Éditorial

Lecture apprentissage ? Lecture inculcation scolaire ? Lecture plaisir du texte ? Référence culturelle ? La lecture est tout cela et bien plus. Plus qu'une connaissance, elle est un acte qui engage la personne tout entière, être intime et social, dans une relation privilégiée avec un texte à la fois livre, objet culturel et tangible, composé de sens mais aussi de signes et d'espaces, de couleurs et de formes.

Quittant les habituelles certitudes, ce numéro tente, au travers d'études ethnographiques en bibliothèques, d'éclairer la lecture sous des angles différents, de la faire « voir » dans un regard neuf pour essayer de comprendre et d'interpréter les comportements sans a priori intellectuel. Surgissent alors des formes de pratiques mal connues ou passées sous silence révélant des lecteurs oubliés qui s'évertuent à disparaître ou à dissimuler leurs choix, des évocations de quête et d'appropriation du texte à forte charge humaine et sociale, des tentatives compensatoires de déficits scolaires ou culturels, des désirs de connaissance et d'accomplissement personnel, d'échanges avec autrui... L'écrit étant lieu de rencontres et de communication, ne ratons pas ces textes.

Il n'est pas vrai que les classes populaires ne lisent pas. Tout au moins, si elles ne lisent pas de texte en tant que tel, lisent-elles autre chose et autrement, affirmant par une pratique bien spécifique, à dominance orale et collective, des valeurs propres à leur milieu d'origine social. Pour ces adultes, comme pour les enfants qui n'ont pas encore acquis d'habitus culturel, la lecture partagée sans contraintes, dans la compagnie d'amis ou de familiers, est essentielle. Certaines bibliothèques enfantines ont compris que le spectacle de lecture donné par les uns démythifie l'acte aux yeux des autres, moins favorisés culturellement, et en légitime les différentes modalités d'approches. Basées sur une conception pédagogique qui respecte l'autonomie de chacun, c'est d'une façon douce qu'elles incitent les enfants à se familiariser avec le livre pour faire naître en eux un authentique désir de lecture.

Cette familiarité avec le livre est donc très importante. S'instaurant avec certains livres tout particulièrement, elle devient un critère décisif de sélection des futures lectures pour les enfants et même, dans certains cas, pour certains adultes. Quand les références culturelles sont insuffisantes, on privilégie, semble-t-il, les composantes externes du texte, son aspect matériel, ce sur quoi l'éditeur sait jouer fort habilement. La collection, la série, le rappel de versions télévisées ou cinématographiques, le nom de personnalités médiatisées ou de héros de fiction sont autant d'éléments familiers permettant au lecteur de retrouver un cadre qu'il connaît bien.

Ecriture magique dispensatrice d'émotions diverses, objet constitué de signes typographiques et visuels, le livre devient pour un temps l'ultime création du lecteur, qui s'en empare comme il peut, en silence ou dans le bruit, seul ou avec d'autres, pour jouer le jeu de la lecture et s'y chercher, peut-être, avec des questions auxquelles il ne répondra jamais...