Reliure cartonnages d'éditeur en France au XIXe siècle (1815-1865)

par Nicole Le Pottier

Sophie Malavieille

Paris : Promodis, 1985. - 253 p.; 30 cm, ill.
Bibliographie.
ISBN 2-903181-39-5

« En ces dernières années, très heureusement, les intérêts des historiens du livre se sont élargis et ont progressivement annexé un XIXe siècle jusque là délaissé » 1. 1984-1985 restera-t-elle dans l'historiographie du livre l'année du XIXe siècle ? On serait tenté de le croire en observant l'aboutissement éditorial concomitant de plusieurs travaux de recherche qui apportent chacun son éclairage propre à une époque qui apparaît fondamentale dans l'histoire de la « chose imprimée », celle où l'ancien régime typographique s'achève et où l'imprimé devient objet d'industrie. A l'élargissement des publics et àJa diversification des pratiques de lecture, dont le versant populaire est au centre de l'ouvrage d'Anne-Marie Thiesse 2 et du colloque Lectures et lecteurs au XIXe siècle, organisé autour du centenaire de la Bibliothèque des amis de l'instruction du 3e arrondissement. répond l'industrialisation progressive des différentes phases de la fabrication du livre que l'étude de Sophie Malavieille sur les reliures d'éditeurs illustre de façon très précise. L'homme-clé de cette évolution décisive, c'est l'éditeur auquel l'Histoire de l'édition française dédie son volume III, « Le Temps des éditeurs ». Cette profession acquiert ici ses traits modernes, en se dégageant de plus en plus de l'atelier et de la boutique, un phénomène que Jean-Yves Mollier a décrit à travers l'exemple des frères Michel et Calmann Lévy 3.

Le siècle des éditeurs

Le cadre chronologique de la troisième époque de la longue histoire du travail d'édition a fait l'objet, semble-t-il, de plusieurs révisions; elle devait, dans le premier découpage proposé, nous mener de 1830 à nos jours 4 et s'articuler autour des attaques d'autres formes de communication, presse puis télévision, venues concurrencer le livre; puis on lui fixait un temps plus court (1830-1950) en annonçant un quatrième volume 5. Finalement le propos a encore été resserré : le troisième volume est consacré aux années 1850-1900, quand « l'activité d'éditeur trouve son plein apogée, une fois franchies les limites traditionnelles imposées par les techniques anciennes et avant que le livre ne subisse les rudes concurrences qui entameront son rôle dominant comme source d'enseignements, diffuseur d'informations, dispensateur de plaisirs » 6.

Nous sommes donc encore dans une courbe ascendante; au triomphe du livre succède celui de l'éditeur et le déclin n'est encore que pour demain, même si la période a vu nombre de faillites et s'achève dans la crainte de la surproduction. Ces remaniements témoignent sans aucun doute d'une historiographie en train de se constituer et qui se révèle plus riche qu'on ne pouvait l'espérer au début de cette entreprise.

En se focalisant sur soixante-dix ans, ce troisième tome se présente comme un point fixe sur un moment crucial : alors que les volumes précédents étaient divisés en plusieurs époques, celui-ci déroule, en 4 tableaux et dans un cadre temporel unique, une vaste fresque du monde de l'imprimé dans laquelle on retrouve cependant tous les ingrédients qui font la cohérence et l'originalité de cette Histoire de l'édition française. L'attention est portée sur tous les acteurs de la production, de la diffusion et de la consommation du livre, sur toutes les formes de l'imprimé et sur les différents modes d'utilisation que celles-ci sous-tendent ; il s'agit toujours de « croiser autour du processus d'édition les différentes approches sur l'histoire de l'imprimé » 7.

Productions de A à Z

La première partie est consacrée au phénomène sur lequel se fonde l'unité de la période, « L'envol de la production ». Elle propose une mesure de cette croissance 8 faite d'une succession d'accélérations brutales et de ralentissements (Frédéric Barbier, « Une production multipliée ») et elle développe quelques-uns des facteurs de cet essor : l'élargissement du public (Maurice Crubellier), la libéralisation, elle aussi faite d'avancées décisives et de reculs provisoires, du « Régime législatif » (Pierre Caselle), « L'industrialisation des techniques » et l'évolution des ateliers d'imprimerie (Frédéric Barbier) au sein desquels s'organisent ces « ouvriers pas tout à fait comme les autres », les travailleurs du livre, étudiés par Madeleine Rebérioux.

Le titre de la deuxième partie en décrit le contenu : « Auteurs et éditeurs, libraires et bibliothèques » sont tour à tour évoqués dans des contributions dues à Christophe Charle qui analyse dans « Le champ de la production littéraire » les marques de l'« industrialisation » de la littérature sur le monde des auteurs, à Odile et Henri-Jean Martin (« Le monde des éditeurs ») et à Valérie Tesnières (« L'édition universitaire »); du côté de la diffusion, Frédéric Barbier s'intéresse aux divers aspects du commerce du livre (« Libraires et colporteurs », « Les marchés de la librairie française »), tandis que les bibliothèques publiques et populaires sont abordées par Henri-Jean Martin dans un court article.

L'évolution des formes du livre au XIXe siècle est marquée par des innovations en matière de reproduction de l'image: le bois de bout, la lithographie puis la photographie offrent des possibilités nouvelles à l'illustration. Ouverte par une étude d'ensemble sur les nouveaux rapports entre texte et image, la troisième partie illustre le culte de l'image. Ségolène Le Men en étudie les effets dans le livre romantique. Hommage est rendu à la presse qui a joué un rôle prépondérant dans le développement de l'illustration dans l'imprimé (Jean Watelet, « La presse illustrée »). Une conclusion à ces développements sur les formes du livre est apportée par la contribution de Jean Viardot, « Les nouvelles bibliophilies », second épisode de sa tentative de fonder une histoire du goût en matière de livre rare.

Les publics

Avec l'article de Jean Viardot, nous sommes déjà passés du côté du public, des publics, dont l'ensemble du volume célèbre l'élargissement. « Des livres pour tous » clôt cette évocation par une série d'études qui s'attachent à décrire des secteurs particulièrement mis en relief par l'édition entre 1830 et 1900 : « Les best-sellers » (Martyn Lyons), « Le livre religieux » (Claude Savat), « Les revues littéraires » (Simon Jeune), « Le livre pour la jeunesse » (Jean Glénisson), « Une littérature pour les femmes » (Anne Sauvy), « Le roman populaire » (Anne-Marie Thiesse). L'ouvrage se referme, comme il s'était ouvert, par une contribution sur le public : « Les nouveaux lecteurs » (Jean Hébrard).

L'ancien et le nouveau

Les années 1830-1900 délimitent donc une de ces périodes privilégiées où s'opèrent des mutations profondes - ici ce qu'on a souvent appelé la « seconde révolution du livre » -, qui permettent à l'historien de saisir, à travers l'observation des dynamismes et des freins, l'ensemble des relations qui font une société; celles-ci n'apparaissent jamais mieux que lorsqu'elles subissent des transformations durables, comme c'est le cas, ou lorsqu'elles se grippent. Ce qu'on décrit ici, c'est d'abord le passage de l'ancien régime typographique, c'est-à-dire d'un ensemble de techniques qui n'avaient pas fondamentalement évolué depuis l'époque de Gutenberg, à une mécanisation qui atteint petit à petit toutes les phases de la fabrication du livre.

« industrialisation » est le maître-mot : industrialisation de la fabrication, bien sûr, mais aussi industrialisation de la production intellectuelle (nous devons à Sainte-Beuve l'expression vouée à un long avenir de « littérature industrielle »). Décrire une révolution technique ou culturelle revient souvent à la décomposer en multiples évolutions qui, se poussant les unes les autres, finissent par faire basculer l'ensemble : se refusant à isoler telle ou telle innovation, Frédéric Barbier, empruntant à Bertrand Gille la notion de « système technique », replace dans un processus de plus de cent ans les inventions marquantes (fabrication du papier en continu, mécanisation des presses, rotatives, machines à composer, etc.)

Mais des nuances sont à apporter à ce tableau moderniste : « Les imprimeries forment ainsi un ensemble hétérogène, des usines de plusieurs centaines d'ouvriers coexistent à côté de petits ateliers traditionnels, et au sein d'une entreprise suffisamment importante se rencontrent toujours les différents modes de travail » 9.

La coexistence de deux mondes, l'ancien et le nouveau, est un thème fréquent dans l'ouvrage : l'accession du livre à une consommation de masse accentue fortement, s'il ne la crée pas, une série d'oppositions, sur lesquelles nous vivons toujours, entre industrie et artisanat, entre lecture « lettrée » et lecture populaire, entre littérature d'avant-garde et littérature industrielle, entre consommateurs et collectionneurs de livres. On est frappé en effet à la lecture des différents chapitres par le nombre de phénomènes ou de discours familiers dont l'émergence se situe à cette époque. Le XIXe siècle se prête à des interrogations et à des débats qui sont encore pour une large part les nôtres. A travers l'examen des rapports entre texte et image, Michel Melot illustre avec beaucoup de force les effets de la production du livre en série : les années 1860 marquent l'échec des tentatives de l'époque romantique d'utiliser les possibilités offertes par les techniques nouvelles d'illustration pour promouvoir une édition de luxe pour le peuple. Un tout autre schéma prévaut : le fossé se creuse entre un marché de luxe fondé sur la rareté qui retourne à des fabrications volontairement artisanales et la production industrielle de livres à bon marché grâce aux techniques mécanisées.

La presse

Un autre thème plusieurs fois abordé est celui de la place de la presse dans le monde de l'imprimerie. Comme dans le tome précédent, il ne s'agit pas là de refaire une histoire de la presse qui existe par ailleurs, mais de montrer les interférences de celle-ci avec l'évolution générale de l'édition. Entre 1830 et 1900, les interactions avec la production de livres sont nombreuses : première bénéficiaire de l'augmentation du nombre des lecteurs, elle joue un rôle moteur dans l'évolution des techniques d'impression et de composition (presses rotative et monotype). Elle a une action non négligeable sur le roman en lui assurant un large débouché sous la forme du feuilleton. Entre livre et périodique la frontière est plus que jamais indécise : les publications d'ouvrages en livraisons mensuelles (les 28 volumes du Cours familiers de littérature de Lamartine par exemple) assurent le succès des romans populaires ou des récits de voyages.

Des livres pour tous

Les investissements considérables engagés par le renouvellement des techniques seraient inconcevables s'ils n'étaient portés par une augmentation notable de la consommation de livres. La question du public traverse tout le volume : son élargissement soutient tout l'édifice. Là encore les phénomènes observés pendant les sept décennies du Temps des éditeurs ne peuvent être isolés : les travaux de François Furet et de Jacques Ozouf 10 ont mis l'accent sur l'« ancienneté » du mouvement d'alphabétisation dont l'édition retire les fruits dans la seconde moitié du XIXe siècle. On ne peut plus adhérer à l'image complaisamment alimentée par la Troisième République de la France presque entièrement alphabétisée par Jules Ferry. Les chapitres consacrés au public populaire s'appuient sur ces travaux pour les aspects quantitatifs; sur le plan qualitatif, ils font une large place aux récits de vie (Martin Nadaud, Norbert Truquin, Suzanne Voilquin, etc.) et aux témoignages littéraires (Balzac. Daudet, Flaubert, Vallès). Dans sa tentative d'analyser la portée de « l'extension rapide du partage social des pratiques de l'écrit au XIXe siècle » 11, Jean Hébrard se heurte non à la pauvreté des sources (elles sont nombreuses pour cette époque), mais à la difficulté de dégager la lecture populaire des « représentations qu'on en construit plus ou moins explicitement » 11.

Quels livres ?

Comme tout phénomène touchant ces couches de la société, la diffusion des pratiques de lecture est restituée à travers le prisme évidemment déformant des sources institutionnelles (législations et règlementations, statistiques officielles), des discours désapprobateurs, méfiants, ironiques ou attendris issus de la classe dominante et des récits de vie des « gens du peuple », transfuges ou autodidactes dont il est difficile d'évaluer dans quelle mesure ils sont représentatifs de l'ensemble du groupe. A cette vue d'ensemble des nouveaux lecteurs qui s'efforce de soutirer à des sources bavardes des indications utiles sur les pratiques de lecture du peuple des campagnes et de celui des villes, sur la dialectique entre lecture individuelle et lecture collective, viennent s'ajouter les éléments apportés par des études qui croisent secteurs de l'édition et public visé, forme des livres et esquisse d'une sociologie des auteurs : les livres pour enfants et la littérature pour les femmes. Ces derniers articles apportent donc un fragment de réponse à la question « que lit-on ? » qui trouve des illustrations dans d'autres contributions. Celle de Christophe Charle, par le biais d'une étude sociologique des auteurs, dessine les contours d'une mutation importante à mettre à l'actif de cette période et de l'augmentation du public : l'essor du roman qui supplante les autres genres littéraires, théâtre et poésie, sur le plan de la production et du succès public, et, avec un décalage, acquiert une légitimité culturelle lorsqu'une école littéraire, le Naturalisme, fonde pour la première fois sur lui son esthétique.

Combien ?

La question du contenu des lectures est traitée sur le plan quantitatif par Martyn Lyons qui s'est essayé à chiffrer un phénomène nouveau : celui du best-seller. Il s'est essentiellement livré à des comptages à partir de la Bibliographie de la France et des déclarations des imprimeurs dans la série F18 des Archives nationales pour une période allant de 1815 à 1850. Si on ne peut qu'adhérer pleinement à la déclaration d'intention de départ, - dépasser une histoire de la culture littéraire qui serait faite « à partir des romans choisis par des critiques littéraires en fonction de critères purement esthétiques ou stylistiques » 12 -, on n'est pas totalement convaincu par les critères qui ont orienté le choix préalable des titres sur lesquels a porté le dénombrement. L'empirisme, clairement affirmé, de ce choix paraît laisser encore une grande place aux légitimations « lettrées » ou a posteriori; composé d'auteurs représentant le mouvement romantique, d'auteurs consacrés par la postérité et d'auteurs ajoutés sur la foi d'enquêtes plus tardives sur les lectures comme celle de la Société Franklin, n'amène-t-il pas ainsi un biaisement des résultats difficile à dépister et que l'ajout de quelques titres qui se sont imposés par la fréquence de leurs rééditions perçue lors des dépouillements, ne suffit pas à corriger ?

Le refus de la synthèse

« Plus encore que les précédents ce tome sera l'écho d'enquêtes point achevées, de travaux en cours, d'intérêts naissants 13 ».

Cet avertissement de l'introduction n'est pas inutile, car la tranquille solidité des volumes précédents, appuyée sur des travaux nombreux sans que soient exclues pour autant les contributions prospectives, ne se retrouve pas ici. Les partis féconds auparavant - le souci de préférer « les études de cas aux synthèses mal assurées » et de privilégier « les recherches ponctuelles et nouvelles » 14 et sa traduction « graphique », l'encadré - confinent ici quelquefois au procédé (de camouflage ?).

Ce sont paradoxalement les contributions traitant de la figure centrale du volume, l'éditeur, qui sont les moins convaincantes. Les éléments de synthèse sont à rechercher dans l'introduction générale où sont dégagés les principaux caractères conférant à l'éditeur du XIXe siècle la fonction prépondérante dans le monde du livre qui est restée la sienne de nos jours : il consacre son temps surtout à la recherche de manuscrits, aux relations avec les auteurs, il s'émancipe de la librairie en privilégiant son fonds propre, il spécialise progressivement son catalogue qu'il organise en collections. Odile et Henri-Jean Martin, pour dresser un panorama du monde des éditeurs, se sont heurtés au manque d'études; en dehors de quelques travaux récents, ceux de Frédéric Barbier sur Berger-Levrault ou de Nicolas Petit sur Hetzel notamment. ils ne disposaient que des livres de souvenirs d'éditeurs ou des « plaquettes du centenaire » de maisons d'éditions. Cela donne matière à une succession d'études de cas dont toutes ne sont pas aussi démonstratives de la nouvelle figure de l'éditeur annoncée dans l'introduction que celle qui concerne Louis Hachette. Le propos est émietté et cet article résiste vraiment bien à la tentation de la synthèse mal assurée. On se prend à penser d'autre part, que l'histoire du livre, comme d'autres secteurs de la recherche, est par trop cloisonnée en constatant que l'auteur de l'étude approfondie la plus récente sur la « naissance de l'édition moderne », Jean-Yves Mollier, n'est présent dans ce volume que par les notes 1 p. 210 et 92 p. 215. Le deuxième article, qui traite de l'édition universitaire, se garde encore plus farouchement de la généralisation : desservi par le fait que son sujet et « ses » éditeurs ont déjà été largement évoqués dans l'article précédent (un cas de redondance qui n'est pas isolé dans ce volume), il ne contient qu'une suite de « fiches » sur les différents éditeurs de ce secteur et sa lecture souffre d'un taux d'encadrés plus important que jamais.

Ces difficultés permettent de mesurer le vaste terrain qui s'offre aux investigations des historiens du livre, si toutefois les éditeurs veulent bien ouvrir plus largement leurs archives à une recherche à finalité non hagiographique - et l'attitude de la maison Calmann-Lévy vis-à-vis des travaux de Jean-Yves Mollier est encourageante à cet égard.

Par ses qualités autant que par ses défauts, ce troisième volume de l'Histoire de l'édition française est le meilleur encouragement qui puisse être à explorer plus avant ces années 1830-1900 qui, autant que le temps des éditeurs, ont été le temps des lecteurs.

L'éditeur et le relieur

En étudiant les reliures d'éditeurs entre 1815 et 1860, Sophie Malavieille apporte une magnifique illustration aux propos précédents. La généralisation d'une pratique jusqu'alors rare « qui consiste pour l'éditeur à faire relier pour la vente tout ou partie d'une édition » (auparavant le commanditaire le plus habituel des relieurs était le possesseur du livre), témoigne de la prise de pouvoir de l'éditeur sur le circuit du livre. Le souci de constituer un fonds propre, identifiable, passe par l'extériorisation de la marque de l'éditeur : la reliure accompagne l'organisation en collections qui se développe dans les catalogues des maisons d'édition au cours du XIXe siècle.

Le mouvement est saisi sur une période de cinquante ans pendant laquelle « l'objet de la reliure de série passe des petits almanachs précieux à la marée des grands livres de prix rouge et or » (p. 14). C'est aussi l'époque où « l'atelier devient usine » : l'industrialisation de ce maillon de la chaîne de fabrication du livre fait l'objet d'une partie importante de ce livre; on y voit comment les améliorations touchent les différentes étapes de la reliure, une machine venant progressivement remplacer les différents gestes du relieur.

On ne cherchera pas là des développements esthétiques ou thématiques ; l'auteur se débarasse de ces aspects en une phrase : ...« et le décor, si important en ce domaine, change souvent avec les goûts de l'époque » (p. 14). Le propos du livre est ailleurs : décrire les conditions économiques et techniques de cette « révolution » de la reliure.

De l'artisanat à l'industrie

L'évolution de la reliure d'éditeur d'un artisanat de série à une véritable industrie accompagne l'extension de la lecture et surtout de la possession de livres dans les classes moyennes. Des couvertures attirantes mais n'alourdissant pas trop le prix du volume entrent désormais dans l'arsenal des arguments pour gagner un public « peu fortuné mais non pauvre (...) qu'il fallait intéresser autant par la couverture que par la nature de l'ouvrage » (p. 35). Sophie Malavieille situe le véritable démarrage de la reliure industrielle dans les années 1840. Elle montre comment l'époque précédente, celle des petits almanachs puis des grands keepsakes, a ouvert la voie en généralisant des techniques qui ont fait diminuer le coût de la dorure : utilisation en série des plaques et perfectionnement des presses à dorer. C'est le temps des éditeurs-relieurs (peut-être devrait-on encore dire des relieurs-éditeurs) comme Janet, Marcilly ou Lefuel qui se spécialisent dans le livre de présent.

Sous l'impulsion des éditeurs qui souhaitent étendre leur marché, les ateliers se font usines, la reliure fait place au procédé plus simple de l'emboîtage, percalines et papiers gaufrés moins nobles mais aussi moins coûteux se substituent aux peaux, la mécanisation s'installe.

Reliure-paquet-cadeau

Les livres religieux et les livres pour enfants sont les premiers bénéficiaires de ces innovations. Distributions de prix, étrennes, communions et mariages, les occasions d'offrir des livres touchent des couches de plus en plus larges. L'école avec les manuels, l'Eglise avec les catéchismes et les divers ouvrages de piété procurent des débouchés renouvelés; des éditeurs, souvent implantés en province, fondent leur prospérité sur ce double marché; ils se font les principaux commanditaires de la reliure de série. Le développement de celle-ci entretient avec la diffusion du livre des rapports dialectiques : il est rendu rentable, et donc possible, par l'agrandissement du marché et l'importance des tirages, mouvement qu'il favorise lui-même; par l'abaissement des coûts de fabrication qu'il occasionne. Le même type de relations lie la reliure industrielle avec l'organisation des catalogues d'éditeurs en collection, marque maintes fois évoquée par le Temps des éditeurs de l'entrée de l'édition dans un nouvel âge : la possibilité de reproduire les mêmes décors en de multiples exemplaires sert l'identification des collections et en retour l'uniformisation des formats permet de rentabiliser les procédés de mécanisation de la reliure.

L'éditeur a l'initiative : il fait travailler des relieurs indépendants, des graveurs de plaques et des ateliers de lithographies, ou il monte sa propre usine. Sophie Malavieille a pu disposer des archives de la maison Martial Ardant frères, éditeurs de Limoges, qui lui fournissent matière à une étude de cas très intéressante. Elle a pu y observer très précisément comment cette maison d'édition assurait la couverture de ses livres, les « sous-traitants » auxquels elle recourait et son souci de contrôler de plus en plus étroitement cette phase de la fabrication en absorbant un atelier indépendant qui avait été un de ses principaux fournisseurs.

De la confection

Après cette étude des conditions économiques de l'essor de la reliure industrielle et du rôle de l'éditeur, la seconde partie traite des aspects techniques. Son organisation reflète la partition en deux des opérations sur laquelle est fondée la reliure industrielle : le volume et la couverture sont désormais préparés séparement pour être réunis par simple collage, c'est la technique de l'emboîtage qui, quelque temps après l'Angleterre, se généralise en France entre 1840 et 1870 pour la reliure des livres de consommation courante. L'auteur consacre une première partie à l'étude des machines qui ont permis d'accélérer la réalisation des différentes étapes qui entrent dans la préparation des volumes, en insistant sur l'apport décisif du massicot. puis évoque les améliorations permises par la presse à balancier pour gaufrer le papier et dorer les toiles. Le deuxième point abordé est celui de l'élaboration des couvertures : les papiers gaufrés et ornés de chromolithographies d'une part, les percalines dorées d'autre part.

La troisième partie s'intéresse au résultat final, « l'objet-livre » qu'il donne à voir : il se compose d'un « album des reliures d'éditeurs » qui propose 119 planches d'exemples significatifs des réalisations des principaux éditeurs ayant recouru à la reliure en série entre 1838 et 1860. Il est précédé d'un mode d'emploi à l'usage des collectionneurs ou des historiens du livre qui donne les clefs de la « lecture des reliures et des cartonnages » : comment identifier les signatures des responsables de la reliure, dessinateurs et graveurs des plaques, éditeurs, relieurs, lithographes.

Un terrain nouveau

Cet ouvrage s'intègre dans la politique de Promodis, (aussi éditeur du Bulletin du bibliophile ), qui publie dans le sillage de l'Histoire de l'édition française des études qui explorent des terrains souvent nouveaux de l'histoire du livre tout en répondant aux besoins en points de repères du public des collectionneurs. Le livre de Sophie Malavieille joue avec bonheur sur ces deux tableaux : son propos est appuyé par une iconographie abondante servie par la souplesse de la mise en page; l'image tire sa pleine valeur démonstrative du fait qu'elle est toujours placée en regard du texte qu'elle appuie. On se trouve là devant un parfait exemple des intérêts nouveaux suscités par le XIXe siècle. L'histoire du livre a depuis des années déjà renouvelé ses thèmes et ses interrogations en s'intéressant aux données économiques et sociales de la production et de la diffusion du livre et non plus seulement à sa forme, mais dans un premier temps elle est restée dans son cadre chronologique traditionnel, l'Ancien Régime. Maintenant elle explore une période plus récente et se heurte à des difficultés d'un type nouveau. Etudier les cartonnages et les reliures d'éditeurs supposait de lever un premier obstacle, celui de la défaillance des habituels fournisseurs de sources : la Bibliothèque nationale ne possède que très peu de ces cartonnages, les éditeurs ayant pour des raisons évidentes déposé des exemplaires brochés. Objets de série et de consommation courante, ils n'ont intéressé les collectionneurs qu'à une période récente; objets fragiles, ils ont moins bien traversé les ans que les livres sortis des mains des relieurs artisanaux. Néanmoins Sophie Malavieille a pu s'appuyer sur deux collections importantes, l'une privée et l'autre détenue par l'Institut national de la recherche pédagogique; son étude du rôle des éditeurs doit beaucoup aux archives de la maison Ardant. L'étude des conditions de l'industrialisation de la reliure, en décrivant la scission de cette profession en deux métiers qui suivront des chemins désormais inconciliables et en soulignant le rôle central de l'éditeur dans cette évolution radicale, apporte une confirmation à des thèmes mis en valeur par le Temps des éditeurs dans lequel ce travail aurait peut-être pu être mis à contribution plus largement qu'il ne l'a été.

Il donne ici matière à un beau livre qui, il faut le redire avec Jean Toulet. « dépasse le cadre précis de la reliure » [et] « relève aussi de l'histoire générale du livre et apporte, par un biais inattendu, sa contribution à l'histoire matérielle et culturelle des débuts de l'âge industriel 15 ».

Les Amis de l'Instruction

Le colloque « Lectures et lecteurs au XIXe siècle » s'est tenu à l'occasion du centenaire de l'installation de la bibliothèque des Amis de l'Instruction du IIIe arrondissement dans ses locaux de la rue de Turenne. Lieu de mémoire récemment consacré par l'historiographie 16, cette bibliothèque, restée dans ses murs, offre un vivant témoignage des aspirations, des limites et des ambiguïtés des institutions de lecture populaire au XIXe siècle.

L'évocation de l'histoire de la bibliothèque du IIIe arrondissement est le prétexte à un tour d'horizon des travaux sur la culture populaire à cette époque : le cadre institutionnel de la lecture, la représentation culturelle, les influences qui ont mené à la création de la Société des Amis de l'Instruction, puis les lecteurs de la bibliothèque, sont tour à tour examinés.

L'Histoire de l'édition française avait « délégué » Roger Chartier, Jean Hébrard et Jean Glénisson, et les Lieux de mémoire Mona Ozouf et Pascale Marie; leurs contributions sont la reprise très résumée des travaux publiés dans ces ouvrages auxquels on se reportera plus utilement. De même, les quelques pages consacrées par Noë Richter à « l'institution de lecture du peuple » n'apporteront pas d'éléments nouveaux aux familiers de ses études sur les origines de la lecture publique.

Les origines et l'histoire de cette bibliothèque servie par des archives exceptionnellement riches pour un type d'institution sur lequel on n'a conservé en général que les sources policières, fournissent matière à une étude de cas intéressante. L'étude de lan Frazer sur le fondateur Jean-Baptiste Girard, ouvrier lithographe, décrit les milieux dans lesquels sont nées de telles entreprises : l'élite ouvrière parisienne, qui après 1848 trouvera dans des associations ouvrières et la coopération le remède aux misères sociales et dans l'instruction une arme pour améliorer la condition du peuple.

L'étude par Odile Vacher des fondateurs et des premiers inscrits montre la difficile cohabitation de groupes animés par des motivations différentes, cohabitation toujours susceptible de se transformer en antagonismes : les ouvriers et les artisans, soucieux de s'instruire et de se donner des armes, les membres de la bourgeoisie républicaine d'apporter leur aide à l'instruction du peuple, des représentants de l'ordre impérial accordant à l'instruction des masses une vertu de moralisation et un rôle d'encadrement. Les premiers temps de la bibliothèque seront marqués par la lutte des deux premiers groupes pour échapper au régime de liberté (très) surveillée de la lecture populaire souhaité par le troisième.

L'examen du contenu des catalogues successifs de la bibliothèque permet de montrer les limites de l'entreprise. Le souci des fondateurs de promouvoir l'instruction par la lecture, en privilégiant ce que nous appellerions les « documentaires » cède peu à peu devant la réalité des demandes; de catalogue en catalogue, le poids de la littérature augmente et le programme pédagogique qui avait prévalu lors de la création s'estompe, la bibliothèque évolue dans le sens de la distraction.

  1. (retour)↑  Histoire de l'édition française, 3 : Le temps des éditeurs, Paris, Promodis, 1985. Introduction, p. 8.
  2. (retour)↑  Anne-Marie THIESSE, Le Roman du quotidien, lecteurs et lectures populaires à la Belle Epoque, Paris. Le Chemin vert, 1984. Cf. le compte-rendu de ce livre par Martine Poulain dans le Bull. Bibl. France., 1986, n° 2. p. 184-185.
  3. (retour)↑  Jean-Yves MOLLIER, Michel et Calmann Lévy ou la Naissance de l'édition moderne : 1836-1891, Paris, Calmann-Lévy, 1984.
  4. (retour)↑  Cf. Histoire de l'édition française, 1 : Le livre conquérant, p. 11.
  5. (retour)↑  « Le volume III partira des grandes transformations technologiques et s'arrêtera avant le développement de nouvelles formes, le livre de poche, le club de livre ». « Le livre des livres : entretien avec les auteurs » [Roger CHARTIER], Bull. Bibl. France. 1984, n° 4, p. 314.
  6. (retour)↑  Histoire de l'édition française, 3. Le Temps des éditeurs, p. 10.
  7. (retour)↑  « Le Livre des livres : entretien avec les auteurs », Bull. Bibl. France, 1984, n° 4, p. 314.
  8. (retour)↑  2 000 titres publiés en 1780. 6 000 titres en 1828 et 15000 titres en 1889.
  9. (retour)↑  Frédéric BARBIER. « L'industrialisation des techniques », Le Temps des éditeurs, p. 66.
  10. (retour)↑  Publiés dans : François FURET, Jacques OZOUF, Lire et écrire : l'alphabétisation des français de Calvin à Jules Ferry, Paris, Minuit, 1977, 2 vol.
  11. (retour)↑  Jean HEBRARD, « Les nouveaux lecteurs », Le Temps des éditeurs, p. 471.
  12. (retour)↑  Jean HEBRARD, « Les nouveaux lecteurs », Le Temps des éditeurs, p. 471.
  13. (retour)↑  2. Martyn LYONS, « Les Best-sellers », Le Temps des éditeurs, p. 369.
  14. (retour)↑  Le Temps des éditeurs, p. 9.
  15. (retour)↑  Histoire de l'édition française, 1. « Le Livre conquérant », p. 12.
  16. (retour)↑  Jean TOULET, Préface, Sophie MALAVIE ILLE, Reliures et cartonnages d'éditeurs, p. 13.
  17. (retour)↑  Pascale MARIE, « La bibliothèque des Amis de l'Instruction du IIIe arrondissement », Les Lieux de mémoire, 1 : « La République » sous la direction de Pierre NORA, Paris, Gallimard, 1984., p. 323-352.