Normes en question

Martine Darrobers

Les Standards for public libraries édictées depuis plusieurs décennies ont longtemps constitué le modèle à suivre pour les bibliothécaires de tous les pays. Quantitatives, elles chiffrent les principaux moyens de la bibliothèque (collections, personnel, acquisitions, locaux, etc.) calculés, généralement, en fonction de la population à desservir. On sait depuis tout aussi longtemps que ces normes ne doivent pas être appliquées de façon mécanique et doivent être adaptées aux réalités locales et aux objectifs du service.

Idéal-bibliothèque

Mais si un des principaux objectifs du service consiste en la diffusion et le prêt d'ouvrages, n'est-il pas possible d'analyser et d'affiner la relation entre la taille du fonds et le prêt ? En d'autres termes existe-t-il un « stock optimal » ? L'interrogation remet en cause le postulat communément admis selon lequel une collection de masse assure un meilleur service qu'une petite, encore qu'il soit également admis qu'un petit établissement enregistre un taux de rotation plus élevé qu'un grand. De ce fait, elle conteste également la pertinence de la relation linéaire nombre d'habitants/nombre de livres généralement proposée par les normes (2 livres par habitant en moyenne). On voit toute l'importance de l'enjeu pour les programmateurs et les décideurs. Or c'est en ces termes que Mary Jo Detweiler, sous le titre « The « best size » public library » 1, présente les principales conclusions d'une étude sur le réseau des bibliothèques publiques de Washington, soit 101 points de desserte étudiés en fonction de l'importance de leurs collections et du volume des prêts. Qu'observe-t-on ? L'existence d'une corrélation positive entre le fonds et le prêt jusqu'à 100 000-125 000 volumes; au-delà de ce seuil la relation entre ces deux variables est beaucoup moins nette, le coefficient de corrélation devenant négatif à partir de 150 000 volumes. Prudence devant ce dernier résultat demande l'auteur: l'échantillon d'établissements de plus de 100 000 ouvrages est trop réduit (18) pour qu'on puisse d'ores et déjà tirer des conclusions trop tranchées. Par contre, pour les établissements de moins de 100 000 volumes, plus nombreux, M. J. Detweiler n'hésite pas à préciser son propos : c'est dans la tranche des bibliothèques ayant de 50 000 à 100 000 volumes qu'on observe la corrélation la plus forte entre les collections et les prêts - le stockage d'un ouvrage supplémentaire appelant un accroissement de 7 993 prêts - l'efficacité maximale semblant se situer autour de 100 000 volumes.

Les normes, un modèle obsolète ?

De telles conclusions appellent des vérifications approfondies mais, aussi, posent des questions nouvelles : les fonds importants attirent-ils vraiment un public plus nombreux ? Si les concentrations de 50 000 à 100 000 volumes assurent vraiment une efficacité maximale. les politiques traditionnelles d'implantation d'annexes seraient à réétudier - à condition bien sûr que le prêt constitue l'objectif prioritaire -puisque une seule annexe de 60 000 volumes assurerait un service de diffusion plus efficace que deux de 30 000. Parallèlement « l'insuccès » des fonds trop importants mérite une analyse détaillée : présence sur les rayons de documents d'intérêt secondaire, phénomène d'overwhelming du public submergé et perdu dans la masse des objets présentés... Toutes ces hypothèses doivent être examinées, insiste l'auteur, et les grandes bibliothèques désireuses d'améliorer leur score au niveau du prêt pourraient bien se mettre au « désherbage » de leurs fonds et au stockage hors site des documents les moins utilisés.

Et si cette remise en cause des politiques d'équipement s'avérait fondée ? Verra-t-on les responsables de programmation se faire hara-kiri devant leurs annexes anémiques et leurs centrales hypertrophiées ? On pourrait voir se généraliser le modèle du réseau à trois nivéaux - centrales relativement légères et succursales « lourdes » prenant à leur charge la desserte non plus d'un seul quartier mais de plusieurs, animant les équipements de base (services pour enfants, bibliobus), et développant les services à domicile. On n'en est pas encore là en France, encore qu'on y compte plusieurs tentatives d'organisation en ce sens. En 1983, à peine plus de 30 bibliothèques municipales comptaient, selon les statistiques de la Direction du livre 2, plus de 100 000 ouvrages en libre-accès, centrale et annexes confondues. L'overwhelming, ou, si l'on préfère, l'hyper-choix, reste pour le moment une menace moins directe que celle de l'insuffisance des collections...

Déterminer les dimensions de la bibliothèque idéale, guérir l'overwhelming, des « problèmes de riche » ? Des « problèmes d'ex-riche » soucieux de rentabiliser le « capital collections » serait-il plus exact de dire. Donc, même si l'overwhelming n'est pas la préoccupation majeure des bibliothécaires français, les médecines préconisées à son endroit peuvent, dans une certaine mesure, trouver leur application dans les bibliothèques françaises car le développement des prêts passe par l'adéquation aux besoins du public. On retrouve là toutes les questions posées par le choix, la présentation et l'organisation des collections 3 mais, parallèlement à l'approche qualitative, la question de l'adéquation quantitative est à poser. Adéquation globale mais aussi point de desserte par point de desserte : la primauté de la bibliothèque centrale a, depuis plusieurs années, été sérieusement été remise en cause au profit de la notion de l'équipement de quartier, voire de voisinage; un débat dont l'enjeu affiché est de rendre le meilleur service au public. C'est là précisément ce qu'il conviendrait de mesurer.