souvent entendue et rapportée : « Quand on lit ça, on ne pense plus à rien ». Il s'agit, en fait, de ne plus penser aux tracas de l'existence réelle, c'est-à-dire de les oublier, mais plus que d'une évasion, il s'agit du droit à rêver, à « se faire son cinéma ». Comme le déclare une lectrice de romans-photos aux Dossiers de l'écran: « C'est bien, c'est beau, ça va me faire rêver pendant un quart d'heure ».

A propos de cinéma intérieur, rappelons après Evelyne Sullerot que le roman-photo garde l'empreinte de ses débuts : après la guerre, les femmes du Mezzogiorno n'avaient pas de cinéma où aller et le roman-photo leur fournissait un palliatif. Ce type de lecture est donc, comme tous les autres, le moyen d'une activité intellectuelle, d'une activité imageante qui ne se dit pas et peut-être ne se sait pas ou ne se connaît pas toujours comme telle. C'est d'ailleurs sur le modèle du rêve éveillé que Catherine Cookson, auteur semi-illettrée de best-sellers sentimentaux, déclare, dans une interview, produire la matière de ses livres : elle élaborerait complètement son roman au fur et à mesure du déroulement de l'action dans sa tête, canevas et remplissage, trame et chaîne, intrigue et détails descriptifs tout ensemble, comme ailleurs on noue un tapis, point par point, sans modèle d'ensemble devant les yeux.

Mais le droit à rêver n'est pas toujours reconnu. On cherche des raisons et des motifs à une lecture qui en avoue de trop simples. Les trois jeunes voisines, lectrices de romans-photos, dont nous parle dans son dernier roman Anne Bragance, l'intriguaient, petite fille, et sa mère les jugeait sévèrement : « Des cœurs d'artichaut. Elles lisent trop de bêtises. » Devenue écrivain féministe, elle leur attribue le besoin de compenser l'oppression masculine. Mais on pourrait penser aussi au rôle fonctionnel de ce type de lectures, sinon dans la préparation, du moins dans la mise en condition psychologique des jeunes filles « à marier ». A la veille d'une étape aussi décisive dans leur « carrière », d'une transformation aussi brutale de leur mode de vie par le changement de famille et de place dans la famille, ces lectures jouent un rôle d'accompagnement : adoucissement et enrobage notamment, et éventuellement par la suite, consolation.

Jouer le jeu

Parler de cette littérature, c'est, de toute façon, en venir rapidement à l'évaluer. Autant en mal qu'en bien, et plutôt plus souvent en mal. Les bienfaits de la diffusion des techniques de lecture, de l'homogénéisation des idées et des niveaux culturels sont trop rarement évoqués à cette occasion. Ce sont le plus souvent les dangers et les risques de ce type de lecture qui sont dénoncés: les illusions qu'elle entretient, les idéologies qu'elle renforce, le blocage et la stagnation au plus bas niveau de la littérature qu'elle induit. On débat toujours de la même vieille question : celle de la diffusion d'une littérature de qualité, sur les plans littéraire et moral tout à la fois.

En fait, si les lecteurs populaires prennent du plaisir à leur lecture, c'est qu' « ils jouent le jeu » (celui que définit le pacte entre narrateur et narrataire), et le jouent à leur manière : sans prendre la lecture (ni la littérature !) au sérieux, à la manière des classes populaires (et d'autres catégories sociales qui n'ont pas appris à se fier aux livres, en tout cas moins qu'à la réalité). Ce faible crédit accordé à la lecture est l'attitude sur laquelle reposent les comportements qui constituent la fameuse consommation nonchalante décrite, avec l'attention oblique, en quelques pages célèbres par Hoggart (17). Le lecteur ne change de peau que provisoirement, le temps de lire. Il ne prend pas l'auteur pour la fée des lilas qui pouvait métamorphoser durablement Peau d'âne.

La réversibilité du pacte conclu, le temps de la lecture, entre narrateur et narrataire est analysée par Paul Veyne dans le tout autre contexte historique de la poésie latine, mais avec une illustration de notre temps : « Le sourire de l'auteur [dans son livre] ne doit pas être confondu avec ses opinions [comme homme public]. On ne doit pas [non plus] préjuger des véritables pensées du lecteur, derrière ses complaisances de narrataire ; il s'est montré bon public et n'en pense peut-être pas moins. Quand une secrétaire va voir un "film à téléphone blanc " ou ouvre la presse du cœur, cette lectrice ou spectatrice prend les yeux de la narrataire exigée par la loi du genre. Les délices de l'imagination, le "changement de régime "de vérité sont à ce prix. Elle oublie provisoirement ses convictions pour s'enchanter d'une fiction lénifiante et luxueuse. Sitôt le magazine refermé, elle se remet sur la longueur d'onde de la vérité quotidienne et retrouve ses positions syndicales. En somme, elle fait exactement la même chose que les intellectuels (...). Tout énoncé littéraire suppose un pacte déterminé entre auteur et narrataire. »

Chacun des mondes de la lecture (et la lecture populaire tout autant que les autres) participe en fait soit plutôt de sa fonction technique, soit plutôt de sa fonction sociale, parfois même essentiellement symbolique. La lecture n'est en effet pas une pratique culturelle comme les autres ; c'est une pratique symbolique dont, beaucoup plus que d'autres pratiques culturelles, peuvent se détacher les fonctions sociales et techniques directes : la fonction pratique de la lecture peut s'exercer indépendamment de sa fonction symbolique. Et même, la part laissée à la fonction symbolique (volonté de se distinguer, reconnaissance de la légitimité) est moins forte que dans les autres pratiques culturelles ; seule la lecture littéraire fonctionne comme une pratique culturelle comme les autres.

En ce qui concerne la lecture de loisir, la situation des classes populaires est complexe : leurs formes propres de lecture ne doivent pas seulement être confondues avec une ou des fonctions pratiques. Primat au contact social direct, valeur élevée du travail productif, et même esquive de l'écrit modèlent une forme paradoxale de fonction symbolique de la lecture. Enfin, même les formes de lecture les plus éloignées de toute fonction pratique, voire définies justement par la fuite hors du réel (romans roses), ont une fonction sociale (insertion, identification à une image statutaire).

Ce qui complique la description des mondes de la lecture, où celle-ci n'est pas toujours une pratique culturelle, c'est que les gens jouent à faire comme si c'en était une. Parler de la lecture, pour eux, c'est toujours parler de la lecture-fonction symbolique. La préférence accordée au substantif marque bien cette substantialisation : la lecture est toujours la lecture en sa fonction symbolique ; dans un autre cas, on emploie le verbe « lire ». Ce n'est qu'en interrogeant les gens sur leur emploi du temps, pour traquer toutes les activités, que l'on voit ressurgir les formes de la lecture tues jusqu'alors, car dévalorisées sur le plan symbolique (la lecture quotidienne du journal par les ouvriers, par exemple). Autrement dit, dans une réponse à un questionnaire ou à une question posée amicalement, la plupart des sujets répondront : « Je lis » ou « Je ne lis pas », en sous-entendant « comme pratique culturelle ». Peut-on en conclure que les sociologues sont eux-mêmes victimes de cette illusion ? Comme tous les gens qui lisent, ils ont sans doute renforcé cette fiction en l'objectivant. Ne participent-ils pas à cette réduction des mondes de la lecture à son monde central, en utilisant dans leur questionnement une définition trop peu questionnée de la lecture ? La lecture est trop importante pour être traitée seulement comme une pratique culturelle.

  1. (retour)↑  L'auteur a réalisé cet article à partir de sa thèse : Lire : enquête sur la pluralité des mondes de la lecture (Thèse 3e cycle, sociologie, Paris VIII, 1987).
  2. (retour)↑  L'auteur a réalisé cet article à partir de sa thèse : Lire : enquête sur la pluralité des mondes de la lecture (Thèse 3e cycle, sociologie, Paris VIII, 1987).
  3. (retour)↑  Etude secondaire de données d'enquête commandée par la DLL, dont le rapport a été repris dans le chapitre 1 de la thèse : « L'empreinte de la bibliothèque ».