Gestion par objectifs et bibliothèques universitaires

Philippe de Lavergne

L'auteur, spécialiste du management public, analyse les applications de la gestion par objectifs en bibliothèque universitaire. Les conditions nécessaires à l'utilisation de cette méthode de pilotage semblent aujourd'hui réunies : connaissance de la demande des publics et de l'offre du marché, développement de relations de type contractuel avec l'environnement institutionnel, mise en place d'un tableau de bord.

The author, who is specialized in public management, studies the applications of a management by objectives in the university libraries. All the requirements for the use of such a method seem to exist now : information about the publics' needs and the supply, development of contractual relations with the institutional environment, setting up of an instrument panel.

Peut-on gérer par objectifs une bibliothèque universitaire ? La question recouvre des enjeux importants. En réalité, il s'agit de se demander si l'on peut, ou si l'on doit, transformer les modes d'organisation, les procédures et les systèmes d'information qui prévalent à l'heure actuelle dans les bibliothèques universitaires, afin d'y réserver une plus grande place aux objectifs que les bibliothèques sont susceptibles de se donner à l'égard de leur environnement et de mieux orienter l'action de tous ceux qui concourent à fournir les services liés à la documentation autour de ces objectifs. Depuis plusieurs années, les bibliothèques universitaires sont entrées dans une phase de mutation qui explique l'intérêt porté à une gestion par objectifs.

Quels objectifs ?

Traditionnellement, on peut décomposer la chaîne qui commande les activités des différents responsables, quel que soit le niveau auquel ils se situent dans l'organisation, de la façon suivante : on attend d'eux qu'ils transforment les moyens qui sont mis à leur disposition, et qui impliquent certains coûts, en réalisations concrètes destinées à produire certains effets recherchés sur l'environnement. A ces effets correspond la dimension de l'efficacité dans le système de gestion, qui a une double finalité: éviter les conflits ou les détournements d'objectifs, c'est-à-dire s'assurer que l'ensemble des personnes qui travaillent dans la cellule concernée de l'organisation ne poursuivent pas d'autres objectifs que ceux que l'organisation se donne vis-à-vis de l'environnement ; s'assurer que, ces objectifs étant bien compris, des progrès sont accomplis pour les atteindre. Cette double préoccupation, liée aux objectifs finals de l'organisation, contraint :
- à expliciter les objectifs pour qu'ils aient des chances d'être perçus et compris ;
- à trouver des modes d'organisation et d'animation qui favorisent l'assimilation de ces objectifs et l'adhésion des personnels à ceux-ci ;
- à mettre sur pied des systèmes d'information permettant de mesurer ces objectifs et de contrôler la progression.

La deuxième grande dimension traditionnelle des systèmes de gestion est celle de l'efficience, c'est-à-dire de la recherche d'un rapport acceptable par tous entre les moyens consommés et les réalisations obtenues. Il s'agit de veiller à ce que tout responsable conserve présent à l'esprit que les moyens ne sont pas des dons gratuits de la nature et qu'il convient d'éviter de les gaspiller par rapport aux normes admises dans l'organisation; il s'agit aussi d'éviter de faire subir à certains moyens, ressources humaines ou matérielles, des tensions excessives par rapport à ces mêmes normes : on ne peut demander durablement l'impossible.

La troisième préoccupation des systèmes de gestion, qui vaut surtout pour les activités du secteur public, et qui constitue un lien entre l'efficacité et l'efficience, est de veiller à ce que les réalisations concrètes qui résultent des activités entreprises conduisent bien aux effets recherchés. Les réalisations, qui représentent des objecafs opératoires pour les personnels, dans la mesure où ils sont plus tangibles et plus proches du travail quotidien, n'ont de sens que si elles sont éclairées par les objectifs finals. Le nombre de volumes mis en libre accès n'a pas de sens si la salle de lecture ne permet qu'à cinq ou six lecteurs de premier cycle de les consulter à la fois.

Dans ce cadre général, la démarche d'une gestion par objectifs se caractérise par certains traits particuliers.

En premier lieu, la gestion par objectifs vise à mettre au premier plan des préoccupations des responsables les objectifs finals de l'organisation, c'est-à-dire les résultats à atteindre pour satisfaire les utilisateurs des services offerts par l'organisation. Cela veut dire notamment qu'on cherche à éviter toute discussion sur les moyens ou toute affectation de ceux-ci qui ne serait pas liée à une discussion sur les objectifs finals ou à des engagements sur ceux-ci. Il s'agit, par exemple, de passer d'une procédure d'attribution de moyens fondée sur des paramètres dits objectifs, tels que les effectifs inscrits, à une procédure qui les répartirait en fonction de niveaux de satisfaction explicitement recherchés des lecteurs. On a là, par exemple, la justification d'une démarche qui lierait les crédits d'acquisition à des plans de développement des collections explicitement construits sur des niveaux souhaités de satisfaction des lecteurs dans les différentes disciplines.

En deuxième lieu, une gestion par objectifs cherche à intégrer aussi loin que possible dans l'organisation le souci des objectifs finals. Chaque fois que c'est possible, on définira les responsabilités à la base directement en termes de satisfaction des usagers ou en termes de qualité de service. Par exemple, on ne définira pas seulement une responsabilité en termes d'une fonction, comme celle qui consiste à faire parvenir des ouvrages situés en réserve aux usagers, mais on lui associera une responsabilité quant aux délais d'attente et à la minimisation des erreurs ou des ouvrages non trouvés. Quand il n'est pas possible de déléguer directement des objectifs finals, parce que les activités concernées ne mettent pas les personnels directement au contact du public, ou parce que la nature des objectifs finals se prête mal à une définition précise et mesurable, on déléguera des objectifs opératoires en les éclairant par les objectifs finals qu'ils servent et par des procédures rappelant les objectifs finals poursuivis derrière les objectifs opératoires. C'est ainsi qu'une activité de catalogage, par exemple, qui est une activité « arrière » - en ce sens qu'elle ne met pas en soi directement en contact avec le public, et qui peut s'exprimer en termes opératoires par un nombre d'ouvrages catalogués - sera éclairée par des indicateurs de satisfaction des usagers, tels que des délais entre la commande et la mise à disposition du lecteur. La gestion par objectifs vise à une démultiplication aussi grande que possible des objectifs finals, directement ou indirectement.

Les moyens nécessaires

En troisième lieu, pour être réaliste, une démarche de gestion par objectifs doit être fondée sur un couple objectifs-moyens. Il ne sert à rien de déléguer des objectifs, si les moyens ne suivent pas, ou si les moyens sont répartis et utilisés sur des bases totalement étrangères aux objectifs. Cette idée, de pur bon sens, a pour conséquence qu'une délégation d'objectifs doit au minimum s'accompagner d'une discussion sur les moyens à mettre en oeuvre et sur les latitudes d'action dans l'emploi de ces moyens. Elle doit, dans certains cas, s'accompagner d'une véritable délégation de moyens, qui laisse au responsable le choix de ceux-ci. L'idée centrale est que les objectifs délégués ont d'autant plus de chances d'être atteints que le délégataire se voit attribuer les marges de manoeuvre suffisantes pour déployer ses talents au service des objectifs.

En quatrième lieu, le système d'information de gestion et le processus d'animation et de contrôle ont encore plus d'importance dans une gestion par objectifs que dans des formes de gestion plus conventionnelles. En effet, la gestion par objectifs repose sur quelques postulats qui demandent à être vérifiés. Elle suppose que le choix des indicateurs retenus pour mesurer les objectifs finals délégués représentent fidèlement ceux-ci. Elle suppose aussi que les réalisations, qui servent généralement d'intermédiaire à la détermination des moyens attribués, sont valables pour atteindre les objectifs. Le système d'information doit donc avoir une assise plus étoffée pour permettre une vérification de la pertinence des réalisations au regard des objectifs finals et de la bonne adéquation des indicateurs à ces objectifs.

Cette vérification même nécessite qu'on détermine avec le plus grand soin les modalités de réflexion en commun sur la portée des résultats obtenus et de contrôle des réalisations effectuées, ainsi que des moyens consommés. Le processus de contrôle « concerté » sera plus dense dans une gestion par objectifs, mais aussi moins rigide dans ses conclusions. En éclairant sur les liens entre objectifs finals, objectifs opératoires et moyens, il vise à mettre en œuvre chez tous les partenaires impliqués une réflexion sur la qualité des actions entreprises et sur la qualité et la pertinence du système d'information correspondant.

Le choix des priorités

La première condition à remplir pour qu'une gestion par objectifs soit possible tient à la capacité de définir des objectifs. Cette apparente lapalissade soulève cependant bien des questions dans le cas des bibliothèques universitaires.

Sachant qu'on ne peut tout faire, comment définir des priorités dans les objectifs et les hiérarchiser pour qu'ils animent l'action de l'ensemble des personnels de la bibliothèque ? Le choix des objectifs implique nécessairement une bonne connaissance de son environnement et des liens qui unissent ou sont susceptibles d'unir la bibliothèque à celui-ci. Cette question revêt au moins deux aspects. En premier lieu, il faut s'interroger sur le « marché » de la documentation scientifique et technique et sur son évolution. Du côté de la demande, quels sont les désirs des utilisateurs potentiels de documentation ? En particulier, quelle valeur attachent-ils à des paramètres tels que le coût d'obtention de l'information, la rapidité d'accès à l'information, le temps pendant lequel ils peuvent disposer de l'information, la forme matérielle sous laquelle elle se présente, le cadre matériel où ils peuvent consulter et étudier l'information, le nombre de supports qu'ils peuvent simultanément consulter, les procédures de recherche des informations a priori pertinentes pour eux, etc. Un raisonnement en termes d'objectifs finals, c'est-à-dire en termes de qualité de service pour l'usager, ne peut éluder ces questions. Il faut avoir une connaissance suffisante des aspirations, des processus intellectuels de maniement de l'information et des pratiques des différents groupes d'usagers pour déterminer les orientations prioritaires que l'on donnera à la bibliothèque. De grands progrès ont été réalisés dans cette connaissance ces dernières années, qui ont notamment mis l'accent sur l'intérêt d'actions d'accompagnement visant à aider le lecteur dans sa recherche documentaire : formation, signalisation, accueil, assistance dans la consultation de bases de données, localisation et commodité d'accès matérielle à la documentation. Cependant, la connaissance des publics potentiels de la bibliothèque souffre encore de certaines insuffisances qui grèvent la précision avec laquelle certains objectifs finals peuvent être définis. Notamment, les données disponibles et les modèles de traitement de celles-ci reposent encore trop sur l'analyse du comportement des usagers existants de la bibliothèque et pas assez sur une étude du comportement de lecteurs potentiels qui s'adressent à d'autres sources.

Par ailleurs, la diversification en cours des supports de l'information et des modes d'accès à celles-ci ne permet pas d'escompter que les résultats des études empiriques correspondent à des comportements stabilisés. Quelle place conservera, par exemple, la consultation du document écrit quand les lecteurs se seront tous accoutumés à consulter des bases de données sur leur minitel ? Nul doute que l'écrit ne soit pas près de disparaître. Mais quelle sera son importance relative, importance qui peut commander la politique d'acquisition à long terme d'une bibliothèque par rapport à sa politique de concertation avec d'autres détenteurs de documents écrits et sa politique de conservation des documents ? Il faut bien reconnaître que la définition précise des objectifs d'une bibliothèque peut de ce fait se trouver aujourd'hui entourée d'un certain flou, qui est en réalité une invite à mener des études complémentaires et à mettre en place un système précis de suivi des objectifs. C'est sans doute un peu le sens du volet « libre » annexé au tableau de bord en cours d'expérimentation en 1987 que d'inciter les bibliothèques universitaires à poursuivre pour leur propre compte des études de ce genre et à monter des systèmes propres de suivi de leur efficacité.

Une réflexion multi-produits et multi-clients

Du côté de l'offre, la situation n'est pas plus claire. Il faut réfléchir aux offreurs de documents complémentaires ou concurrents existants ou susceptibles d'exister. En particulier, quelle sera l'étendue demain des organismes de gestion de bases de données et à quel coût laisseront-ils les usagers les consulter ? Quel sera le rythme de développement des CADIST et comment s'articuleront demain les conditions d'accès aux informations qu'ils détiennent ? Là encore, une bibliothèque ne peut faire abstraction à long terme des complémentarités possibles à l'intérieur du réseau des bibliothèques universitaires pour orienter sa politique. On pourrait ajouter des considérations sur les liens à entretenir ou non avec les bibliothèques municipales, les bibliothèques d'entreprise, les collectivités territoriales, etc.

A vrai dire, la réflexion multi-produits ou multi-services et multi-clients qu'il faut entreprendre et prolonger conditionne largement le choix des priorités dans les objectifs relatifs à une politique d'accès à l'information et d'accompagnement des usagers et à une politique d'autonomie documentaire de possession et de conservation des supports d'information. Il faut souligner que les différences dans la situation actuelle des bibliothèques sont telles que cette analyse ne peut être menée qu'au niveau de chaque bibliothèque. Les informations en provenance de la DBMIST sur les grandes évolutions ne permettent pas à elles seules de déterminer les priorités locales. C'est sans doute un des facteurs qui commande l'évolution de la DBMIST à ce propos, et notamment l'insistance mise progressivement par celle-ci sur une attribution plus contractuelle des moyens dont elle dispose, attribution conditionnée à la présentation d'objectifs définis au niveau local.

Autre facteur important, le niveau de définition des objectifs. Sans conteste possible au niveau managérial, la bibliothèque universitaire doit définir ses objectifs. Toutefois, ceux-ci s'inscrivent dans un contexte institutionnel qui n'est pas dépourvu de toute ambiguïté. Si la bibliothèque est désormais placée dans l'orbite de l'université qu'elle dessert, et si les derniers textes officiels entérinent par des liaisons institutionnelles et par la création de nouvelles instances son ancrage dans l'université, le poids relatif des conseils habilités à intervenir dans la définition et l'application de la politique documentaire est susceptible d'être fort variable.

De même, l'extension du champ dans lequel il sera possible de conduire une gestion par objectifs reste grevée par certaines incertitudes : dans quelle mesure les bibliothèques dites « associées » s'inscriront-elles volontiers dans le cadre d'une gestion par objectifs définie par le directeur des bibliothèques dites « intégrées » ? En réalité, les réformes institutionnelles intervenues ces dernières années vont sans doute dans le sens d'une forme de « contractualisation » interne des objectifs à l'intérieur de l'université. Cette contractualisation serait le pendant de celle qui régit dès aujourd'hui une bonne partie des rapports entre la DBMIST et les bibliothèques universitaires. S'y adjoindraient, comme c'est déjà le cas pour certaines bibliothèques, des rapports contractuels particuliers avec les collectivités territoriales ou d'autres organismes. Dans la mesure où la négociation est au coeur de la plupart des accords qui sont susceptibles d'être passés par les bibliothèques universitaires, il est probable qu'une gestion par objectifs s'imposera davantage. Les utilisateurs des services inscrits dans les conventions insisteront sans doute pour contrôler les objectifs intéressant les usagers pour lesquels ils fournissent des moyens, de même que la DBMIST est susceptible d'associer aux ressources qu'elle attribue par la voie contractuelle un système d'information permettant de suivre la progression des objectifs pour lesquels ces ressources sont fournies.

Déléguer et déconcentrer

Deux autres conditions sont nécessaires au développement d'une gestion par objectifs. La première concerne la mise en oeuvre d'une structuration des sections de la bibliothèque et d'un mode d'animation compatible avec une gestion par objectifs. La démultiplication géographique des sections dans la plupart des bibliothèques universitaires est, en soi, un facteur susceptible d'inciter à une déconcentration des objectifs et à une certaine délégation des responsabilités et des moyens. Il semble toutefois qu'il sera plus facile de concentrer les responsabilités en termes d'objectifs entre les personnels, de façon à minimiser le nombre d'agents « porteurs » d'objectifs, trop nombreux dans les grandes bibliothèques, dotées d'effectifs relativement nombreux. Dans les petites, la relative polyvalence nécessaire pour assurer la continuité des fonctions de base au niveau des sections risque de devoir conduire à une certaine dissémination d'objectifs entre plusieurs agents (ce qui nécessite d'autant plus de « bons » processus d'animation de la part des chefs de section), et à l'attribution d'objectifs à des agents qui ne pourront s'y consacrer une partie de leur temps.

La deuxième condition est la mise en place d'un système d'information centré, voire calqué, sur les objectifs. A cet égard, si le tableau de bord expérimental mis en place par la DBMIST est propice à un raisonnement en termes d'objectifs et à des rapprochements systématiques entre les objectifs et les moyens, notamment financiers, il reste qu'il demande à être complété de deux façons, pour servir d'instrument au service d'une gestion par objectifs au niveau local: il faudra l'articuler ou le décomposer d'après la structuration des responsabilités au niveau local, chaque fois que cela apparaîtra indispensable pour permettre un autocontrôle des différents responsables et un contrôle précis des responsabilités au niveau supérieur de la bibliothèque; il faudra préciser à un niveau plus fin les objectifs qui seront délégués.

En conclusion, il apparaît que toute une série de dispositifs institutionnels, de procédures contractuelles, de systèmes d'information et de recherches de fond sur les différents acteurs concernés par les services des bibliothèques universitaires ont déjà largement ouvert la voie à une généralisation de la démarche de gestion par objectifs dans les bibliothèques universitaires, démarche suivie par certains précurseurs depuis quelque temps. Cependant, le développement de ce type de démarche ne peut, comme nous avons tenté de le montrer, qu'être le fait des responsables des bibliothèques eux-mêmes. Une gestion par objectifs, même si elle est encouragée par des instances extérieures, ne peut être imposée. Tant que les responsables chargés de l'animer ne sont pas pleinement convaincus de son intérêt ou de sa nécessité, la gestion par objectifs ne peut que rester artificielle.