IATUL 1986

heurs et malheurs de la pêche à la ligne

Martine Darrobers

La formation de l'utilisateur : un des articles de foi les moins contestés du Credo des bibliothèques d'études, article étayé et consolidé par l'introduction des systèmes d'information en ligne 1 et qui a trouvé la plus vénérable des justifications dans un vieux proverbe chinois cité avec à propos par N. Fjällbrant :

Si vous donnez un poisson à un homme,

Il aura fait un repas.

Si vous lui apprenez comment pêcher,

Il sera nourri pour la vie.

Munis d'un tel fondement philosophique, séminaires, sessions et stages vont bon train depuis quelques années sans parler des colloques et des journées d'études. Celles qui ont eu lieu à la Bibliothèque de l'université de technologie de Compiègne du 7 au 11 juillet dernier s'inscrivaient dans une longue lignée puisque c'est la troisième fois que l'IATUL (Association internationale des bibliothèques d'universités polytechniques) programme ce thème de la formation des utilisateurs à l'ère de la recherche en ligne. Un thème des plus fructueux comme l'ont montré la densité et la richesse de ces journées d'études 2 mais, aussi, une matière à controverses et à redéfinitions douloureuses. L'assistance, à dominante franco-suédoise 3, a rapidement malmené les articles de foi et, tout au long de ces journées, le concept de la formation des utilisateurs a subi un traitement à base de douches écossaises et d'électrochocs.

L'eau tiède pour commencer, avec quelques interventions du type 3S, détaillant longuement les actions entreprises en la matière (séminaires, stages et sessions), actions plus ou moins obligatoires, plus ou moins facultatives, plus ou moins payantes (dans les deux sens du terme), avec en guise de dessert, une grosse tranche d'idéologie qui, pour être implicite, n'en est pas moins savoureuse : les services d'information en ligne modifient l'image de la bibliothèque; la formation des usagers est de ce fait un excellent canal publicitaire pour leur vendre les systèmes en ligne et, accessoirement, la bibliothèque. Complément idéologique indispensable, l'utilisateur final auquel s'adressent toutes ces formations - cet insaisissable utilisateur qui se révèle un véritable Protée : tantôt croquemitaine pour alimenter les fantasmes collectifs de professions qui seront un jour démunies de toute justification lorsqu'il arrivera à manier le terminal avec plus de virtuosité que le médiateur-formateur; tantôt ogre boulimique engloutissant avec une insatiable voracité les formations mitonnées à son intention; tantôt Mozart télématique composant des chefs-d'oeuvre à peine les mains posées sur le clavier... Soyons justes : le propos est quelque peu caricaturé et seuls les chercheurs-ingénieurs, qui forment la quintessence de l'utilisateur final, se voient parés des dons du divin Mozart. Il n'en reste pas moins que la formation des utilisateurs à la manipulation du clavier, désormais le fer de lance de toute stratégie de relations publiques, est communément tenue pour être le coup de baguette magique qui transforme la bibliothèque poussiéreuse en haut lieu de modernité. Or, ce n'est pas parce que la présence d'un terminal est appréciée de façon positive qu'on peut en inférer un satisfecit général des services d'information en ligne; encore moins peut-on inférer la ruée des utilisateurs vers le terminal lorsque celui-ci ne sert qu'à obtenir des références bibliographiques... Plusieurs intervenants l'ont bien dit, qui se sont essayé à mettre un peu d'ordre dans ce magma et ont replacé la formation de l'utilisateur dans une perspective d'ensemble, distinguant les différents types d'utilisateurs et d'usages.

Les effets de l'IFP

Au premier rang de ces analyses figure la communication présentée par M. Moureau, A. Girard et A. Buffeteau, faisant le bilan de douze ans d'interrogation en ligne à l'Institut français du pétrole. Premier constat, la recherche documentaire a fortement progressé (le nombre d'heures d'interrogation a été multiplié par quatre) mais le service en ligne n'a trouvé son régime de croisière qu'à partir des années 80, lorsqu'ont été systématiquement organisées des séances d'information-formation aux banques de données à l'intention du personnel en place et des nouveaux recrutés et que le service de recherche bibliographique a recruté une spécialiste; l'intégration du service en ligne dans les habitudes documentaires se manifeste par le parallélisme des courbes représentant le nombre d'heures d'interrogation et les effectifs de l'IFP. (A noter que cette intégration des services en ligne semble correspondre à une certaine désaffection des produits papier qui, au départ, représentaient « la voie royale » de l'initiation bibliographique et de la recherche documentaire). En somme, un bilan très largement positif pour toute l'action menée par le CDAI (Centre de documentation et d'analyse de l'information), mais un bilan qui se veut nuancé : intégration du service est loin de signifier utilisation optimale puisque 56 % des heures d'interrogation se concentrent sur seulement 5 fichiers, les quelque 44 % restant se répartissant sur plusieurs centaines de bases...

Les utilisateurs se différencient en une typologie maison fondée sur le contexte d'utilisation - utilisateurs intermédiaires appartenant au CDAI (experts et novices) ou à d'autres services de l'IFP (Economie, Evaluation, Brevets) et utilisateurs finals : au premier chef ingénieurs et chercheurs, ensuite gestionnaires et linguistes du CDAI. Pour chacune de ces différentes strates le problème de la formation a été abordé et traité de façon spécifique, et plusieurs cas de figure ont été appliqués, de l'établissement de fiches modes d'emploi pour des recherches types au stage chez un serveur, stage suivi d'une période d'auto-apprentissage avec assistance technique. L'utilisateur final interroge mais, le plus souvent, il agit par procuration : le formateur originel (documentaliste ou serveur) est souvent relayé par un spécialiste, auto-recruté, qui prend en charge les besoins d'information de ses collègues et devient à son tour un intermédiaire car, « effectuant des performances supérieures à celles de ses collègues, il finit tôt ou tard par hériter de leurs questions ». Belle démonstration de l'effet Matthieu décrit par les intervenantes, effet en vertu duquel « on donnera à celui qui a, et il sera dans l'abondance, mais à celui qui n'a pas, on ôtera même ce qu'il a ».

Les Fangio des systèmes

La parabole de l'Evangile rejoint les logiques de l'économie et de la gestion qui favorisent l'émergence de nouveaux spécialistes, l'expert en interrogation de banques de données en ligne, capable de jongler avec fichiers d'attente et recherches croisées et fournissant le meilleur service au moindre coût. Que cet expert soit un documentaliste recyclé ou un chercheur reconverti n'est qu'une donnée secondaire et, en attendant les systèmes experts destinés à guider l'utilisateur final dans ses recherches, pourquoi devrait-on se passer des experts de systèmes ? « Tous les services de recherches bibliographiques devraient devenir des services d'experts en information sur lesquels les chercheurs pourraient compter (...) Si les décideurs, les chercheurs considèrent les prestations des intermédiaires comme un préalable indispensable à toute poursuite de sujet ou tout dépôt de brevets, alors ceux-ci ont bien rempli leur rôle et assument leurs responsabilités ». Conclusion sans ambiguïté sur le rôle dévolu à l'intermédiaire (humain en attendant que les machines prennent le relais) et sur l'ampleur à donner à la formation de l'utilisateur: autant celle-ci apparaît nécessaire et justifiée lorsqu'il s'agit de manier des banques non-bibliographiques très spécialisées (banques de données structurales ou spectrographiques), autant il suffirait d'une formation incitative et relativement légère lorsqu'il s'agit d'initiation aux services bibliographiques.

Des propositions classiques en définitive, mais qui témoignent d'un réalisme certain, également professé par d'autres participants : « La documentation, on le sait bien n'a jamais enthousiasmé les foules et plus particulièrement les scientifiques et ingénieurs français » remarquait J. Michel de l'Ecole nationale des Ponts et chaussées. Ce constat est repris et affirmé avec force par M.F. Blanquet, analysant l'impact des initiations à la recherche en ligne auprès de publics étudiants extrêmement variés (relations publiques, électronique et documentalistes). Là encore l'efficacité publicitaire de la formation rencontre vite ses limites et l'affichage de références à l'écran ne provoque pas le renversement d'attitudes escompté. Sans aucun doute un terminal a un succès de curiosité mais l'étudiant claquera le terminal au nez du documentaliste sitôt qu'il aura vu s'afficher des réponses non pertinentes à la question posée et continuera à cultiver l'image du documentaliste poussiéreux 4... Un autre handicap intrinsèque, dévalorisant l'image du service en ligne, est à surmonter : « l'utilisateur non formé a toujours beaucoup de mal à accepter une référence secondaire qui ne lui donne pas un accès immédiat au document original. Cette non-acceptation est aggravée par l'utilisation d'une technologie moderne. « A quoi sert-il d'utiliser des moyens télématiques formidables, révolutionnant les problèmes de temps et de distance, si c'est pour obtenir la même chose qu'avant ? » demandent les étudiants ». Constat d'échec ? Plutôt une analyse de la portée exacte du service et de son impact. L'utilisateur nouvellement formé se retrouve « dans le même état qu'au sortir d'une auto-école. Il sait conduire et il ne sait pas conduire ». Or, le plus souvent, cet utilisateur n'a guère l'occasion de prendre le volant et devra recourir aux moniteurs-médiateurs s'il veut à nouveau piloter une « bécane »...

Le parallélisme des formations à la conduite et à l'interrogation ne s'arrête pas là - car c'est bien un savoir-faire pratique qui est inculqué dans les deux cas. Certes ce choix pédagogique trouve mille justifications dont, au premier chef, son attractivité et l'attente même de l'utilisateur, mais il « l'enferme » dans le piège du clavier dont on tire des sons dès le premier abord alors que restent méconnus le solfège et l'harmonie, en l'occurrence les sources d'information et la structure des banques de données bibliographiques, sans lesquelles il ne saura jamais vraiment dominer son instrument. Le problème pédagogique n'est pas nouveau et a été posé depuis les premiers pas de la formation des utilisateurs qu'il reste à convaincre de l'utilité du travail bibliographique 5 avant de les lâcher sur le terminal. Comment briser ce cercle ? En formant plus, en formant mieux, suggère A.M. Blanquet; en intégrant la formation aux sources d'information dans les différentes filières scientifiques, en visant le long terme... En attendant, le médiateur qui se voit investi de responsabilités accrues devra être impérativement formé à l'ensemble des facettes du concept de l'information.

Culture en ligne

La contestation source d'énergie : la formation des utilisateurs, remise en cause dans son acception traditionnelle, est sortie revigorée de ces journées d'étude car le consensus sur sa nécessité reste plus fort que jamais. L'interrogation en ligne fait désormais partie du paysage et reste le point de passage obligé de toute action en direction des utilisateurs. Ce sont simplement les contenus et les finalités de la formation qui ont été remis en cause, mais ce débat sur la formation, comme l'a souligné H. Le Crosnier (Bibliothèque universitaire de Caen) est entaché d'une contradiction fondamentale puisque ce sont des intermédiaires, à Compiègne, qui occupaient une place dominante, sinon exclusive, et qui imposaient leurs discours. La formation des utilisateurs à l'ère de la recherche en ligne apparaît fondamentalement décalée : alors que les systèmes d'information grand public (vidéotex) sont en plein essor, ce sont les aspects techniques, les stratégies d'interrogation, qui constituent l'ossature des actions de formation. Les banques de données biliographiques semblent, pour le moment, enfermées dans un double ghetto, ghetto « socioculturel » et ghetto technique dû aux difficultés posées par leur accès. Or ce second ghetto risque de durer car ce n'est pas sur ce secteur que les producteurs concentrent leurs efforts pour faciliter l'accès du public. D'ores et déjà l'industrie de l'information multiplie logiciels d'interrogation et d'assistance conviviaux, mais ces instruments sont le plus souvent adaptés aux banques « sources » qui, de toute évidence, apparaissent le segment le plus porteur appelé à connaître un développement exponentiel. Ces banques « sources » (juridiques, financières, économiques) qui visent la clientèle des hommes d'affaires et des entreprises vont, à brève échéance envahir le marché; à condition toutefois, précise M. Shields (Leeds Polytechnic), que les serveurs acceptent d'adapter réellement leur production aux besoins de cette clientèle et diffusent une information « sur mesure » prête à consulter et à consommer directement. Même dans cette hypothèse, l'intermédiaire aura toujours un rôle à jouer, qu'il s'érige en fournisseur d'information générale ou sous-traite les besoins d'information des petites entreprises...

Le match utilisateur final-intermédiaire n'aura pas lieu, est-il permis de penser - en tout cas pas pour les enjeux et sous la forme que certains avaient pu imaginer. Dès à présent s'esquissent des territoires respectifs de compétence et la formation des utilisateurs s'inscrit dans de nouvelles perspectives; J. Michel a proposé quelques pistes de réflexion sur le rôle pédagogique de la recherche en ligne telle qu'elle est enseignée au Centre pédagogique de documentation et de communication de l'Ecole nationale des Ponts et chaussées. Cet enseignement remonte déjà à une dizaine d'années mais l'objectif, explicitement affirmé, n'est pas de faire des futurs ingénieurs de « parfaits petits documentélématistes » ni même, à la limite, d'améliorer les pratiques documentaires classiques. La recherche en ligne est conçue comme « prétexte et pré-texte » : prétexte dans la mesure où le choc avec l'outil télématique donne au futur ingénieur l'occasion de prendre conscience et de réfléchir à ses pratiques de travail et d'information. La dimension donnée au « pré-texte » apparaît plus fondamentale; la recherche en ligne constitue en elle-même l'étude de cas typique pour l'application de la démarche « problem solving », démarche qui est (ou devrait être) le propre de l'ingénieur. Quel est le problème à résoudre ? De quelle information a-t-on besoin ? Qui connaît quoi sur le sujet ? Quelles stratégies mettre en oeuvre pour résoudre le problème ? Quelle valeur auront les réponses obtenues ? La manipulation du terminal permet ainsi de déboucher sur tout un ensemble de méthodologies d'action intégrant les démarches « analyse de système » et « analyse de la valeur »; la recherche en ligne, du fait de ses potentialités pédagogiques, devient le meilleur mode d'introduction à la gestion et à la rationalisation.

Nous voilà très loin des finalités de la recherche documentaire traditionnelle et en plein marché de l'information, un marché dont il faut assumer toutes les logiques, celle du prix lié au service rendu mais aussi celles de l'organisation et du management. Dans cette optique, la priorité est de choisir ses objectifs : ne pas prendre la proie pour l'ombre et s'assurer la maîtrise du produit final et non du terminal. On le savait depuis longtemps, bien sûr, mais peut-être, submergé sous les multitudes de logiciels, de langages et de matériels, avait-on eu tendance à oublier cette vérité première et à privilégier le savoir-faire et la technique aux dépens de la culture. C'est cette dimension culturelle qu'il faudra réintégrer dans la formation de l'utilisateur final plaide H. Le Crosnier, formation universitaire de base et formation permanente. Une telle acculturation donnera libre jeu à l'intermédiaire pour déployer toute sa compétence technique - langage d'indexation, aide à l'utilisateur et traitement de l'imagerie scientifique, elle aussi promise à un brillant avenir. En somme, un partage des tâches placé sous le signe de la collaboration et où chacun des deux partenaires restera aussi indispensable qu'il l'est maintenant : un schéma finalement assez proche de la situation actuelle. Ce n'est pas une raison pour se croiser les doigts et attendre béatement des lendemains qui chantent, car le déplacement des enjeux et des compétences n'ira pas sans frottements et, comme l'explique un proverbe chinois récemment exhumé, la formation des diététiciens est encore plus délicate que celle des pêcheurs à la ligne !

  1. (retour)↑  Blaise CRONIN, « Des formations de l'utilisateur », Bull. Bibl. France, t. 30, n° 2, 1985, p. 138-143.
  2. (retour)↑  Les textes des communications présentées seront publiés dans la série des IATUL conference proceedings.
  3. (retour)↑  Cf. l'annonce des journées IATUL, Bull. Bibl. France, t. 30, n° 6, 1985, p. 538.
  4. (retour)↑  A l'exception évidemment des futurs documentalistes qui sont juge et partie en la matière.
  5. (retour)↑  Problème dont la formulation la plus pertinente a été donnée par P. BOURDIEU et J.-C. PASSERON dans Les Héritiers, Ed. de Minuit, 1964. « Si la condition étudiante ne peut tenir son sérieux que de l'avenir professionnel auquel elle prépare, ou mieux, de la prise au sérieux de cette préparation, et s'il est vrai que pour des raisons différentes et par des moyens très divers, les étudiants (...) se dissimulent généralement la vérité objective de leur condition, on comprend qu'ils soient rarement portés à organiser rationnellement leur pratique par référence aux tâches professionnelles qu'ils auront à accomplir et que, entretenant avec leur travail un rapport souvent mystifié, ils n'accordent que peu d'intérêt et peu de prix à l'acquisition des techniques, voire des recettes, qui leur permettraient d'organiser méthodiquement leur apprentissage en vue d'une fin rationnelle, posée de façon explicite et univoque (...) Là encore professeurs et étudiants communient dans l'échange d'images prestigieuses : le professeur qui voudrait enseigner les techniques matérielles du travail intellectuel, la manière de faire une fiche ou de constituer une bibliographie par exemple, abdiquerait son autorité de « maître » pour apparaître aux yeux des étudiants atteints dans leur image d'eux-mêmes comme un maître d'école égaré dans l'enseignement supérieur. Tout étudiant contient un Péguy, celui qui appelait Mauss « boîtes à fiches ».