Sondages insondables

Présentation de données pratiques culturelles des français sur le livre et la lecture

Martine Darrobers

Présentation de l'enquête sur les Pratiques culturelles des Français menée sur un échantillon représentatif de la population des plus de 15 ans; les différentes pratiques culturelles sont mises en relation avec des variables d'identification sociodémographiques. La méthodologie utilisée (multiplicité de questions, questions-filtres) permet de réduire l'incertitude et la surévaluation des réponses. Le livre est très répandu, mais la répartition des comportements de possession, d'achat et de lecture montre que le diplôme est la variable d'explication la plus pertinente. Le livre apparaît le plus présent parmi les jeunes, les cadres supérieurs et professions libérales, les zones urbaines et, en particulier, l'agglomération parisienne. Les bibliothèques publiques ont un impact limité et ne paraissent pas drainer un public socialement différent des autres réseaux du livre

Presentation of the inquiry on the cultural attitudes of the French (Les Pratiques culturelles des Français), held on a sample representative of the population over fifteen; the different cultural habits are related to socio-demographic identification variables. The methodology used (numerous questions, selecting questions) avoids incertainty and overvaluation of the answers. The book is widespread, but the diploma remains the most relevant variable to explain the possession, purchasing and reading behaviour. The book can be found mostly among the young, the executive managers and the members of the liberal professions, in urban areas, above all in Paris and its suburbs. Public libraries have a rather limited influence and seem to attract the same public than the other networks

Retour aux sources, les Pratiques culturelles des Français, on s'y désaltére, on s'y abreuve mais on se noie aussi dans ce flot de chiffres et d'informations. Toujours évoquées mais mal connues, les Pratiques culturelles sont souvent regardées par le petit bout de la lorgnette et ne sont citées que par extraction, un chiffre choisi entre mille venant à point nommé étayer une argumentation. Sans doute est-ce là le sort des recueils statistiques que de voir leur contenu détourné, « aseptisé », sorti du cadre de la discussion et, en quelque sorte, assimilé au décor. Dans le cadre de ce numéro sur les usagers il a paru intéressant d'en faire une présentation axée non seulement sur les bibliothèques mais aussi sur le livre et la lecture - car les bibliothèques ne sont qu'un maillon d'un réseau beaucoup plus large: une vérité première qu'on a tendance à oublier... Le bilan chiffré, extrait des Pratiques culturelles *, permet d'en rappeler quelques autres.

Les Français lisent de plus en plus. Les Français lisent de moins... Périodiquement, au hasard des sondages, s'accumulent les commentaires, triomphalistes ou pessimistes, sur la démocratisation de la culture qui - est - une - des - grandes - conquêtes - de - notre - temps, sur la régression de la lecture condamnée par la télévision, sur le temps de lire, sur la gabegie éditoriale, sur le long - et - douleureux - combat - mené - par - des - créateurs - solitaires - en - quête - d'un - public, sur l'inertie de l'Etat qui devrait bien faire quelque chose, sur le prix du livre, sur les jeunes qui ne lisent plus, sur le livre qui n'est plus ce qu'il a été, etc. On pourrait indéfiniment allonger la liste des discours autour des résultats d'enquêtes sur le livre et la lecture.

Pourquoi entrer en transes à propos de chiffres ? Situation paradoxale qui voit la mesure par définition la plus impersonnelle et la plus objective susciter de tels déferlements. Il est vrai que, par leur accumulation même, ils provoquent un certain vertige, encore accru par leurs fluctuations : en quelques mois s'observent des décalages surprenants et le fléau à la mode, l'illettrisme 1, peut, selon l'angle de vue, revendiquer à son actif 75 % de la population des Français adultes qui ne sauraient pas maîtriser correctement les mécanismes de la lecture, des « non-lecteurs » donc, ou « seulement » 4 % des plus de 10/11 ans (2 millions en valeur absolue). Grâce au ciel, les bibliothèques ne donnent pas lieu à de telles poussées de fièvre, environnées qu'elles sont par des appareils de mesure relativement constants, les statistiques annuelles de la Direction du livre mises en place depuis une quinzaine d'années 2, les Pratiques culturelles des Français publiées par le Service des études et de la recherche du ministère de la Culture. En 1973, 13,2 % des Français âgés de plus de 15 ans étaient inscrits dans une bibliothèque ; en 1981, cette proportion s'élevait à 14,3 %. Une fois savourée l'impression de sécurité et de cohérence qui s'en dégage, comment interpréter ces chiffres ? Décollage, progression, stagnation, tout peut être extrapolé à partir de données aussi brutes et il est facile de basculer dans l'idéologie...

Chiffres, friche, triche ?

Pour y voir un peu plus clair, il serait bon de commencer par l'enquête elle-même. Une enquête sur les comportements, les « pratiques culturelles », effectuée sur un échantillon de 4 000 personnes, représentant les Français âgés de plus de 15 ans. Une enquête et non un sondage d'opinion : les interviewés ne sont pas invités à émettre des opinions et à se placer en situation d'hypothèse (pour qui voteriez-vous si...), mais à donner des informations factuelles sur leurs comportements en matière de loisirs : activités sportives, associatives, spectacles, visites, photographie, musique, télévision... Tout l'éventail des activités de loisirs, sans oublier la lecture, est analysé au travers d'une impressionnante batterie de questions. Tout ce descriptif intervient évidemment après une grille de questions d'identification visant à situer l'interlocuteur dans son cadre de vie : éléments socioculturels (profession, lieux de travail), mais aussi « sociabilité » mesurée par les sorties et les réceptions, sans parler d'éléments tels que le niveau d'études, l'âge, la population de la ville de résidence, etc.

Pourquoi un tel dispositif ? « Il y a plusieurs raisons à cela, expliquent Marc Petit et Nelly Fourcaud, responsables des études relatives aux pratiques et comportements culturels au Département des Etudes et de la prospective. D'abord, au premier chef, le désir de disposer de repères précis sur les pratiques culturelles, définies au sens large du terme; c'est-à-dire qu'ont été analysées les activités culturelles qui relevaient de la compétence traditionnelle du ministère de la Culture (théâtre, cinéma, musique, visite de monuments historiques, etc.), mais il n'était pas possible de s'en tenir à une définition aussi restreinte (et élitiste) de la culture et la question débouchait sur les pratiques en matière de loisirs avec, en tête, la télévision, la radio, les matches sportifs, les pique-niques, le cirque... sans oublier, naturellement, le livre et la lecture 3. Il existe d'autres enquêtes conduites dans ce domaine, en particulier celles conduites par le CESP (centre d'études des supports de publicité) ou par Médiamétrie et la démarche de Pratiques culturelles consiste à permettre un cadrage avec ces données, de manière à pouvoir relier de façon aussi homogène que possible l'ensemble des informations sur la culture.

Us, ruses, réponses

Une autre raison nous poussait à balayer aussi large que possible : lorsqu'on procède à des investigations sur les pratiques culturelles, on ne peut oublier que ce ne sont pas des pratiques tout à fait neutres ! Peu de choses sont aussi « classantes » que les pratiques (ou l'absence de pratique) en matière de lecture, de musique ou de télévision. Toute interrogation sur les pratiques culturelles les plus valorisées socialement provoquera donc à coup sûr, et en toute bonne foi, une surestimation de ces pratiques par les interviewés.

Pour pallier cet inconvénient, l'enquête a eu recours à trois ruses. En premier lieu, donner à l'individu le plus démuni sur le plan culturel la possibilité de répondre « oui » à un moment donné, de manière, ensuite, à lui permettre d'avouer sans honte son absence de pratique en matière de théâtre, cinéma, etc. C'est donc délibérément que nous avons élargi le champ et posé des questions sur les pratiques les plus massivement répandues, télévision, matches, jardinage, bricolage ou loto, même si certaines d'entre elles ne répondaient pas directement à nos préoccupations. Deuxième ruse, ces questions ont été placées en début de questionnaire; ainsi les gens qui ont dit qu'ils regardaient le théâtre à la télévision reconnaîtront plus facilement qu'ils ne vont pas le voir en salle.

La troisième ruse consiste à dédoubler les questions concernant les pratiques les plus « classantes ». On commence par poser la question « Est-ce qu'au cours des dernières années, il vous est arrivé de lire, d'aller au théâtre, etc. » pour, ensuite, demander « Et depuis un an, combien de livres avez vous lu ? ». Les chiffres que l'on obtient à la première question ont un intérêt en eux-mêmes, mais ils sont aussi un élément de ruse, améliorant la fiabilité des réponses à la deuxième question. Des chiffres, donc, aussi fiables que possible, mais qui ne doivent cependant pas être pris à la lettre car, en dépit de tout, il subsiste une certaine surestimation des pratiques culturelles. On peut le vérifier dans certains domaines comme le cinéma, où on dispose des données de billetterie extrêmement précises : si on fait une extrapolation à partir des chiffres donnés par notre sondage, on trouve que les seuls Français âgés de plus de 15 ans iraient, à eux seuls, plus souvent au cinéma que ne l'indique le total des entrées officiellement enregistrées par le Centre national du cinéma. Le dépassement est d'environ 20%. Cette surestimation porte peut-être davantage sur l'intensité de la pratique (le nombre de fois où on est allé au cinéma) que sur son occurrence (le fait d'y être allé). Elle n'en est pas moins réelle...

Service du chiffre

Tout ce dispositif débouche sur un questionnaire fort lourd (131 questions) qu'il faut une heure et demie, avec l'aide d'un enquêteur, pour remplir (cf. annexe 3, questions sur la lecture). Ses caractéristiques le rendent difficilement comparable aux autres enquêtes et sondages commandités par les organes de presse sur la lecture, le théâtre ou le concert. Ces sondages, qui ne prennent pas tous les précautions méthodologiques qu'on vient d'exposer, entrent directement dans le vif du sujet... et obtiennent des taux de lecture ou de fréquentation de festivals beaucoup plus élevés que les nôtres. On ne peut donc pas conclure qu'il y a évolution entre nos chiffres et tel ou tel sondage réalisé trois mois plus tard. Toute la différence, et elle peut être considérable (50 % dans le cas des festivals), tient au dispositif d'enquête.

Enfin, la date elle-même représente une autre source de biais car nombre d'enquêtes ne portent que sur des périodes restreintes (3 mois), si bien que le moment auquel elle est réalisée a son importance. Les rythmes de lecture ne sont pas tout à fait étales et on observe une petite pointe pendant l'été qui est la période des vacances. Le phénomène est réduit (5 % de la population qui ne lisent qu'à ce moment-là deux ou trois romans), mais, pour l'avoir méconnu, on a pu assister à des paniques collectives et à d'attendrissants remue-ménage dans les milieux du livre qui voyaient chuter la lecture au vu des résultats d'une enquête habituellement passée en septembre et qui, ayant eu lieu exceptionnellement au mois de décembre, excluait les livres de l'été.

Dernière caractéristique des Pratiques culturelles: elles ont pour objet de suivre une évolution. Les phénomènes culturels évoluent lentement, mais la périodicité retenue permet de saisir les tendances majeures. Cet objectif de suivi impose donc une certaine permanence dans les questions posées de manière à permettre des comparaisons. Nous sommes écartelés entre le désir de poser des questions d'actualité et celui de garder une certaine cohérence. Par rapport à 1973, nous avons annulé certaines questions pour en introduire d'autres (lieux d'achat de livres, emprunt et prêt dans l'entourage); le tronc commun regroupe cependant 80 % des questions posées en 1973 . »

Un sondage, conduit au niveau national, qui reflète les limites mêmes de ce type d'opération : des enquêtes plus ponctuelles et plus ciblées permettent de dresser une cartographie élaborée des populations sondées, qu'il s'agisse de socio-styles, de comportements d'achat, d'appétence vis-à-vis d'un produit ou de goûts de lecture... mais l'objet de l'enquête n'est, pour parler en termes pompeux, autre que la population entière des Français. La « culture nationale » consiste donc en d'innombrables tableaux à double entrée, où les différentes pratiques sont ventilées en fonction des variables d'identification les plus pertinentes (sexe, âge, diplôme, catégorie socioprofessionnelle, taille de l'agglomération de résidence).

Mesure pour mesure

La lecture, le livre, les bibliothèques. On peut trouver réponse à ces trois interrogations dans les forêts de chiffres publiés. Mais on n'y trouvera que l'objet mesuré : les réponses des interviewés à des questions fermées et non pas les attitudes plus « qualitatives » que permettent les entretiens et les questions beaucoup plus détaillées, passés dans le cadre d'études sectorielles sur un public ou sur un établissement particulier. Le décalage est particulièrement criant vis-à-vis, précisément, des bibliothèques qui sont cernées à travers trois questions précises, l'inscription, le régime financier (gratuité, prêt payant, etc.), le rythme de fréquentation, l'emprunt. C'est assez dire que seuls sont chiffrés les indicateurs, classiques, de l'inscription et du prêt de livres, et que sont laissés en dehors les autres services liés à l'activité de diffusion (prêt de disques, communication sur place, etc.) ou aux activités, plus qualitatives et donc difficilement chiffrables, liées à l'animation, la lecture, les liens avec l'école, etc.

Autre rappel élémentaire mais indispensable : les pratiques culturelles mesurées sont celles des individus âgés de plus de 15 ans; ce qui veut dire que tout le secteur des enfants et des adolescents leur échappe. Là aussi se manifeste un important décalage avec les sondages nationaux mesurant la lecture dans l'ensemble des ménages ou avec les chiffres d'inscription et de prêt fournis par les bibliothèques. Le décalage avec les chiffres enregistrés est accentué du fait que sont mesurées l'inscription et la fréquentation tandis que les bibliothèques municipales ne déclarent que le total des inscrits, lesquels inscrits, s'ils ne sont pas enregistrés tous les ans, comportent une certaine part de lecteurs-fantômes inscrits depuis quelques lustres.

Le livre, la lecture. On pourrait, au premier coup d'oeil, croire à une certaine synonymie. En fait il s'agit de deux ensembles distincts qui, s'ils se recoupent largement, mesurent deux phénomènes différents. Les Français et le livre renvoient au livre en tant que bien culturel: comportements de possession et d'achat sont les premières caractéristiques étudiées, mais à côté, les circuits parallèles d'approvisionnement (prêt et emprunts à des amis) ont été mesurés, permettant de chiffrer la part du « convivial par rapport au commercial » tout comme l'ont été d'autres variables plus qualitatives, telle que l'exposition d'ouvrages à domicile. Les Français et la lecture débouchent sur les consommations de livres, mais aussi de presse : consommations quantitatives (combien d'ouvrages, combien de quotidiens ou revues) et qualitatives (quels genres d'ouvrages). Quant au troisième ensemble, les bibliothèques, il s'inscrit dans le premier, puisque leur utilisation est, dans cette enquête, assimilée à un mode d'approvisionnement de livres; si, dans cet exposé, leur fréquentation est présentée de façon isolée, ce n'est qu'afin de mieux cerner les comportements de l'homo bibliothecarius en matière de livre et de lecture.

L'univers du livre

Le livre : c'est l'objet ressenti comme tel par les enquêtés. Cette lapalissade signifie qu'on ne peut lui appliquer la définition retenue par l'UNESCO (une brochure d'au moins 48 pages), encore moins les distinctions bibliothéconomiques classiques entre monographies et numéros spéciaux de revues (le filtre préalable sur la lecture de revues a dû toutefois limiter les confusions). A l'exception du livre scolaire quasi obligatoire, le livre à tout venant englobe le catalogue de la Redoute, le livre de recettes de cuisine, le catéchisme, le roman-photos, le manuel de programmation et le livre de scrabble si les enquêtés en ont jugé ainsi. Pour reprendre une expression qui lui est rarement appliquée, le livre est un mass medium (80 % des Français en possèdent), dont le marché continue encore à s'accroître, puisqu'en 1973 seulement 73% des Français en possédaient.

Cette constatation réconfortante est tempérée par les chiffres de pénétration ventilés par catégories socioprofessionnelles et par diplôme. Très grande inégalité vis-à-vis du livre et de la lecture - ce que tout le monde sait, mais que les chiffres permettent de mieux appréhender -; l'univers du livre se situe d'abord en ville et concerne en priorité les jeunes, les catégories socioprofessionnelles culturellement privilégiées. Tous les croisements sur les différentes variables d'identification (sexe, diplôme, catégorie socioprofessionnelle, âge, urbanisation) affinent et modulent la réalité des pratiques liées au livre et à la lecture sans en modifier le schéma.

Carte des lecteurs

Première conséquence en ce qui concerne la possession: agriculteurs et personnes âgées sont les catégories les plus démunies, puisque un tiers d'entre elles (respectivement 33 et 39 %) ne possèdent aucun livre. Par contre, le taux de possession parmi les ouvriers spécialisés, les manoeuvres et les personnels de service s'est redressé par rapport à 1973 et est égal à la moyenne nationale. Autre signe de l'expansion du livre, l'élargissement de sa base sociale s'est accompagné d'une augmentation du nombre de livres possédés : alors qu'en 1973 un tiers des possesseurs de livres en avaient plus de 100, plus de la moitié entre dans cette catégorie en 1981, une moitié où se retrouvent d'abord les cadres supérieurs, les professions libérales, les Parisiens et, de façon plus générale, les citadins.

La répartition sélective du livre ne date pas d'aujourd'hui et l'apparition du livre au format de poche, il y a déjà plus de trente ans, a été saluée à l'envi comme un moyen de démocratiser le livre. On sait ce qu'il en a été; les réponses sur la possession de livres au format de poche confirment l'ampleur de la désillusion. Les collections de poche ont conquis leur place dans les foyers, mais elles ont davantagé gonflé les bibliothèques préexistantes qu'elles n'ont démocratisé réellement la possession de livres : la carte du livre au format de poche se superpose très largement à celle du livre tout court, et c'est parmi les plus faibles possesseurs de livres (ruraux, personnes âgées) qu'on observe la plus faible pénétration. A l'inverse, ce sont les Parisiens, les cadres moyens, les étudiants et élèves et les jeunes (15 à 24 ans) qui s'avèrent les mieux pourvus.

Classes de livres, livres de classes

Posséder des livres, l'information débouche aussitôt sur la question, quels livres ? Dans l'enquête des Pratiques culturelles, la méthode utilisée est celle de la grille préétablie de genres, grille cochée après avoir été interprétée de façon plus ou moins subjective par les interviewés. « Une catégorisation très empirique et détestable comme toute catégorisation » insiste Marc Petit, mais la seule méthode utilisable dans le contexte d'une enquête aussi lourde. Il est impossible de vérifier ce que les gens placent dans une catégorie donnée. Quelques précautions techniques permettent d'éviter des flottements trop importants : ainsi la question sur les romans les définit expressément comme distincts des romans policiers et d'espionnage qui viennent immédiatement après; les livres d'histoire sont placés avant la catégorie des « livres et reportages d'actualité ».

Malgré tout, cette grille est et ne saurait être qu'une macrotypologie, condamnée à évoluer en fonction de l'évolution de l'édition, et qui informe moins sur la lecture au sens large du terme que sur l'image de ce que les Français s'imaginent (ou prétendent) posséder, acheter, lire. La grille élaborée (cf. annexe 3, Q. 56) est donc une grille simple (15 rubriques), fondée essentiellement sur la notion de genre mais, aussi, sur la notion de statut, image et usage du livre : ainsi les « oeuvres de la littérature classique » regroupent les romans et le théâtre classiques. La rubrique « essais », créée en 1981, regroupe tous les ouvrages à caractère politique, philosophique, religieux, psychologique, bref, tous les essais fourre-tout qui correspondent à un secteur d'intérêts et d'usages socialement marqué 4.

De quoi se compose la bibliothèque des Français ? On peut dire qu'elle est placée sous le signe de la diversité puisqu'on y trouve représentées toutes les catégories de livres (il suffit d'un seul ouvrage pour que sa catégorie soit signalée comme présente). La pièce maîtresse en est constituée par les dictionnaires, présents dans 84 % des bibliothèques, suivis des romans (80,7 %) et des livres pratiques (73,8%). A l'opposé, les essais politico-psychologiques, les reportages d'actualité, présents dans un tiers des foyers, constituent, avec les ouvrages scientifiques et la poésie (47 % et 43 %), la « bibliothèque de l'honnête homme des années quatre-vingt ».

Bien lire et le faire savoir

Comment se traduit la possession de livres, par l'exposition essentiellement, très répandue mais qui est loin d'être une pratique sociale neutre. Trois possesseurs de livres sur quatre rangent leurs ouvrages de façon apparente mais l'individu le plus adonné à cette pratique est un(e) jeune adulte, Parisien, cadre supérieur ou profession libérale. Autrement dit un fort lecteur, ce qui, sans l'annihiler complètement, renvoie à sa juste valeur le cliché des livres de bibliophilie ou « en peau de linoléum », faits pour être exposés sans jamais être lus.

Je lis, j'Hachette

Les questions sur l'achat et l'acquisition de livres permettent une première approche des comportements de consommation. L'achat qui en est évidemment la modalité la plus fréquente touche cependant une population nettement plus restreinte que celle des possesseurs de livres, 56%. L'adage selon lequel « un Français sur deux achète des livres » reste toujours exact, mais pourrait bientôt être dépassé si l'évolution enregistrée depuis 1973 (51% d'acheteurs) continue à s'affirmer. Cet élargissement du marché du livre s'est accompagné d'une intensification des achats: si la clientèle des faibles acheteurs (une ou deux fois par an) est restée à son niveau d'origine (10%), celles des acheteurs occasionnels et assidus ont progressé de trois points chacune et atteignent respectivement 27,2 % et 18,6 %.

La structure de la population des acheteurs reprend en les accentuant, les caractéristiques de la population des possesseurs. La déformation se fait par le haut, les gros acheteurs en représentant le tiers tandis que les gros possesseurs (plus de 200 livres) représentent 28 %; alors que les faibles possesseurs (moins de 50 ouvrages) composaient 39 % de la population, on ne compte plus que 18 % de faibles acheteurs. L'achat de livres est davantage une pratique féminine que masculine (57,9 % contre 53,7 %), renvoyant au rôle de la femme responsable des achats domestiques; cette pratique est, en priorité, une pratique de jeunes femmes (le score le plus élevé est de 79,3 % des actives de moins de 40 ans), mais cette dernière donnée renvoie aussi à la structure de la population des gros acheteurs de livres (surtout diplômés de l'enseignement supérieur, cadres supérieurs, professions libérales, Parisiens et âgés de 25 à 39 ans).

Les circuits du livre

Où les Français se ravitaillent-ils ? Les circuits d'achat confirment le caractère très citadin du livre qui est d'abord acheté en librairie, fréquentée par 49 % des acheteurs, dans les grandes surfaces (hypermarchés, grands magasins, magasins populaires), qui en attirent 37 % ainsi qu'à la FNAC (14%). (Cette performance est à rapprocher de ce que représentait la couverture du territoire par le réseau FNAC en 1981). A noter que cette dernière et la librairie sont les canaux privilégiés par les gros acheteurs (respectivement 20 % et 52 %). Les autres circuits de distribution, librairies-marchands de journaux et vente par correspondance, bibliothèques de gare, courtage ont des impacts beaucoup plus diversifiés. Les deux premiers touchent une population importante (respectivement 37 % et 29 %) présentant des caractéristiques bien tranchées : parmi les clients des librairies-marchands de journaux, on trouve principalement des jeunes, des gros commerçants et industriels et des habitants de petites villes (moins de 20 000 habitants). La VPC touche en priorité des adultes âgés de 40 à 59 ans, les habitants de communes rurales, et les personnes ayant un niveau d'études modestes. Kiosques de gare, courtage et divers touchent un public beaucoup plus étroit (7 % et 5 %), ce qui ne veut pas dire, surtout dans le second cas, que ces circuits jouent un rôle économique négligeable dans le marché du livre.

Les questions sur le prêt et l'emprunt de livres dans l'entourage étaient destinées à mesurer l'impact des circuits d'approvisionnement informels. Un impact important, puisque presque un Français sur deux a prêté (49,4 %) ou emprunté (45,3 %) des ouvrages ; un tiers seulement (37,3 %) prêtent et empruntent à la fois. Mais ces circuits ne mettent aucunement en cause la structure sociale du mode d'approvisionnement en livres : jeunes de 15 à 24 ans, Parisiens, cadres moyens et supérieurs, élèves et étudiants s'y retrouvent en tête. La lecture de livres, une pratique domestique, se révèle être aussi un phénomène de sociabilité. Pour être un plaisir solitaire, la lecture n'en est pas moins un plaisir partagé, où entrent fortement en jeu des comportements de convivialité et de communication. Est-ce pour cette raison que ce sont les femmes qui apparaissent les plus adonnées à cette pratique ?

Lecture pas pour tous

La lecture, telle qu'elle est mesurée dans cette enquête, est en progrès : 74 % des Français contre 70 % huit ans plus tôt assurent avoir lu au moins un livre dans l'année. Cet accroissement, réduit, du public de la lecture qui a récupéré des petits lecteurs se traduit bien évidemment par un tassement de la moyenne du nombre de livres lus par lecteur; celle-ci passe de 28 en 1973 à 20,3 en 1981, tout en connaissant toujours de très fortes oscillations.

Cette montée de la lecture continue à aller de pair avec une très forte sélection socioculturelle, où le niveau d'études paraît le principal élément de discrimination; c'est ainsi que les non-lecteurs qui représentent 48,6 % des personnes n'ayant aucun diplôme ne sont plus que 1,9 % des diplômés du Supérieur. Les non-lecteurs absolus sont le plus souvent des femmes, des personnes âgées (les 3/4 d'entre eux ont 40 ans et plus), vivent le plus fréquemment à la campagne ou dans les petites villes et se recrutent en priorité parmi les agriculteurs, les ouvriers spécialisés, manoeuvres et personnels de service ainsi que parmi les femmes inactives. La non-lecture, un phénomène d'exclusion sociale, aggravée, semble-t-il, par un effet d'âge.

Il est intéressant de noter, à cet égard, que les jeunes, dont on déplore périodiquement le manque d'intérêt par rapport au livre, sont minoritaires parmi ces non-lecteurs (c'est d'ailleurs dans cette tranche d'âge - 15 à 24 ans - qu'on observe les plus forts taux de lecture ainsi que les pratiques les plus intensives en matière de musique, et de sorties). Par contre, ils représentent un pourcentage appréciable des faibles lecteurs (5 à 10 livres par an), faibles lecteurs pour lesquels la vente par correspondance constitue le mode préférentiel d'accès au livre (24,5%).

Le terrain vague de la lecture

Le terme de lecture est lui aussi trompeur puisqu'il sous-entend une consommation « savante » du livre avec tous les a priori et ambiguïtés liés à l'acte même de lire. Ce ne sont pas les chiffres de Pratiques culturelles qui peuvent permettre une explicitation et un approfondissement du concept même de lecture puisqu'ils reflètent autant de définitions que de réponses. Tout au plus peut-on relever la présence de deux pôles opposés; tout d'abord la lecture consultative (ou autodidactique), sur un champ plus étroit de dictionnaires et d'ouvrages pratiques, qui apparaît le plus fréquemment, pour les premiers, chez les agriculteurs, ouvriers spécialisés et personnels de service, pour les seconds, parmi les employés, les ouvriers qualifiés et contremaîtres et les femmes inactives de moins de 60 ans, vivant le plus souvent dans les villes de moins de 20 000 habitants ou en zones rurales.

La lecture « linéaire », ou, du moins, ce qui en tient lieu, concerne d'abord les romans, qui sont un des points forts de la montée du livre, et dont 35 % des Français déclarent faire leur lecture favorite. La répartition des lectures par genres préférés n'offre pas de surprise notable; certes il existe, grosso modo, une corrélation indéniable entre la possession prioritaire d'un genre et sa lecture, mais ce coefficient peut fortement évoluer, reflétant les variations « historiques » de la production des livres et de leur statut. Ainsi la « littérature classique », très présente, fait essentiellement l'objet d'une consultation scolaire ou para-scolaire par les scolaires et les étudiants. A l'autre extrémité, l'inversion du rapport possession/lecture est le fait de secteurs récents (essais, actualité) ou en voie de légitimation (bandes dessinées et romans d'espionnage) - dans les deux cas des secteurs en plein essor et, le plus souvent, particulièrement appréciés des jeunes, des cadres (supérieurs et moyens), des diplômés, des Parisiens... On pourrait aussi considérer que les ouvrages de poésie bénéficient d'un statut comparable s'ils ne représentaient pas d'abord la lecture la plus marginale qui soit, puisque 2 % à peine des Français en font leur pâture favorite.

Lecture tous terrains

Les circonstances de la lecture affirment le caractère immédiat et disponible du livre. On lit d'abord, et de plus en plus, chez soi, et pendant la semaine. Le domicile est le principal lieu de la lecture, ce qui corrobore bien le caractère massif et quotidien de cette activité qui ne paraît pas, contrairement à un préjugé solidement établi, être vraiment battue en brèche par la télévision. En dépit de cette prépondérance du quotidien, les circonstances de la lecture ne sont pas, elles non plus, aussi neutres qu'on pourrait le croire, et les chiffres esquissent deux schémas de lecture, qui sont, au reste, les mêmes que ceux qu'on retrouve dans la fréquentation et l'usage des bibliothèques. Une lecture domestique (chez soi et en semaine) qui domine chez les personnes âgées, les femmes et les inactifs; une lecture extérieure, sinon extravertie (vacances, transports en commun, week-ends hors du domicile), qui apparaît plus fréquemment chez les instruits, les Parisiens, les actifs et les cadres. En somme deux univers distincts, sinon cloisonnés, qui témoignent d'un rapport au livre et à la lecture différent.

Press-book

Quotidienne, hebdomadaire ou périodique, populaire ou confidentielle, la presse constitue l'autre sphère de la lecture, traditionnellement le pôle opposé du livre. En fait, les cartes de diffusion de la presse et du livre entretiennent des relations complexes : ni superposition ni complémentarité. Les chiffres de Pratiques culturelles confirment ce que l'on savait déjà, le recul général de la presse qui voit se réduire son lectorat, et tout d'abord les quotidiens, lus régulièrement (tous les jours et plusieurs fois par semaine) par 56,4 % des français contre 62,6 % en 1973, celui des magazines féminins et familiaux (de 26,8 % à 20,3 %) et celui des revues, surtout les revues d'actualité politique et sociale (autrement dit les news) qui passent de 16,6 % à 13,2 %. Un phénomène de récession qui, curieusement, ne paraît guère affecter l'édition de périodiques qui a rarement connu, quotidiens exceptés, une telle prolifération.

« Il n'y a pas de contradiction véritable, souligne Marc Petit; il convient de bien distinguer l'occurrence d'une pratique (la lecture de presse) et son intensité. Certes, le lectorat se rétrécit, mais les lecteurs de presse achètent plusieurs quotidiens ou revues. Tout dépend du point de vue adopté : en termes de marketing, la situation des magazines et revues apparaît florissante; en termes de démocratisation de la lecture, elle est préoccupante. Il est évident que les deux points de vue sont, à terme, appelés à se rejoindre si cette situation devait se prolonger... ».

Parties de presse

La consommation de presse est, elle aussi, des plus discriminantes sans recouper exactement, toutefois, celle du livre; c'est ainsi que les non-lecteurs de livres sont plus nombreux (52,2 %) à lire un quotidien « tous les jours ou presque » que les « petits lecteurs » (moins de 10 livres), qui plafonnent à 45 %. La lecture assidue de quotidiens est un phénomène socialement marqué qui semble d'abord être un phénomène d'âge (la barrière entre consommation moyenne et forte se situe à 40 ans), et ce n'est que parmi les agriculteurs, les petits et gros commerçants et les inactifs âgés que l'on observe des taux de pénétration supérieurs à 50%. Des taux néanmoins qui se différencient très fortement en fonction des types de quotidiens : d'après les réponses sur l'utilisation occasionnelle, la PQR (presse quotidienne régionale) apparaît trois fois plus consultée (59,7 % contre 18,7 %) que la PQN (presse quotidienne nationale), qui, malgré son appellation, est surtout lue à Paris et en région parisienne. On ne s'étonnera donc pas des différences de structure des lectorats, ni du fait que la PQN ne dépasse la moyenne que parmi les cadres supérieurs et professions libérales. C'est bien entendu dans cette dernière catégorie (à laquelle s'ajoutent les étudiants et les cadres moyens), que la consultation de deux quotidiens apparaît deux fois plus élevée que la moyenne nationale.

L'utilisation suivie des revues politiques et sociales présente un profil relativement similaire à celle des quotidiens nationaux, des taux de pénétration beaucoup plus faibles ( 13,2 % pour l'ensemble de la population), mais des écarts du même ordre en faveur des cadres supérieurs (32,6 %), suivis par les gros commerçants et industriels et les cadres moyens. A noter que ces revues ne suscitent pas chez les jeunes d'engouement comparable à celui des quotidiens. Quant aux revues tous azimuts (littérature, art, science, histoire), leur « profil de marché » est également assez similaire (les jeunes et les étudiants rejoignent cependant le bataillon des gros consommateurs). En schématisant très grossièrement, on pourrait dire que ces deux types de revues forment un pôle de lecture opposé à celui représenté par les « magazines féminins et familiaux » qui, pour avoir une audience globale comparable (20,3 %), ont une pénétration beaucoup moins sélective. C'est parmi les inactifs (et bien entendu les femmes) et, ensuite, les employés, qu'on enregistre les taux les plus forts. A l'inverse du livre, le magazine familial est un phénomène « anti-parisien » et a une assise provinciale, voire rurale, bien prononcée.

Bibliothèques (peu) publiques

Et les bibliothèques ? Pour savoir qu'elles n'occupent qu'une place réduite dans le système du livre et de la lecture, les scores enregistrés par Pratiques culturelles n'en sont pas moins quelque peu déprimants. 14 % d'inscrits contre 80 % de possesseurs, 10,8 % de « fréquentant au moins une fois par mois » contre 74 % de lecteurs et 56 % d'acheteurs... Le « non-public », évoqué régulièrement par les bibliothécaires, serait-ce Monsieur Tout-le-Monde ? Il est important de se souvenir que les bibliothèques publiques circonscrivent un cercle étroit d'happy few et que leurs usages ne peuvent être définis qu'en relation avec des stratégies de culture et de lecture beaucoup plus larges que la seule inscription en bibliothèques. Or, cette inscription n'est pas le fait du seul hasard (ou de la chance) et ne dépend pas uniquement de la présence d'un équipement. Les chiffres prouvent bien l'existence, pour les bibliothèques, d'un public socialement défini, avec une forte pénétration dans les villes de plus de 20 000 habitants et en région parisienne, et où les jeunes (de 15 à 19 ans), les cadres, et les étudiants apparaissent très sur-représentés.

Cette macro-sociologie, pour être des plus rudimentaires, a au moins le mérite de montrer précisément où se positionnent les publics de bibliothèques - dans la clientèle déjà largement acquise au livre et qui fréquente les libraires. « Il faut tordre le cou à cette idée reçue, insiste François Rouet, responsable du secteur du livre au Service des études et de la recherche, selon laquelle le secteur institutionnel des bibliothèques ferait concurrence au secteur privé, et, en particulier, à la librairie. En fait il y a cumul des modes d'approvisionnement et ce sont les lecteurs des bibliothèques qui se révèlent les meilleurs acheteurs ». Les chiffres parlent d'évidence: 79 % des usagers de bibliothèques ont acheté au moins un livre, 30 % d'entre eux en ont acheté de nombreuses fois. Le match secteur public-secteur privé s'avère vain ou, plus exactement, n'a pour effet que de renforcer l'intensité d'usages déjà existants. De ce match, en fait, ressort un challenger, assez prévisible, qui n'est autre que la FNAC, citée nettement plus souvent par les usagers de bibliothèque que par l'ensemble des acheteurs (17,5% contre 14,5 %), ce qui n'empêche pas le réseau de la librairie de conserver sa prééminence, cette dernière est en effet citée par 47,9 % des usagers. Si on rapproche ces chiffres de ceux cités tout à l'heure à propos des acheteurs de livres, on voit que les clients des bibliothèques structurent leurs achats de la même façon que les gros acheteurs de livres qui privilégient la FNAC. Inversement, c'est dans les circuits les plus populaires (VPC et librairie-presse) qu'ils sont les moins présents.

Dis moi ce que tu hantes, je te dirai ce que tu lis

Les autres variables ne font que confirmer cette situation; les clients de bibliothèques sont plus nombreux à posséder des livres (93,3 % contre 80 %) et plus de 40 % d'entre eux ont des bibliothèques personnelles de plus de 200 volumes (22,5% pour l'ensemble des Français).

S'il est normal, en conséquence, que les catégories d'ouvrages possédés se retrouvent plus nombreuses chez eux, les écarts que l'on peut observer selon les genres sont importants et témoignent de goûts sélectifs; si on rapporte la représentation d'un genre donné chez les usagers à sa représentation parmi l'ensemble des Français, les livres d'art, les essais et la poésie apparaissent en haut de l'échelle, le bas étant occupé par les policiers et les ouvrages pratiques. La comparaison des genres d'ouvrages préférés donne, dans le désordre, le même tiercé, les essais se retrouvant en tête des goûts exprimés. Les bibliothèques qui se mettent bravement à promouvoir « l'infra-littérature » (la vraie, pas celle en voie de légitimation comme une fraction de la science-fiction, des bandes dessinées ou de certains policiers qui donne lieu aux consommations les plus sophistiquées), si longtemps bannie ou tout juste tolérée, rament à contre-courant de la logique culturelle fondamentale de leur public.

Un public également amateur de presse mais, avant tout de quotidiens nationaux et parmi lequel la presse régionale rencontre une audience plus faible qu'au niveau national... Enfin un public des plus « conviviaux », très utilisateur des circuits parallèles de prêt et d'emprunt de livres (les scores respectifs s'établissent à 76,4 % et 71,1 % contre 49,4 % et 45,3 % pour l'ensemble de la population), privilégiant les sorties culturelles - 55 %, soit quinze points de plus que la moyenne nationale - et également amateur de musique : 43 %, soit 12 points de plus que la moyenne nationale, écoutent des disques ou des cassettes au moins trois ou quatre fois par semaine.

On pourrait nuancer et compléter à l'infini ces indications; aussi sommaires soient-elles, elles suffisent à montrer qu'en 1981 l'impact des bibliothèques ne diversifiait pas sensiblement la base sociale traditionnelle du public du livre, que la fréquentation des bibliothèques s'inscrivait bien comme une des composantes - le capital incorporé, mesuré par la consommation de biens culturels - du capital culturel généralement repéré par le diplôme.

Bibliothèques usagers

Sur cette prémisse globalement exacte, il est cependant possible de porter quelques nuances en analysant l'impact des différents types de bibliothèques prédéfinies par le questionnaire : bibliothèques municipales, bibliothèques d'entreprise et de comité d'établissement, bibliothèques pour tous, bibliothèques de paroisse ou autres bibliothèques privées, bibliobus, chaînes. Les municipales, avec 8,5 % d'inscrits sur l'ensemble de la population, représentent le gros morceau de cet ensemble, suivies d'assez loin par les bibliothèques de comités d'établissement (2,7 %) qui représentent un ensemble deux fois plus utilisé que chacun des trois autres qui se tiennent juste au-dessus de 1 %.

Il est possible d'aller plus loin et d'analyser les différences d'impact de ces bibliothèques. Il faut toutefois rappeler que ces ventilations, obtenues par décomposition d'unités déjà réduites au départ (5 % de 15 % ne font jamais que quelques dizaines d'individus), sont à manier avec précautions car, à une telle échelle, il est difficile de gommer les particularités de comportements individuels. Par ailleurs les interviewés, qui n'ont qu'un point de vue d'usager, appréhendent mal les différences entre les canaux institutionnels, ce qui renforce le caractère aléatoire des analyses qu'on peut faire sur l'impact desdits canaux 5...

Sous toutes ces réserves, il est néanmoins possible de dégager des dominances, et d'identifier les publics parmi lesquels les bibliothèques réalisent des scores, positifs ou négatifs, remarquables. Là aussi, les chiffres ne font que confirmer des situations déjà connues, que les bibliothèques municipales touchent d'abord un public féminin, un public jeune, âgé de 15 à 19 ans, des élèves et étudiants et qu'elles exercent un impact maximum à Paris et dans les villes de 20 à 100 000 habitants. Les strates où leur pénétration est la plus faible sont celles des agriculteurs et des petits commerçants et artisans. Les premiers se retrouvent parmi les meilleurs clients des bibliothèques privées ou de paroisse et, surtout, des bibliobus. Quant aux seconds, ils forment, avec la strate des gros commerçants et artisans, la cible privilégiée des chaînes.

Les bibliothèques d'entreprise ou de comités d'établissement, exercent, bien évidemment, leur action dans plusieurs directions, touchant en priorité la clientèle des ouvriers et contremaîtres, suivis, dans l'ordre, par les cadres supérieurs et les manoeuvres, OS et personnels de service. Bibliothèques privées et bibliobus ont une assise sociale assez proche, un rayonnement en milieu rural, très marqué pour les bibliobus qui attirent aussi une clientèle de personnes âgées et de petits commerçants ou artisans. Enfin, les bibliothèques privées ou de paroisse s'avèrent toucher en priorité les inactifs (qui ne sont ni les retraités ni les femmes sans profession) et, secondairement, la strate des ouvriers, manoeuvres et personnels de service.

Sous toutes ces réserves, la typologie qu'on pourrait esquisser se regrouperait autour de deux pôles, les « hauts lieux » de la lecture représentés par les bibliothèques municipales qui sont l'instrument privilégié , sinon plébiscité, des nantis de la culture; la culture à ras-de-terre liée aux réseaux diffus des bibliothèques privées et aux bibliobus qui, pour avoir une audience très réduite, semblent « grignoter » les interstices laissés libres par le réseau du livre. Les bibliothèques d'entreprise et de comités d'établissement, plus importantes, sembleraient se situer dans un espace intermédiaire.

Avant, après

L'enquête, passée en 1981, n'a pu que refléter l'évolution depuis 1973. Celle-ci n'en est pas pour autant à négliger. La progression du secteur bibliothèques apparaît liée à la poussée (relative) des bibliothèques municipales dont le public est passé de 7 % à 8,5 %. Dans ce nouveau public, ce sont les clients occasionnels (venant une fois par mois) qui pèsent du poids le plus important et les usagers de services gratuits.

Pour l'après 81, on ne peut se référer qu'aux statistiques de la Direction du livre et de la lecture, dont le dernier fascicule, récemment publié, concerne les statistiques ville par ville, des bibliothèques municipales des villes de plus de 10 000 habitants pour 1983. Pour ce seul ensemble, l'évolution enregistrée est des plus nettes puisque les emprunteurs de livres, qui n'étaient en 1974 que 6,8 % de la population, en représentaient 12,5 % en 1983. Très forte progression et d'autant plus remarquable que la couverture des bibliothèques municipales s'est au même moment très sensiblement élargie puisqu'en 1983 les réponses concernent 1 042 communes contre 772 dix ans plus tôt. Les bibliothèques municipales sortiraient-elles de leur ghetto culturel ? En l'absence d'éléments sur la composition sociale de leur public il est difficile de répondre avec certitude 6. Toutefois, les statistiques étant publiées ville par ville, il est possible de faire des relevés ponctuels et d'observer de très importants décrochements puisque plusieurs bibliothèques touchent plus de 30 % de la population - le champion de la classe, Annecy, atteignant 40 %. (Encore une fois, les statistiques d'inscription sont rapportées à la totalité de la population et intègrent les enfants et adolescents qui formaient 41 % des inscrits en 1983). Des réussites haussant les établissements au niveau de leurs collègues scandinaves ou anglo-saxons, une progression généralisée... Néanmoins il apparaît douteux que les objectifs de démocratisation culturelle qui ont présidé à la politique de développement lancée depuis la fin des années 60 et réaffirmée en 1981 aient pu être totalement remplis. Il est permis de se demander si la multiplication de l'offre en bibliothèques ne provoque pas en effet assez comparable à celui du livre au format de poche - ce qui n'est déjà pas mince ! - développement et intensification de la lecture parmi les publics socialement acquis au livre plutôt qu'élargissement véritable de ces publics.

Bibl-icebergs

En fait, le débat sur ces bases-là ne présente qu'un intérêt limité car, comme on s'est souvent plu à le souligner, le prêt de livres n'est qu'une facette, la plus visible et la mieux mesurable, des activités de bibliothèques dont on souligne à l'envi la diversification, que ce soit en matière d'animation ou de diffusion d'autres médias, disques ou vidéo... Au risque de basculer aussi dans l'idéologie, cette argumentation n'apparaît pas totalement recevable, car elle postule, ce qui est loin d'être prouvé, que ces activités élargiraient la base sociale des usagers de la bibliothèque. Certes, personne ne niera qu'il existe une fraction des inscrits (et même des non inscrits) qui utilisent peu (ou pas du tout) la bibliothèque pour emprunter mais pour lire, voir un film, suivre une animation... bref, pour y « séjourner » selon la formule de J.C. Passeron, mais il s'agit d'un public sélectionné (où dominent scolaires, classes supérieures et moyennes) pour lequel « venir à la bibliothèque fait partie des sorties culturelles et participe de la recherche du contact social ». Tandis que, toujours selon Passeron, le service de prêt est le seul cas « où s'affirme nettement la fonction de compensation culturelle assumée par l'offre de culture en bibliothèque 7 ».

Pour en terminer avec un débat dont la portée les dépasse largement, précisons que les bibliothèques mènent aussi une action en direction des relais, associatifs ou institutionnels, qu'elles multiplient les dépôts de livres, qu'elles participent à des programmes de formation et d'insertion sociale; mais l'impact de telles actions ne saurait être mesuré au travers de statistiques mais par des enquêtes plus larges sur les voies d'accès au livre et à la lecture, en d'autres termes une approche du type Pratiques culturelles qui analysent le phénomène de façon globale et où l'institution, en tout état de cause mal perçue par le public, occupe une moindre place que la réception du service.

Façons de vivre, Façons de lire

En dernière instance, la lecture c'est quoi ? Une activité de masse dont témoignent les chiffres; mais une activité socialement élitaire, les chiffres en témoignent aussi... Une définition à la fois lapidaire et contradictoire, qu'il faut essayer de dépasser. La réponse a été fournie par les analyses factorielles présentées dans la première livraison des Pratiques culturelles parue en 1974 (cf. annexe 1).

Structurant l'univers des pratiques culturelles, elles font apparaître plusieurs « noyaux » culturels cohérents sinon homogènes qui s'ordonnent autour de deux axes populaire/cultivé d'une part, commun/électif de l'autre. Ainsi distingue-t-on en particulier le noyau des pratiques populaires, communes, où se regroupent la fréquentation des fêtes foraines, le cirque, le bal, la chasse... Le noyau opposé intègre nettement la lecture intensive, la fréquentation des bibliothèques, dans l'univers des pratiques cultivées, proches des « sorties cultivées » (théâtre, concerts classiques, opéra, expositions d'art). Reste... le reste, la lecture de quotidiens, de magazines, la lecture extensive et ponctuelle. Celles-ci seraient plutôt à inscrire dans l'univers des « pratiques domestiques » axées sur les mass-médias.

Les analyses factorielles mettent en valeur des relations entre des variables; elles ne rendent pas compte de l'importance numérique des ensembles ainsi dégagés. L'analyse de segmentation établie pour 1981 (cf. annexe 2) montre bien le rôle décisif du diplôme qui est la première variable discriminante entre les lecteurs. Plus que l'âge, plus que le sexe, beaucoup plus que la région, le diplôme est suivi du type d'habitat (rural, urbain) et des catégories socio-professionnelles (qui lui sont assez largement corrélées). En d'autres termes, c'est le capital culturel, repéré par le diplôme scolaire qui constitue la voie royale de l'accès au livre.

Royale, mais non exclusive. Il est important de souligner ce dernier aspect, qui limite certes l'envergure des projets de démocratisation culturelle que décideurs et praticiens du livre ont pu échafauder, mais qui ne les voue pas à l'échec. Les chiffres de Pratiques culturelles ou des statistiques des bibliothèques municipales sont, une fois de plus, éloquents de ce point de vue. C'est d'ailleurs à ce niveau-là que se situe, en dernière analyse, la principale ambiguïté de l'information ainsi recueillie. Les chiffres rassemblés concordent pour témoigner d'une expansion du livre et de la lecture. Un bilan dont il faut se réjouir mais qui postule une consommation passive et uniforme du produit livre par le public; or, comme le souligne Michel de Certeau 8, la lecture, plurielle, foisonnante, est aussi multiple qu'insaisissable et donne lieu à tous les détournements, toutes les ruses, tous les bricolages de l'écrit, dépossédé de son « sens littéral » par les lecteurs-pirates. L'idéologie de l'information par le livre, qu'on assimile en devenant semblable à lui au lieu de le faire sien, n'est qu'un mirage trompeur, propagé et entretenu par les producteurs; et, « là où l'appareil scientifique est porté à partager l'illusion des pouvoirs dont il est nécessairement solidaire, c'est-à-dire à supposer les foules transformées par les conquêtes et les victoires d'une production expansionniste, il est toujours bon de se rappeler qu'il ne faut pas prendre les gens pour des idiots ».

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Comparaison des principales pratiques de lectures et d'achat

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Comparaison en % de l'utilisation des filières d'achat

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Nombre de livres lus

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Lecture de quotidiens

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Public des bibliothèques

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Rapports entre la représentation des inscrits en bibliothèaque et leur représentation dans l'ensemble de la population

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Catégories de livres préférées

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Fréquentation des bibliothèques publiques

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Fréquentation des bibliothèques publiques

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Bibliothèques municipales - Évolution de 1974 à 1983

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Annexe 1 - Analyse factorielle

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Annexe 2 - Analyse de segmentation

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Annexe 3 - Questionnaire (1/2)

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Annexe 3 - Questionnaire (2/2)

  1. (retour)↑  L'enquête sur les Pratiques culturelles des Français a été conçue par le Service des études et de la recherche du ministère de la Culture. Deux fascicules ont déjà été publiés, le premier en 1974, le second en 1982. Nous remercions le Service des études et de la recherche d'avoir bien voulu mettre à notre disposition des tris complémentaires et une série d'analyses secondaires sur le livre et la lecture.
  2. (retour)↑  Cf. Patrice NOISETTE, « Le Dire-lire », Bull. Bibl. France, t. 31, n° 2, 1986, p. 131-139.
  3. (retour)↑  Les statistiques des bibliothèques municipales sont publiées tous les trois ans ville par ville. Depuis 1971 qui est l'année de départ, 5 recueils ont été publiés. L'état statistique pour 1983 a été publié en 1986.
  4. (retour)↑  Comme chacun sait, le secteur des bibliothèques publiques a ultérieurement été rattaché au ministère de la Culture, sous la responsabilité de la Direction du livre et de la lecture créée en 1975.
  5. (retour)↑  Pour l'analyse des grilles de lectures et des catégorisations par genres, cf. Patrick PARMENTIER, « Bon ou mauvais genre : la classification des lectures et le classement des lecteurs », Bull. Bibl. France, t. 31, n°3, 1986, p. 202-223.
  6. (retour)↑  Ces indications sont d'autant plus aléatoires que la formulation même du questionnaire a, dès le départ, limité les choix : comme il ne s'agissait de mesurer que l'utilisation des bibliothèques de lecture publique, les bibliothèques universitaires ne figuraient pas dans les choix proposés, si bien que les trois quarts des étudiants fréquentant une bibliothèque publique se retrouvent dans une bibliothèque municipale. Les « bibliothèques privées, de paroisse ou pour tous » regroupent des établissements extrêmement hétérogènes par leur origine ou par leurs modes de fonctionnement. De même le regroupement sur une seule rubrique des bibliothèques d'entreprise et de comités d'établissements a pu, jusqu'à un certain point, unifier des clientèles fréquentant des services différenciés...
  7. (retour)↑  Les caractéristiques socio-démographiques des inscrits en bibliothèques municipales ont été analysées dans l'étude sur L'expérience et l'image des bibliothèques municipales, menée par l'ARCmc en 1979; cf. Bull. Bibl. France, t. 25, n° 6, 1980, p. 265-299. Ses résultats vont dans le sens des indications données par les Pratiques culturelles.
  8. (retour)↑  Jean-Claude PASSERON, « Images en bibliothèques. Images de bibliothèques », Bull. Bibl. France, t. 27, n° 2, février 1982, p. 69-83; cf. aussi L'Oeil à la page, BPI, 2° ed., 1985.
  9. (retour)↑  Michel de CERTEAU, L'Invention du quotidien, UGE, 1982.