L'esprit d'entreprise

Les bibliothèques de CE

François Dufour

Présentation des résultats d'une enquête sur les ressources des comités d'entreprise, leurs activités culturelles et leurs bibliothèques. Les crédits affectés à ces activités et services restent limités mais ils apparaissent maximisés du fait de la part du bénévolat dans le fonctionnement des CE : dans les bibliothèques les dépenses d'acquisition représentent 70 % du budget. Les deux-tiers de CE disposent de bibliothèques, qui ont, le plus souvent, été créées depuis les années 60 ; leurs superficies ne tiennent pas seulement à la richesse des CE mais au rapport de force avec la direction de l'établissement. Modes d'accès et composition des fonds sont des plus variés. L'audience de ces bibliothèques peut être évaluée à 20 % des effectifs de l'entreprise. Elles constituent une structure souple et ingénieuse permettant de s'adapter à des situations très diverses.

Presentation of the results of an inquiry about resources, cultural activities and libraries of the work's councils. The funds allocated to these activities and services are limited. But they seem to be maximised because of the voluntaries working in the work's councils : in their libraries, 70 % of the budget is devoted to acquisitions. Two-third of the work's councils have libraries ; most of them have been created in the years 60. Their size and surface do not depend on the wealth of the councils, but on the balance of powers with the authorities of the firm. The access means, as well as the collection are most varied. The public consists of the staff of the firm for 20 %. This type of library offers a flexible and clever structure which can face various situations.

Que sont les bibliothèques de CE ? Depuis plusieurs années déjà, les bibliothèques publiques s'intéressent à ce secteur quasi souterrain, en prise avec un « autre public », aux modes de fonctionnement similaires mais d'une logique différente. L'étude de F. Dufour confirme l'ampleur du décalage ; il ne s'agit pas de l'opposition, classique, entre secteur public et secteur privé; il s'agit plutôt d'une tout autre logique. Peut-on, à la lumière de tels enseignements, envisager l'institutionnalisation d'un secteur dont toute la dynamique repose sur son caractère subversif ?

Le livre et les travailleurs. Voilà un sujet qui ne manque pas de passionner ceux pour qui la lecture ne doit pas rester (ou devenir) une activité pour esthète professionnel. Comment accéder à l'entreprise, comment faire du livre un objet quotidien, comment faciliter la démarche vers les multiples formes de lecture ? Trop souvent ce débat s'effectue sans connaissance précise des réalités existant dans les entreprises, lieux privilégiés pour toucher un public parfois peu accoutumé à la lecture et à la fréquentation des bibliothèques publiques.

En ce sens l'IRES vient de combler une lacune importante dans l'inventaire des informations disponibles. A la demande du ministère de la Culture, la première enquête sur les activités culturelles des CE (comités d'entreprise) de plus de cinq cents salariés vient d'être réalisée : deux cents comités d'établissement de plus de cinq cents salariés ont ainsi été radiographiés. L'objectif premier de ce travail consistait à évaluer les masses financières en jeu et leur répartition. Pour ce faire, des enquêteurs se sont rendus dans chaque CE retenu pour l'échantillon représentatif, afin de rencontrer les responsables et de remplir avec eux un questionnaire substantiel 1.

Le CE, une curieuse entreprise

Les comités d'entreprise font partie du paysage économique et social français. Curieuse institution. Ils sont créés en 1946, alors que l'économie et le cadre des relations professionnelles sont à reconstruire. Avec la Sécurité sociale, ils font partie des projets formulés par le Conseil national de la Résistance qui vont voir le jour et s'assurer un développement durable. Un comité peut être créé dans une entreprise dès qu'elle atteint le seuil de cinquante salariés. Aujourd'hui, on en décompte plus de vingt mille, la plupart présents dans des unités économiques de petite taille. Ils concernent quelque cinq millions de salariés.

Il faut avoir un peu une vocation de touche-à-tout lorsque l'on siège dans ce type d'institution. A l'origine, les CE devaient s'occuper des « oeuvres sociales » des entreprises. Pour lutter contre le paternalisme, les législateurs d'après-guerre (du moins leur majorité) attribuent aux élus des salariés la responsabilité de gérer ainsi un certain nombre « d'avantages sociaux ». De plus, les élus ont la charge d'assurer une confrontation entre salariés et employeurs sur la marche de l'entreprise : il s'agit essentiellement d'un droit de regard sur les comptes, et d'un droit de consultation sur les changements techniques intervenant dans l'entreprise.

Au fil des ans, le CE se verra aussi chargé de la gestion des fonds consacrés au logement, consulté sur le plan de formation, investi de responsabilités en matière de conditions de travail et de sécurité. Pour assurer l'ensemble de ces tâches, les élus (de trois à une dizaine suivant la taille de l'établissement) disposent de ... 20 heures par mois. Autant dire qu'il s'agit d'une sorte de mission impossible, même si l'on tient pour rien les entraves mises par les directions au fonctionnement de nombre de CE. Car un CE est d'abord un lieu de conflit. Le ministère du Travail évalue à au moins 20 % le nombre d'entreprises qui n'accomplissent pas l'obligation d'en créer, lorsqu'elles atteignent le seuil de 50 salariés. Cette situation concerne aussi les établissements de grande taille.

Jusqu'à une date récente, la loi ne faisait aucune obligation à l'employeur d'attribuer des ressources au CE, si préalablement à sa constitution il n'existait pas « d'oeuvres patronales ». Le montant des dotations est donc un objet de négociation et de conflit. Les stratégies patronales divergent à son propos; les uns cherchant à réduire à toute force son activité; les autres acceptant bon gré mal gré de fidéliser leur personnel par l'attribution d'avantages sociaux gérés par le CE. Matériellement, l'employeur doit assurer au CE les « moyens de fonctionner », mais il a fallu que les lois Auroux interviennent pour qu'une fraction de la masse salariale (0,2 %) soit obligatoirement versée à cette fin 2. Pour certains CE, il s'agit pratiquement de la seule ressource, lorsqu'elle est versée. L'obligation de laisser un local disponible se traduit par des réalisations disparates. Certains d'entre eux sont bien logés dans l'entreprise - parfois à leurs frais; d'autres occupent des locaux dont on imagine mal la vétusté et l'étroitesse.

Les quelques élus du CE ont donc bien souvent des difficultés considérables à accomplir leur tâche. Dans une période où les entreprises débauchent, les fonctions économiques prennent une importance accrue, pour les élus comme pour les salariés. De plus, la diminution des effectifs réduit mécaniquement la masse financière perçue par les CE. Ces derniers ont surtout une image de « distributeurs de subsides », et même une réputation de richesse. L'enquête de l'IRES brise définitivement cet a priori. Les CE de plus de cinq cents salariés qui font l'objet de la recherche -quoiqu'étant les plus gros - ne bénéficient pas dans leur majorité de beaucoup plus de 1 000 F par an et par salarié. Comme la population concernée est généralement mariée et chargée de famille, la somme disponible par ayant droit est finalement faible. La multiplication des pré-retraités réduit encore la marge d'action.

En réalité, les CE se distinguent surtout par l'inégalité de leurs moyens. L'écart se chiffre mal. Certains ne disposent de pratiquement rien, alors que les mieux dotés peuvent avoir jusqu'à 8 000 F par salarié. Mais ils sont peu nombreux.

Culture : portion congrue, présence incongrue

Un CE n'est pas une maison de la Culture et des Loisirs installée dans une entreprise. Si l'on veut comprendre la façon dont sont prises en charge les activités socioculturelles dans ces institutions, il faut tenir compte de l'ensemble des responsabilités incombant aux élus, et des conditions matérielles dans lesquelles ils les exercent.

En fait, l'essentiel de ces moyens est consacré à des activités auxquelles les élus peuvent difficilement échapper. Les restaurants d'entreprise (18%), les mutuelles (7 %), les frais salariaux et généraux (17 %), les dotations aux associations et comités centraux (13 %), l'entraide et la formation (4 %) consomment plus de 58 % des ressources. Le reste sert à financer des activités touristiques (16 %), sportives (6,3 %), des festivités (10,2%), des aides aux vacances (7,7 %). Les propositions à caractère culturel bénéficient de seulement 1,8 % du total des ressources. Une approche à caractère strictement financier laisse donc apparaître une faible mobilisation des CE dans ce domaine. Mais cette vision doit être corrigée. En réalité, elle permet de souligner la spécificité de la prise en charge des questions culturelles par les CE.

D'abord une remarque de méthode : que comprend-on dans les activités culturelles des comités d'entreprise ? La question de savoir ce qu'est la culture et - plus particulièrement encore - ce qu'est la culture au travail n'est pas à la veille d'être tranchée. Pour nous, il est clair que si l'ensemble des activités d'un CE a des incidences culturelles, toutes ne sont pas prioritairement orientées vers cette fin. Nous avons donc retenu une définition restrictive des activités culturelles, dans lesquelles nous incluons la bibliothèque, la discothèque, la vidéothèque, les spectacles organisés en dehors des festivités « rituelles » (Noël, Fête des mères...) et la billetterie. Nous avons délibérement rangé dans la rubrique « tourisme » des voyages comportant des aspects culturels (visites de musées, de monuments divers...), et nous excluons de notre définition la formation que financent les CE à destination de leurs membres. On aurait pu privilégier un tout autre point de vue, mais la visée principale de l'enquête consistait à évaluer les dépenses des CE, par grands postes. Simplement, au moment d'interpréter les résultats, il ne faut pas se laisser abuser par les a priori méthodologiques.

Du point de vue financier, les activités culturelles entendues dans le sens défini ci-dessus sont réduites à la portion congrue. Mais il est instructif de changer d'optique. En fait, les deux tiers des CE organisent un prêt de livres, un pourcentage légèrement plus faible pratique de la billetterie et plus d'un quart entretiennent une discothèque. Si les vidéothèques sont encore marginales, en nombre et en type de prise en charge, elles pourraient connaître un développement dans les années à venir.

A s'en tenir à une définition restrictive de la culture, on voit que néanmoins une grande part des CE organisent plusieurs types d'offres culturelles. Comment se fait-il donc que les dotations financières ne soient pas plus écornées par ces propositions ?

Les francs culturels sont bien placés

Il n'y a pas de miracle. Il y a seulement un point aveugle : les CE ne comptabilisent pas le temps militant mis en oeuvre dans les activités culturelles pour qu'elles existent. Quelques exemples suffisent à expliquer la situation. Pour les bibliothèques, les CE fonctionnent la plupart du temps sur la base du bénévolat. Tel salarié - élu ou non - assure les permanences, entretient le stock, gère le fichier. Nulle part les heures qu'il passe à la bibliothèque ne sont décomptées. Résultat ? Dans la majorité des bibliothèques de CE, plus de 70 % des dépenses vont directement à l'achat de livres. Ce chiffre est voisin de 15 % dans la plupart des bibliothèques municipales qui doivent payer le personnel. Autre exemple, la billetterie. Pour inciter les salariés à fréquenter les spectacles, les CE peuvent jouer sur la force de vente qu'ils représentent et proposer des tarifs préférentiels, soit à la demande des salariés, soit sur sollicitation des organisateurs. Au niveau comptable, il s'agit fréquemment d'une opération blanche. Même si la vente de billets est assurée par la secrétaire administrative, son salaire apparaîtra dans le poste « frais généraux », pas dans le poste « culture ». Il en va de même pour les discothèques ou vidéothèques, et pour les spectacles organisés directement par le CE souvent grâce à des amateurs de l'entreprise.

A la différence des activités touristiques par exemple, qui supposent de faire appel à des professionnels extérieurs et à une logistique coûteuse, les propositions culturelles tiennent beaucoup du système D. Militantisme et bénévolat sont les piliers - non onéreux - d'une présence quotidienne de l'offre culturelle à l'intérieur de l'entreprise. A contrario, dans les CE les plus grands et les mieux dotés financièrement, on mesure le poids financier du passage à la constitution de bibliothèques ou de discothèques à caractère plus « professionnel », qui supposent l'embauche de personnel à temps plein ou partiel. Si 13 % de ceux qui ont une bibliothèque paient un personnel spécialisé pour en assurer le fonctionnement, ils dépensent à eux seuls, en frais de personnel, 22 % de plus que l'ensemble des CE pour leurs achats de livres. On mesure à cette allure l'économie réalisée par le truchement du bénévolat, et on justifie la nécessité de ne pas se tenir à une vision uniquement financière de la prise en charge des questions culturelles par les CE.

Ceci ne signifie pas qu'ils érigent en théorie le bénévolat. Mais nécessité fait loi. Les dotations étant en général faibles, ils ne disposent pas des moyens suffisants pour rémunérer des permanents et assurer une masse de propositions satisfaisantes au personnel. L'une des conclusions de l'enquête souligne que leur mode de fonctionnement fournit aux entreprises un service social à peu de frais. Contrairement à nombre d'allégations qui s'en prennent au prétendu coût pour l'entreprise des temps de délégation des élus, les chiffres indiquent clairement que les CE sont un moyen extrêmement économique pour les directions d'offrir des avantages sociaux à leur personnel. S'il existe quelques exceptions à cette règle, elles doivent bien être tenues pour des exceptions.

Les enjeux de la lecture

L'institution des comités d'entreprise approchait l'âge de quarante ans lors de la réalisation de l'enquête de l'IRES. Les résultats montrent indiscutablement que la loi a eu du mal à passer dans les faits. Si certains CE ont immédiatement vu le jour après la promulgation des textes, d'autres ont dû attendre plusieurs dizaines d'années - et singulièrement 1968 - pour apparaître. A leur création, les premiers CE doivent souvent reprendre, plus ou moins à leur corps défendant, des « oeuvres patronales », parmi lesquelles les bibliothèques sont rares. En fait, le mouvement de création des bibliothèques prend de l'ampleur à partir des années 60, sans pour autant que le nombre de comités dotés d'une bibliothèque ait jamais été marginal. On trouve là sans doute la trace d'une cause double : d'une part la volonté des élus de favoriser l'accès à la lecture, considérée comme l'élément culturel de base à mettre à disposition des salariés; d'autre part l'effet de la scolarisation plus poussée des salariés arrivant sur le marché du travail. Le mouvement de création des bibliothèques publiques date à peu près de la même période; ce n'est pas un hasard.

Les dates de création des bibliothèques portent la trace de la scolarisation accrue des salariés, mais aussi de leurs enfants. Dans nombre de cas la bibliothèque comporte un rayon enfants qui fait place aussi bien à la littérature de loisirs qu'à des ouvrages plus scolaires. Les « ayants droit » du CE ne sont pas les seuls salariés, comme nous le soulignions plus haut. Il arrive même que la bibliothèque, lorsqu'elle est suffisamment équipée, soit ouverte certains jours de la semaine pour des activités exclusivement réservées aux enfants : ceci suppose de la part du CE une forte mobilisation en personnel - bénévole ou non - et la possibilité d'assurer un accès libre au local de la bibliothèque, souvent situé alors en dehors de l'entreprise elle-même, parfois juste à sa porte.

La conquête spatiale

Parmi les deux cents CE de l'échantillon, 133 organisaient un prêt de livres en 1983, année de référence pour notre enquête. 125 disposaient d'une bibliothèque localisée dans l'établissement même; les huit autres cas concernent des CE qui se sont alliés à d'autres entreprises pour organiser une bibliothèque commune (4 cas), des CE qui bénéficient du passage régulier du bibliobus de la bibliothèque départementale (2 cas), ou des CE qui facilitent l'accès à des bibliothèques municipales ou associatives voisines (2 cas). On s'intéressera particulièrement ici à ceux qui prêtent leurs propres livres.

Dans la majorité des situations (58%), le CE peut offrir à la bibliothèque un lieu qui lui soit propre, ou commun à la discothèque, mais distinct des lieux utilisés à d'autres fins par le comité. Il reste néanmoins un nombre non négligeable d'exemples où la bibliothèque doit s'intégrer dans un cadre qu'elle partage avec une ou plusieurs activités cohabitantes ; il n'est pas rare de trouver des bibliothèques aménagées dans l'unique pièce disponible pour l'ensemble des tâches du comité : réunions, secrétariat, distribution de billets, etc. Lorsque la bibliothèque est seule à occuper un local, elle se loge dans une superficie atteignant en moyenne 60 m2. Lorsqu'elle cohabite avec la discothèque, la surface avoisine 75 m2. Il ne s'agit donc pas de bibliothèques imposantes, même dans ce type de situation.

La question de la superficie n'a pas qu'un caractère « technique ». Une entreprise ne considère pas facilement qu'elle doit consacrer une partie de ses locaux pour faciliter l'accès des salariés à la lecture. Il n'est donc pas étonnant que les bibliothèques les mieux installées soient souvent logées aux frais du CE dans des bâtiments qu'il a financés sur ses propres ressources, ou qu'il a négociés - moyennant contrepartie - avec la direction. Mais, en règle générale, la place de la bibliothèque doit être chèrement gagnée. Il faut donc considérer sans commettre de contresens le fait que certaines bibliothèques soient « mal traitées ». Les élus doivent faire preuve d'une forte volonté pour imposer la sauvegarde des quelques mètres carrés nécessaires aux rayonnages.

Dans près de la moitié des cas, le CE consacre une partie de ses propres locaux à l'installation des livres. Mais cette localisation peut être un handicap dans l'accès à la bibliothèque, surtout lorsque l'on imagine que certains établissements s'étendent sur plusieurs dizaines d'hectares. Les élus tentent donc de mettre les lieux de prêt dans des situations privilégiéés pour l'accès du personnel. On relève ainsi près de 30 % de bibliothèques qui sont installées sur un lieu de passage du personnel (entrée, axe de circulation principal) ou à proximité du restaurant. Seul un petit nombre (4 %) peut disposer à la fois d'une implantation fixe et du passage d'un bibliobus. Les antennes de bibliothèque sont rarissimes.

Concernant la localisation des bibliothèques, on doit aussi attirer l'attention du lecteur sur une caractéristique trop souvent ignorée des établissements concernés. Un comité d'établissement s'adresse à une population qui ne travaille pas nécessairement sous le même toit, ni suivant les mêmes horaires. En bref, on peut dire que si la plupart des établissements industriels rassemblent leurs salariés sur un lieu unique (le secteur du bâtiment-travaux-publics faisant exception), on y trouve fréquemment des groupes pratiquant des horaires très disparates : à la journée, en poste, ou en continu. La clientèle potentielle de la bibliothèque est donc éclatée dans le temps. Dans le cas du tertiaire, on a affaire au contraire à une population ayant des horaires plus unifiés, mais travaillant très souvent sur des sites très dispersés : ainsi un établissement bancaire départemental regroupe l'ensemble des succursales, guichets, antennes de cette banque dans le département, le siège ne réunissant pas nécessairement la majorité du personnel.

Il ne faut pas avoir d'illusion sur la notion de « proximité » de la bibliothèque installée dans l'établissement par rapport aux salariés. La réalité est beaucoup plus complexe que l'imagerie qui prétend la représenter. Lorsqu'elles existent, les bibliothèques de CE ne se contentent pas d'utiliser une quelconque situation a priori privilégiée à l'égard d'une sorte de « clientèle captive ». Elles doivent conquérir cette place, et cette « clientèle », qui ne compte pas parmi les plus spontanément tournées vers la lecture.

La face cachée des bibliothèques

De quoi sont constitués les fonds de ces bibliothèques ? Comment évoluent-ils ?

A la première question on peut fournir des réponses générales, en nombre approximatif de volumes. En moyenne, les bibliothèques comptent un peu plus de 4 500 ouvrages. Plus en détail on peut distinguer un tiers de stocks inférieurs à 2 000 ouvrages, un tiers compris entre 2 000 et 5 000, et un tiers supérieur à 5 000. Treize pour cent des bibliothèques dépassent le seuil des dix mille ouvrages. Il existe une corrélation certaine entre taille de l'établissement et taille de la bibliothèque, comme on pouvait s'y attendre. Mais il est difficile d'aller plus avant dans la connaissance de la composition des fonds. Les bibliothèques de CE marquent là aussi leur originalité. De même que tous les francs affectés à la culture sont « efficaces », c'est-à-dire qu'ils sont consacrés au coeur même de l'activité, de même la totalité du temps mis à disposition de la bibliothèque doit aller à l'essentiel. Autrement dit, les bibliothécaires ne consacrent que le minimum de temps à la gestion du fonds.

Il est donc impossible de dire quels types d'ouvrages remplissent les rayonnages. Dans beaucoup d'exemples (trois sur quatre), le nombre d'ouvrages disponibles relève d'une évaluation (ce qui ne signifie pas qu'elle soit hasardeuse - les enquêteurs y ont veillé). Les responsables se soucient peu d'établir des statistiques à ce sujet. Mais, de plus, les modes de classement des livres relèvent de logiques propres à chaque CE : histoire de la formation de la bibliothèque, choix spécifiques du bibliothécaire, problèmes d'espaces disponibles, etc. Il devient alors tout à fait impossible de tenter un rapprochement d'un mode de classement avec les autres. On peut seulement dire que les romans dominent en nombre, que les rayons pour enfants sont fréquents et assez bien garnis, que la littérature en langue étrangère est rare, et que des spécialités telles que le tourisme, le bricolage ou la vie pratique sont bien représentées. Dans certains cas, la bibliothèque du CE servira de bibliothèque technique pour l'entreprise.

L'évolution du fonds des bibliothèques n'est pas plus aisée à connaître. Une moitié des CE rencontrés ne peut qu'évaluer approximativement le nombre de livres achetés dans l'année de référence. Il est plus important d'assurer l'achat que son décompte. L'enquête estime à un peu plus de 260 ouvrages par CE le nombre moyen d'ouvrages achetés en 1983. Ce chiffre, quoiqu'évalué, correspond bien aux chiffres de dépenses de l'année, ceux-ci étant bien repérables. Même s'il faut user de prudence pour généraliser ce type de résultat, on peut estimer entre 350 000 et 400 000 volumes le nombre d'achats effectués par les CE de plus de 500 salariés. Il ne s'agit donc pas d'un marché marginal. Les décisions d'achat sont très fréquemment prises par le biais de commissions, plus ou moins formelles, qui organisent des consultations auprès des usagers. Les fournisseurs sont variés, la plupart d'entre eux étant des libraires spécialisés dans le travail avec les collectivités, ou tout simplement la librairie la plus proche. Les « clubs » et autres fournisseurs par abonnements ne sont que peu introduits dans des comités d'assez grande taille qui peuvent disposer, parmi le personnel, de volontaires suffisamment motivés pour proposer des choix et effectuer des démarches d'achat adoptées à la situation de l'entreprise.

Les abonnements à des revues ou journaux sont relativement peu fréquents, puisqu'ils concernent seulement environ 45 % des bibliothèques. Les revues syndicales sont présentes dans à peine 5 % des bibliothèques. Les abonnements concernent plus fréquemment des revues professionnelles, techniques ou diverses (sciences, histoire...).

Les clés du libre-accès

Hormis les cas exceptionnels de bibliothèques ouvertes en permanence, il n'existe pas deux systèmes d'accès identiques à la bibliothèque. La disposition géographique de l'établissement, les horaires pratiqués, les moyens financierc du CE, la demande des salariés, la localisation de la bibliothèque, les caractéristiques des personnels responsables sont autant de facteurs qui vont se combiner pour dessiner le profil du mode d'accès particulier à chaque établissement. Dans plus de la moitié des cas (56 %), la bibliothèque est ouverte une journée ou deux par semaine, suivant des horaires permettant au personnel de se rendre dans les locaux pendant les temps libres. Dans un quart des cas, la bibliothèque ouvre tous les jours, suivant aussi des horaires plus ou moins larges. Plus la gestion de la bibliothèque est confiée à des bénévoles, plus la durée d'accès est réduite, pour des raisons facilement compréhensibles. Aussi les CE s'ingénient-ils à faire assurer les permanences de bibliothèques par leurs salariés, dès lors qu'ils en disposent, et même si ces derniers ne sont pas spécialistes du livre. Tout vaut mieux qu'une bibliothèque fermée. Dans la pratique, les permanences sont tenues à égalité par des bénévoles (élus ou non) et par des salariés du CE (spécialistes ou non). Dans quelques cas peu fréquents, le CE opte carrément pour le libre-service « sauvage » (les utilisateurs se servent directement dans le fonds rangé dans une armoire toujours ouverte). En nombre d'heures d'ouverture par semaine on trouve ainsi environ 15 % de bibliothèques ouvertes de 15 à 40 heures hebdomadaires, 45 % de 4 à 15 heures, les autres se situant en dessous de ce seuil. Pour pallier la difficulté liée à l'éloignement des différents lieux de travail, la bibliothèque du CE utilise parfois le courrier interne à l'entreprise pour atteindre l'ensemble des salariés.

La gratuité ou la quasi-gratuité est assurée dans les bibliothèques de CE, même si une multiplicité de formules d'accès sont repérables, depuis la carte annuelle jusqu'à l'accès libre, et depuis la gratuité absolue jusqu'à l'adhésion forfaitaire annuelle. Les durées de prêt sont elles-mêmes très souples, 40 % seulement demandant des restitutions dans un délai inférieur à trois semaines. Les bénéficiaires de l'accès sont parfois les salariés seuls (33 %), ce qui s'explique souvent par l'interdiction à toute personne étrangère d'accéder à l'enceinte de l'entreprise, interdiction que peuvent parfois éviter les retraités (22 %). Il faut que des conditions particulières soient réunies pour que les familles puissent accéder à la bibliothèque (37 %). Les personnes extérieures ne sont admises que dans 8 % des bibliothèques.

Il est totalement impossible de dresser des statistiques précises sur la fréquentation des bibliothèques des CE. Une fois de plus, le manque de moyens en personnel explique l'absence de données de base. Les fiches d'entrée et de sortie de livres ne sont pas conservées, ni comptabilisées dans la plupart des cas. Les bibliothèques qui effectuent ce travail, mieux équipées que les autres, ne sont pas représentatives de la réalité d'ensemble. A fortiori est-il impossible de dire si l'accès au livre subit des distorsions suivant telle ou telle caractéristique de l'établissement ou de son personnel. Sur la foi des impressions des responsables, il semble que l'on puisse situer aux alentours de 20 % de l'effectif le nombre de lecteurs réguliers. Mais cette information doit être prise avec précaution. Les emprunteurs n'étant pas forcément des lecteurs, on ne peut pas inférer de conclusion de ce constat. Les caractéristiques sociologiques du lectorat sont elles-mêmes inconnues, les effectifs des entreprises étant souvent trop restreints pour que la velléité de tenue de compte ne prenne pas un caractère indiscret. Globalement, on peut cependant affirmer qu'en raison des caractéristiques professionnelles des salariés des grands établissements (une forte majorité d'ouvriers), on a affaire à un lectorat qui n'est pas le plus présent dans les autres institutions de prêt.

Par ailleurs, la localisation géographique des établissements interrogés donne une importance toute spéciale à la bibliothèque du CE. Contrairement à un a priori répandu, les plus grands établissements disposant d'un CE ne se situent pas majoritairement dans les plus grandes agglomérations. Un tiers d'entre eux sont installés dans des villes de moins de dix mille habitants (62 % disposent alors d'une bibliothèque), et 41,5 % dans des villes comptant de dix à cent mille habitants (64 % ayant une bibliothèque). Dans nombre de cas la bibliothèque du CE constitue donc l'une des rares chances d'accès au prêt du livre. Les établissements des villes les plus petites étant souvent des unités du secteur industriel, ils sont aussi parmi ceux qui comptent les plus grands effectifs (au-delà de mille). La bibliothèque, à laquelle les salariés ont accès pour leur famille, pourra donc toucher directement ou indirectement une fraction assez considérable de la population.

Ni tout à fait les mêmes, ni tout à fait autres

Les conditions qui président à la constitution, à la survie et au développement des bibliothèques de comités d'entreprise sont totalement originales. Toute tentative de comparaison, si elle n'est pas exclue, doit tenir un compte précis et rigoureux des particularités d'une telle institution. Certes, quelques bibliothèques ressemblent à s'y méprendre à celles que l'on trouve dans les villes ou les départements : taille, disponibilité, professionalisme, budget.

Mais dans le contexte des CE, elles sont l'exception. Sauf à faire preuve d'idéalisme, elles ne peuvent être des modèles. Les moyens actuels des CE ne permettent pas vraiment d'entretenir des institutions de prêt lourdes et coûteuses pour un public finalement trop restreint. Les bibliothèques de CE jouent un rôle spécifique. Il serait intéressant, mais ce n'était pas le but de l'étude de l'IRES, de savoir comment elles s'insèrent dans l'ensemble des bibliothèques accessibles au public. Il ne faut sans doute pas voir un défaut de fonctionnement dans le côté « amateur » de la gestion de ces bibliothèques. Il est de première importance que les salariés y rencontrent des responsables qui ne sont pas des spécialistes, mais des collègues de travail qui n'incarnent pas des normes culturelles plus ou moins extérieures aux leurs. Sans vouloir faire de la faiblesse des moyens des CE une vertu, loin de là, il faut considérer comme une chance extraordinaire pour la lecture publique que des milliers de bibliothèques existent ainsi en France, et ne pas chercher à les évaluer suivant les critères de rationalité qui n'ont rien à voir avec leur dynamique propre.

Il n'est en effet pas certain du tout que les bibliothèques de CE répondent à une demande « spontanée » des salariés concernés. La discussion avec les responsables permet de faire l'hypothèse que leur installation et leur permanence dépendent surtout de la volonté des élus et de leurs convictions militantes en faveur de la lecture. Dans un environnement économique qui ne favorise pas l'instauration d'espaces culturels de ce type, les bibliothèques apparaissent un peu comme des lieux de liberté et d'ouverture sur des univers qui ne sont pas ceux du quotidien de l'entreprise. Installer une bibliothèque dans un établissement revient, consciemment ou non, à créer un espace hétérogène en son sein. Pour un salarié, s'y rendre en cours de journée de travail offre la possibilité d'échapper momentanément à l'emprise du travail. Les entreprises ne sont pas en général bâties sur un modèle social très libéré, mais reposent au contraire sur des contraintes hiérarchiques, productives et psychologiques fortes, le crochet vers les livres au cours des déplacements - souvent très contrôlés - dans l'entreprise, prend une allure « d'entreprise buissonnière ». A la différence des bibliothèques municipales, qui ont pignon sur rue et dont le statut d'utilité est reconnu, les bibliothèques d'entreprise ont plus souvent l'allure d'îlots mal intégrés, et tolérés plus que promus par les directions.

Les élus sont conscients de la fragilité des modes de fonctionnement, et souvent ils déplorent de ne pas pouvoir faire mieux. Mais le développement souhaitable de ces activités ne peut pas se penser en dehors du cadre global dans lequel elles existent. Si les bibliothèques de CE ont peu de contacts avec les organismes voisins, c'est peut-être en raison de différences de nature profonde, plus que de manque d'intérêt. La bibliothèque dans l'entreprise n'est pas nécessairement fragile, mais l'équilibre sur lequel elle fonctionne est souvent délicat. Elle reste pourtant l'élément de base autour duquel s'articulent les autres propositions culturelles : il n'existe pratiquement pas de discothèque lorsque n'existe pas d'abord une bibliothèque; il en va de même pour la billetterie.

En faisant apparaître la faiblesse des moyens financiers consacrés aux bibliothèques, en constatant l'impossibilité de produire des chiffres concernant leur fréquentation et les caractéristiques sociologiques du lectorat, l'enquête de l'IRES pour le ministère de la Culture pourrait apparaître comme une mise en évidence de leur faible intérêt. Il en va tout autrement. En manifestant la mobilisation des élus et de bénévoles autour des bibliothèques, en soulignant la multiplicité des situations spécifiques induites par la variété des établissements concernés, les résultats soulignent au contraire que rien ne remplacera jamais l'ingéniosité et l'adaptabilité de structures taillées sur mesure pour s'intercaler dans les limites étroites qui leur sont consenties.

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Tableau 1 - Les comptes provisoires des bibliothèques de CE en 1983

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Tableau 2 - Présence d'un service de prêt dans les CE

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Tableau 3 - Prêt de livres et salaire moyen dans les établissements

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Tableau 4 - Taux d'achat en 1983 (Achats/livres possédés) et caractérisation de l'année

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Tableau 5 - Formation du personnel et type de permanence

  1. (retour)↑  L'IRES, Institut de recherches économiques et sociales, est géré conjointement par six organisations CFDT, CFTC, CGT, CGT-FO, FEN, représentatives des salariés. Le ministère de la Culture a pris l'initiative de cette étude, et y a intéressé les ministères de la Jeunesse et des sports et du Tourisme. Les résultats de l'enquête font l'objet d'un dossier de l'IRES intitulé Les CE: quarante ans après. Il s'agit de la première enquête systématique permettant de situer la réalité des CE, leurs moyens, leurs modes de fonctionnement, et leurs activités socio-culturelles. Il est disponible à l'IRES, 1, rue de la Faisanderie 75116 Paris - au prix de 112 F franco de port.
  2. (retour)↑  On ne dispose pas ici de la place nécessaire pour situer le cadre juridique et institutionnel dans lequel s'inscrit un CE. Le dossier de l'IRES cité plus haut permet de disposer des informations essentielles à ce sujet.