Lecteurs en boîte

Portraits dressés par des bibliothécaires

Martine Poulain

Régine Lartigue

Claire Bajard

Françoise Giroux

Nicole Le Pottier

Isabelle Giannattasio

Myriam Grivart de Kerstrat

Anne-Marie Filiole

Martine Darrobers

Galerie de portraits de lecteurs pris sur le vif par des bibliothécaires dans divers établissements. Hésitants ou familiers, tous s'assortissent pour former une palette polychrome

Collection of pen portraits : different readers have been pictured in a real-life situation by some librarians in various institutions. Hesitant or familiar with the library, all the readers are matching up in a polychromatic palette

Qui le croirait ? Les bibliothécaires sont aussi ethnographes, stylistes et cameramen. Ils relèvent, croquent, notent, photographient le public dans tous ses états.

Les gens d'ici

Ceux qui

Il y a ceux qui aiment être debout, ceux qui marchent, ceux qui travaillent assis, ceux qui lisent couchés comme chez eux.

Ceux qui s'émerveillent (et c'est gratuit et on peut avoir tout cela), ceux qui sont blasés, ceux qui sont critiques, ceux qui râlent tout le temps, ceux qui voudraient supprimer les autres, ceux qui voudraient qu'on soit copains, qu'on les reconnaisse, qu'on leur parle, ceux qui s'excusent de tout, ceux à qui tout est dû.

Ceux qui s'installent toujours à la même place, ceux qui ne supportent pas d'avoir quelqu'un en face d'eux, ceux qui utilisent mille ruses pour occuper deux places, ceux qui marquent leur territoire avec des journaux, des piles de livres, des effets personnels, des crayons de toutes les couleurs, « Ne pas dépasser. Danger. Lecteur méchant... ».

Ceux qui mangent, ceux qui dorment, ceux qui draguent, ceux qui rêvent, ceux qui écrivent, ceux qui composent, ceux qui apprennent, ceux qui reprennent, ceux qui détruisent.

Ceux qui refont le monde, ceux qui prennent le pouvoir, ceux qui deviennent ministres, ceux qui deviennent Don Quichotte, ceux qui font la guerre, ceux qui font les lois, ceux qui font un meuble, ceux qui sont en fusée, ceux qui sont sur le Titanic, ceux qui sont pharaons, Napoléon, Gengis Khan, Sissi, Clark Gable ou Platini.

Martine Poulain

Celles qui

Celles qui ne sont pas là. Celles qui ne viendront pas, celles qui ne viendront plus.

Ici, les jeunes filles de bonne famille font du droit. Elles ont le collier de perle, le chemisier sage et les escarpins discrets. Elles se plongent dans la Semaine juridique et les Recueils Dalloz et en sortent aussi peu tourmentées qu'elles y étaient entrées.

Les jeunes punks voudraient bien en découdre ou sont désarmantes de douceur. Les vraies écoutent Bob Marley; les branchées font des études de marché sur le développement des allumettes japonaises en France.

Les mères de famille possessives viennent à la place de leur fils qui fait un exposé sur l'industrie des pays de l'Est. Les mères pédagogues viennent avec leur fils qui fait un exposé sur la faim dans le monde. Les libérales donnent rendez-vous trois heures plus tard à leur fils qui vaquera comme il le souhaite.

Martine Poulain

Les anonymes

On a beau faire, le regard et l'écriture sont sélectifs et impitoyables. Que dire de ce qui ne se remarque pas, de ces milliers de passants qui se fondent les uns dans les autres, choisissant ce lieu pour son étendue, ses recoins, sa facilité d'accès, l'apparente liberté de comportement qu'il permet ? C'est l'endroit idéal pour celui qui désire confusément le contact, aime à s'entourer de monde, mais craint toute approche directe et forcée. Il y règne une atmosphère studieuse et vivante à la fois qui ne barre pas la route à toute expression, la plus « folle » soit-elle.

Régine Lartigue

La cohabitation

Le bébé qui tête le sein droit de sa mère ne l'empêche pas d'actionner l'interrupteur de la main gauche pour faire avancer les diapos. Il ne gêne pas non plus le vieux couple d'habitués installé à sa droite : les diapos de Beaubourg, c'est leur sortie, leur fête, leur spectacle. Sa canne, à lui, ne gêne pas les touristes espagnols qui regardent l'Andalousie. Leurs commentaires chantants ne gênent pas l'étudiant qui prend des notes sur les séries d'histoire de l'art. Ses livres ne gênent pas le clochard qui dort à sa droite. Celui-ci ne gêne pas le lecteur silencieux debout derrière lui qui regarde de biais l'écran d'à côté.

Claire Bajard

Les inclassables

Un certain regard

Ils arrivent tard, après le travail. Ils viennent des quatre coins de Paris et se retrouvent, s'installent, comme au café, comme sur la place du village, comme au pays. Ils se retrouvent ici depuis des années, de vraies longues années. Au début, ils regardaient des films, toujours les mêmes, le sourire aux lèvres, avec ou sans le son. Le commentaire, à force, ils le connaissaient par coeur; ou bien il n'avait jamais eu d'importance. La nostalgie se nourrit de peu, la nostalgie se nourrit d'elle-même. Quelques images pour amorcer la mémoire. Ce n'était plus un film, c'était un album de famille, une douceur pour oublier les froides soirées d'hiver hostiles aux étrangers.

Ce sont les Algériens. Maintenant ils ne regardent plus. Ils installent quatre ou cinq fauteuils confortables, les derniers, font cercle et parlent, parlent, parlent, des heures durant. De quoi ? C'est eux, maintenant, au'il faudrait filmer.

MP

Nouveaux jeunes

Il arrive. Anonyme. L'une des centaines de voix aussitôt perdues, l'une des centaines de silhouettes aussitôt oubliées, qui chaque jour veulent tout sur tout. Au deuxième regard, il est jeune, il est pauvre, il est chômeur. On finit par ne plus distinguer un étudiant d'un autre, un visage d'un autre, mais la misère, elle, frappe toujours en pleine figure.

Il ose, il n'ose pas. Il regarde, il ne regarde pas. Il demande : « Vous n'avez pas de la documentation sur les nouveaux pauvres ? ».

Le même ou son frère. Il cherche à écouter des disques depuis des heures. Toujours un plus malin lui passe devant. Toujours, il est anonyme pour la bibliothécaire pressée qui arrête les inscriptions quand son planning est plein. Il explose : « Pourquoi vous me recalez toujours ? Ça fait des heures que je suis là. Les autres, ils passent et pas moi. Je suis recalé moi, pourquoi je suis toujours recalé ? ».

Bibliothèque/Ecole/ANPE, même combat ?

MP

Le « lecteur » d'images

Il vient voir des images ou il tombe dessus par hasard. Il demande une série qu'il a trouvée dans le catalogue, ou qu'il n'a pas cherchée. Souvent il n'ose pas demander. Il regarde ce que les autres ont demandé.

Il regarde des pays où il est allé, où il va aller, où il n'ira jamais. Il demande des animaux d'Afrique ou des galaxies pour les enfants, des enluminures du XVe siècle pour lui.

Etranger, il veut revoir son pays ou le montrer à sa compagne.

Photographe amateur, il ne comprend pas qu'on ait si peu de photos sur ce pays : il en a au moins 100, et bien meilleures !

Photographe professionnel, il nous fait perdre notre temps : qu'est-ce que vous avez sur ce pays ? Je peux voir ? C'est tout ce que vous avez ? Où est-ce que vous vous les procurez ?

Nostalgique, il veut revoir la guerre de 40, les Halles avant Beaubourg, l'Indochine au début du siècle. Il demande 1, 2 ou 3 séries. Quand il peut s'installer devant un vidéodisque, il visionne 500, 1 000 ou 2 000 images.

Il lit attentivement les légendes ou ne les regarde pas; il prend des notes ou s'endort.

Il remercie 3 fois et demande combien il doit ou il exige la suite, se plaint de la qualité, de la quantité, des textes...

Erudit ou analphabète, du 1er ou du 4e âge, parisien ou africain, pressé ou incrusté, le lecteur d'images est divers, changeant.

CB

Afrique du sud française

Et puis il y a les cinglés de la mitraillette. Faux légionnaires, vrais psychopathes ou Français moyens, faut que ça saigne. Tout est bon : les tranchées, les guerres, les camps, les procès, les colonisations, les révoltes, les révolutions, les bombes, les porte-avions, les tortures, les mercenaires, il n'y en a jamais assez. Aux armes, et caetera ! On vit une époque formidable...

MP

Rencontres du 3e type

Un auteur transi

Un tel fait les cent pas, arpentant les allées, ressassant quelque histoire. Un autre vient presque tous les jours, il s'assied toujours à la même place, bien en vue, au débouché de l'escalator, face au bureau d'information. Il s'installe avec d'infinies précautions, déploie ses affaires qu'il étale selon un rituel inchangé : il pose sa veste sur le dossier de sa chaise en prenant bien garde à ne pas la froisser, va chercher deux dictionnaires, un Robert et un Harrap's, s'assied en retroussant ses manches, sort sa petite trousse d'écolier et ses feuilles blanches. Son grand oeuvre peut commencer.

Il écrit d'un air très inspiré, attentif toutefois aux jeunes dames qui passent immanquablement près de lui : il tend alors le bras vers elles et leur adresse un petit signe des doigts ainsi que son plus beau sourire édenté. Car il n'est plus tout à fait jeune.

Les textes qu'il abandonne ostensiblement le soir en partant, ou laisse à la lecture pendant les quelques heures de détente qu'il s'accorde, ces textes révèlent un peu de son passé, de son histoire qui tient en deux mots : Vietnam (son pays d'origine), Amour (son obsession).

Un jour il laisse un plan de ce journal-roman qu'il commence, mais très vite il dérape, dévidant ses rancoeurs contre la France, les médecins, et toutes ces femmes croisées, désirées, connues ou peut-être inventées qui n'ont pas su - pas pu l'aimer.

RL

Les croix

Une lectrice m'aborde dans les rayons.

- Il y a vraiment des lecteurs bizarres... Il y en a un qui prend des tas de livres et les installe en muraille autour de lui. Comme j'en voulais un de sa pile, je m'installe en face de lui et je lui demande si je peux regarder le livre. Il refuse car il n'a pas fini, dit-il. Il ne le lisait pas, pourtant... Vous savez ce qu'il en fait des livres ? Il en prend un, au hasard dans la pile, l'ouvre au hasard sur une page qu'il contemple, referme le livre et inscrit une croix sur une feuille devant lui... Il a quitté sa place quand sa page a été pleine de croix. Y'a des toqués ici vraiment...

Et c'est peut-être son frère, celui qui, penché sur un livre en caractères cyrilliques, recopie lettre à lettre sur un minuscule carnet quadrillé des pages et des pages. Lui qui, avant, recopiait de la musique...

Françoise Giroux

Les petits papiers

Et celui-là comment ne pas le voir, tellement il prend de place avec tous ses misérables tas de papiers multicolores qu'il assemble, découpe, colle inlassablement. Il lui faut une table entière et gare à celui qui, intrigué, s'approche de trop près, il le foudroie du regard le renvoyant à ses chères études. Lui n'a que faire de ce qu'offre la bibliothèque, il lui demande seulement un lieu pour s'asseoir et la paix : dès qu'un petit bruit parasite se manifeste, il proteste, crie pour que cela cesse.

RL

Preuve écrite

Il s'approche du bureau. Tee-shirt avec macaron, pantalon râpé, cheveux pendouillards et en mèches. A la main, aux ongles noirs, des photocopies :
- Vous auriez pas un tampon ?
- Vous voulez vous faire rembourser vos photocopies ?
- Oh, non ! C'est pour que mon copain y croie vraiment que c'est des vraies. Parce que, vous comprenez, il faut que je vous explique : y voulait pas me croire que Bobby Lapointe c'était le nom d'un gars qu'a eidsté. J'ai trouvé son nom dans un livre. J'ai fait la photocopie. Mais faut qu'y me croie que c'est vrai : on a fait un pari. Deux bouteilles de champagne. Et quand je parie, j'aime gagner. Faut qu'y me croie. Alors si j'ai le tampon et votre signature...

Il me tend alors les photocopies. En tête de la page : Shot on the pianist, scénario en anglais du film de Truffaut, avec la distribution, et en bas de page: Bobby Lapointe.

- Je n'ai pas de tampon.

Et je lui conseille de noter la cote, preuve de l'appartenance du livre à la bibliothèque. Si son copain vient avec la cote, on lui montrera ce livre.

Il part, ravi, en me saluant d'un « au revoir, Madame la fée »...

Je fredonne Vanille Framboise...

FG

Vocation

Il est venu à la bibliothèque avec sa classe. Elle lui a plu, non parce que c'est une grande réserve de lectures, il n'aime pas lire; tout au plus parcourt-il quelques bandes dessinées. Non, ce qui lui a plu, c'est l'endroit et les bibliothécaires. Il revient presque tous les jours après la classe leur tenir compagnie. Il fait maintenant partie de la maison et joue les apprentis. Ce qui l'intéresse le plus, même s'il ne répugne pas à ranger les livres, c'est le prêt. C'est une activité qui confère une certaine autorité. D'une voix assurée il invite l'emprunteur à décliner son identité, veille avec une vigilance de néophyte à ce que les règles soient respectées et manie le tampon dateur avec dextérité, tout en parlant de choses et d'autres avec ses « collègues ». Le meilleur moment c'est quand un de ceux de sa classe arrive. L'autre s'étonne de le trouver de l'autre côté de la barrière - de la banque de prêt, voulais-je dire -; lui, savourant sans en avoir l'air l'envie qu'il lit dans les yeux de son interlocuteur, l'aide avec un brin de condescendance à se servir de la photocopieuse et veille au grain : « N'emmène pas toutes les BD, et tâche de ramener tes livres avant l'année prochaine... Fais pas comme cette fois-ci ».

Nicole Le Pottier

La retraite qui sonne

Personne ici ne se souvient de l'avoir connu dans une position autre que celle de retraité. Lorsqu'il était un jeune (retraité), il accomplissait quotidiennement son périple érudit : les archives départementales, la bibliothèque municipale et la cathédrale dont il n'a pas encore épuisé les richesses archéologiques. Maintenant, le très grand âge l'oblige à espacer ses visites, il ne vient plus que quand il « a du courage ». Il arrive de son pas trottinant en soufflant beaucoup, nous salue d'un moulinet de sa canne, dépose son chapeau au portemanteau et se hâte avec lenteur vers sa place de prédilection à deux pas du fichier du fonds local et de la collection complète de la revue d'érudition locale. Là, il poursuit son interminable collection de faits et d'hommes. Il note tout ce qu'il trouve sur le passé du département. Il butine, mais il ne fait pas de miel, la synthèse ne l'intéresse pas. Il regroupe simplement le produit de ses recherches par thèmes et la bibliothèque reçoit périodiquement un manuscrit de quelques pages de sa petite écriture tremblée sur un village ou sur une famille. On peut lui envoyer le généalogiste ou le « maîtrisard » en panne, il a toujours une petite fiche pour sauver la situation. C'est un chercheur et un curieux.

NLP

Bourreaux de parents

Ils sont de ceux pour lesquels traverser la salle de lecture, une grande salle solennelle, est une épreuve; mais, comme ils n'ont pas la chance de trouver quelqu'un « de la maison » en train d'intercaler dans les fichiers, ils finissent, l'un poussant l'autre, par arriver jusqu'au bureau de renseignements. S'armant de courage, la dame pose sa question : elle voudrait des documents sur l'énergie en France depuis dix ans, et elle voudrait aussi ces deux livres dont elle a la référence sur un papier. Et elle s'excuse de nous causer ce dérangement, mais elle ne sait pas comment chercher et d'ailleurs ce n'est pas pour elle, c'est pour sa fille. On l'emmène vers les fichiers, elle bénéficie du petit cours du parfait petit utilisateur de la bibliothèque : le fichier matières, le fichier auteurs, l'art et la manière de distinguer les cotes de la salle de lecture de celles de la salle de prêt, etc., etc. On lui sélectionne quelques références sur l'énergie en France. Elle n'a pas vraiment écouté, on la sent tendue : il lui faut ramener quelque chose. Tout ce temps, son mari s'est tenu à quelques encâblures ; maintenant il vient voir le résultat des investigations.

Avant de les laisser partir, nous risquons : « Elle ne pourrait pas venir votre fille ? Cela serait plus facile pour chercher si elle était là pour nous dire exactement ce qu'elle veut ». « Oh, elle n'a pas le temps, elle a beaucoup trop de travail ! » dit la mère. « C'est pourtant vrai qu'elle nous fait marcher », convient le père. Nous n'avons pas réussi à semer la révolte; une semaine plus tard, ils reviennent avec une liste, beaucoup plus longue.

NLP

Dur...

L'« heure de C*** »

Quand l'après-midi a été dur en service public, il se trouve toujours quelqu'un pour dire : « C'est l'heure de C*** ». L'« heure de C*** », c'est le dernier quart d'heure avant la fermeture, le mercredi ou le samedi d'hiver, quand le calme succède à la grande activité des après-midi les plus chargés de la salle de lecture, quand les lycéens ont abandonné la place et que l'on commence à fermer les mille et une fenêtres de la bibliothèque. Il arrive alors, le sourcil en accent circonflexe et l'humeur batailleuse. Il rend deux ou trois livres sur la petite douzaine qu'il a empruntée. Il est de ceux qui ne voient vraiment pas pourquoi nous préférons que les livres soient sortis ou rentrés tous à la même date. Malheur à la nouvelle employée qui lui suggère, l'innocente, de se plier à cette règle : elle succombe sous les quolibets que mérite un système absurde. Puis il s'absorbe dans la consultation des fichiers dont il s'extrait quelquefois, frétillant d'aise, une fiche à la main : « Ce sujet ne va pas du tout, cela n'est pas du tout cela, moi, j'aurais mis... » C'est dur... On se console en se disant que c'est sans doute le seul de nos lecteurs qui lit nos fiches jusqu'au bout, jusqu'à « couv. ill. en coul. » Dernièrement, il a même remarqué que nous n'avions pas mis exactement la même hauteur en cm pour deux exemplaires d'un même livre. « Il lui manque un demi-centimètre, il a rétréci peut-être ! » De cette lecture vigilante des catalogues, il tire la matière de plusieurs bulletins de demandes. Il est six heures moins deux.

NLP

Silence, on tourne... la page

Il vient tous les jours. Au creux de l'après-midi, il entre dans la salle de lecture, se rue sur la presse quotidienne et emporte son butin vers une place au bord de l'allée et, après un changement de lunettes, il se plonge dans la lecture; les autres journaux sont bien à l'abri, calés sous son coude. Mais voilà, c'est toutes les fois la même chose. Tout et tout le monde se liguent pour l'empêcher de lire tranquille. Son voisin éternue, les employés passent et repassent pour aller chercher des livres en haut dans le magasin, deux tables plus loin des lycéens pépient au-dessus de leurs dictionnaires, un habitué échange des propos badins avec la dame du bureau, la photocopieuse photocopie et le composteur composte bruyamment, et le soleil, lui, pendant tout ce temps court d'une fenêtre à l'autre.

A ces agressions extérieures, il oppose toute une série de grognements plus ou moins articulés selon la gravité des faits. Cela peut aller jusqu'à l'invective sonnante. Lorsqu'un jeune (ou un vieil) inconscient, un nouveau qui ne sait pas, tente, avec le grand courage que confère l'innocence, d'obtenir un des précieux tigres de papier qu'il se garde au chaud, la salle retient son souffle; mais devant l'énormité de l'affront, il reste sans voix et quelquefois même il prête... Cette salle de lecture est vraiment le dernier endroit où lire la presse paisiblement. Il vient tous ies jours.

NLP

Le Docteur Abuse

On ne se souvient pas très bien du moment exact où il a commencé à venir à la bibliothèque. Au fil des mois, il a imposé sa présence discrète et c'est quand il a demandé à disposer d'un bureau parce que les autres lecteurs, les lycéens particulièrement, le gênaient, que son lent grignotage a pu être mesuré. Armé d'une politesse aux franges de l'obséquiosité et d'une ténacité confinant à l'obstination, il a obtenu de l'un et de l'autre des privilèges auxquels pas un autre lecteur n'oserait même rêver. La bibliothèque reçoit pour lui des cartons d'archives concernant le petit village dont il ne finit pas de faire l'histoire. Ce prêt-inter d'une espèce rare dans une bibliothèque neuve de la région parisienne lui a servi de passeport au début: il était « le » chercheur de la bibliothèque. Il a d'abord revendiqué un siège plus confortable que nos chaises de skaï et les longues heures qu'il passe dans la salle de lecture ont semblé un argument solide. Disposer de sa chaise lui a permis de passer à l'étape suivante, avoir sa place, et les autres usagers, après quelques légers incidents, ont compris qu'il y avait là un territoire à respecter. Après avoir conquis un espace, il s'est attaqué au temps : les Archives départementales étaient soucieuses de récupérer rapidement leurs cartons et n'accordaient que des délais de prêt assez courts, il lui fallait donc, pour avoir le temps de tout dépouiller, pouvoir venir aussi pendant les heures de fermeture de la bibliothèque. Là encore la requête a semblé recevable, du moins « pour une fois » et, bien sûr, l'occasionnel est insensiblement devenu habituel. On s'est habitué à le voir à sa place à toute heure, à oublier sa présence. Mais lorsqu'il a convoité un de nos bureaux, il a franchi le seuil de l'acceptable et ses conquêtes, apparaissant soudain dans toute leur ampleur, ont vacillé.Vint le temps de la remise en cause.

NLP

Die Presse presse

Il entre là à toute vitesse, dans l'urgence du manque et l'arrogance suffisante de celui qui possède ce lieu. Il faut s'y battre à l'ouverture, les habitués font la course depuis l'entrée du Centre (la plupart ont dû améliorer leur record personnel du 100 m depuis le temps !)

Devant les présentoirs, c'est l'aveuglement: à tout hasard, au cas où l'on ne pourrait plus mettre la main dessus, on embarque tout et tant pis pour les autres, c'est chacun pour soi. A midi dix, plus un quotidien ne traîne.

Après, il s'agit de conserver son avantage, protéger son petit tas contre la concupiscence des autres, tout en lisant tranquillement.

Parfois éclatent des cris : certains habitués, ne tolèrant pas d'avoir manqué l'ouverture, tentent d'arracher leur bien aux « gagnants » qui s'accrochent. On s'insulte, on se bat même. Il faut intervenir.

Le plus odieux, c'est ce grand type blond à lunettes, un pilier : la salle est à lui. Il est tellement grand et droit qu'il les domine tous. Il est sûr de son bon droit. Il arpente la salle d'un pas décidé, il n'a peur de rien pour obtenir ce qu'il veut. Il pénètre dans les bureaux, dérange tout le monde, exige, critique, réclame son journal préféré. On sait très vite qu'il est Autrichien et que, par conséquent, tout ce qui vient d'Autriche et d'Allemagne lui appartient. On finit par le connaître. Comme on le repère de loin, deux tactiques s'imposent pour éviter l'affrontement : la fuite ou une certaine diplomatie: quand il fond sur vous, lui tendre en silence son tas de journaux, en sachant d'avance qu'il n'y aura pas un merci et que, la lecture achevée, tout sera abandonné dans un coin de la salle. A vous de choisir. Ah ! j'oubliais, son nom est Die Presse

RL

La cigarière

Et puis il y a la fumeuse frénétique. Elle travaille d'arrache-pied toute la journée, empilant les livres, photocopiant à tour de bras. Sa place préférée est au plus près du jour et pas trop loin de son appareil favori.

Il est rare qu'elle vous adresse la parole, probablement sait-elle tout d'avance. Parfois elle fonce vers vous, investissant le bureau, c'est urgent, il faudrait tout lâcher pour elle. Souvent elle profite d'une de vos absences pour se servir d'un usuel et, si vous lui parlez, elle ne vous entend pas.

Elle est petite, nerveuse, entre deux âges, le visage creusé, l'oeil fixe derrière d'épaisses lunettes. Ses mains tremblent, ses doigts sont jaunis par le tabac. C'est inévitable, un voisin vient se plaindre ou vous sentez une odeur suspecte. Elle vous voit vous approcher et vous ignore superbement le temps de votre petit discours. Si vous insistez, elle finit par obéir et écrase sa cigarette avec rage. Dans une demi-heure il faudra recommencer : elle est incorrigible.

RL

Le plus petit chien du monde

D'habitude, il est assez distant; il se glisse dans la section adultes pour y trouver sa lecture préférée, les livres sur les avions de guerre, les bateaux ou les motos. Mais aujourd'hui, il surmonte sa timidité et vient nous demander un livre qu'il ne trouve pas. Pourtant il est sûr de l'avoir vu : « Là, il était là hier, » dit-il en montrant le chariot derrière nous. Nous essayons de lui faire comprendre que nous rangeons les livres du chariot chaque jour. Cela le consterne. « Tu ne te souviens pas du titre ? » - Si, « Le plus petit chien du monde ». Silence perplexe.

Nous réfléchissons. « Et ça racontait quoi ? » « L'histoire d'un chien, et il était le plus petit chien du monde ». Evidemment, c'est imparable... Quelqu'un a une inspiration : « Ça ne serait pas Un chien tout petit ? » Non, il ne croit pas. Et en voyant le livre, il reste inflexible : ce n'est pas ce qu'il cherche. Il reviendra plusieurs fois, de plus en plus suppliant. Il continue d'emprunter sa ration d'images de véhicules en tout genre, les dragsters, les camions de pompiers américains, etc., et il ne demande plus rien. Entre lui et nous, il y a le plus petit chien du monde, malgré sa taille, un gros sujet de rancune.

NLP

Nous, les musiciens

Mercredi

Elles sont trois, toutes fraîches et roses. Trois Grâces en pantalon de coton pastel. Rose, bleu, jaune. Blouson faux cuir, écharpe minerve, souliers pointus. Un peu joufflues, les cheveux longs, une pointe de rouge. Classeurs, cahiers, trousses. « Madame, on fait un exposé. On a choisi le rock français », dit leur porte-parole. Les cotes, les catalogues, et tout ça, elles écoutent. « Merci, Madame », elles disparaissent. Au bout d'un bon moment, elles reviennent, un grand sourire et les yeux pétillants, chacune une pochette de disque sous le bras. « On peut écouter ? ».

Isabelle Giannattasio

Bayreuth

Il a le visage pâle, et les yeux légèrement bordés de rouge. Une casquette de communard et un trench coat des fiftie's. Il vient tous les jours. Lui, c'est Wagner. Tout, mais pas n'importe quoi. Il est sérieux. Il a les partitions, il choisit les interprétations, il précise l'oeuvre, la face, le morceau. Il est américain, mais il préfère qu'on lui parle français. Il s'installe à son pupitre, se concentre, donne le signal du départ. Penché sur sa partition, habit noir et baskets blanches; il dirige l'orchestre sans le voir, tendu vers chaque instrument, vers chaque voix. Il fait, répéter - « En arrière, s'il vous plaît » -, une fois, deux fois, trois fois, exigeant jusqu'à la perfection. La mesure gronde, éclate, s'apaise. Au bout de deux heures, il s'en va, satisfait du travail accompli, détendu. Là, maintenant, il irait bien boire un verre.

IG

Sous la lampe

Il a vingt ans. Grand, brun, le corps maigre et les joues rondes et roses. Il est timide dans son chandail marine maison. Pas très sexy. Derrière ses lunettes, ses yeux sont très polis, un peu charmeur ? La partition d'une main, la pochette d'un album de l'autre, il sourit, complice et compatissant, à la fille du bureau quand les autres se bousculent. Il sait qu'en « Classique » il y aura de la place, qu'il viendra à l'heure dite poser sa petite trousse en cuir, son cahier et sa partition sur la table. Pour user, hors du temps, ses fonds de culotte d'étudiant. « Au revoir, Madame, merci ! ».

IG

Vive la France

Elle est jeune, rousse et canadienne. Ou bien plus vieille, toute petite et noire américaine. Elles sont encombrées de sacs plastique, pleins de disques et de bouquins qu'elles ont achetés, entravées de longues écharpes en laine tricotées main, dans les mauves. Elles arrivent vers huit heures du soir, ravies. Par l'étendue, par la beauté de ce qui s'offre à elles. Au milieu du grand fleuve, l'île merveilleuse, la Musique. Elles y abordent. Elles se font tout expliquer, les pochettes, les catalogues, les suppléments, les partitions, les cotes, les vidéos, les compacts, les vidéodisques... A chaque réponse, une découverte. C'est le bonheur, l'excitation. «Non, non, pas ce soir, je reviendrai ».

IG

Paris-Dakar 1986

Le dimanche suivant, ils sont venus à quatre. Blousonnés et bruyants. Encore enfants et déjà hommes, couleur des quatre continents. Partis de leur banlieue, crachés par le RER, aspirés par Beaubourg, ils ont ricoché comme des boules de flipper, d'escalator en coursive, de livre en livre, de table en rayonnage. Ils ont suivi la pente jusqu'au 78. Enthousiastes, le but atteint, ils se cognent au bureau comme une vague joyeuse. « Balavoine : « Quoi, faut trouver la pochette ? bon, vas-y», « M'dame, j'trouve pas la pochette », « Dans les catalogues ? C'est l'quel, M'dame ? J'trouve pas » « Pis quoi, faut attendre ? Faut s'inscrire ? Faut s'inscrire pour attendre ? » « On peut pas écouter à quatre ? Tout de suite ? » « Bon alors, en attendant, comment ça marche ? Les livres, les journaux, les vidéos ? Quoi les catalogues ? Quoi les cotes ? » « Bon c'est simple, nous, c'qu'on veut, c'est tout sur Balavoine ». Ils s'éparpillent comme des jeunes chiens autour du bureau, retenus par une invisible laisse, pleins de bonne volonté, poursuivant une seule chose, Balavoine !

« Bon, les mecs, on y va ! »

IG

Papillon

Il a un imperméable mastic élimé aux poignets et un nœud papillon, lui aussi chic fatigué. Un chandail bordeaux et des chaussures limite. Il est très grand et très serein. La soixantaine. Tous les jours (et depuis combien d'années ?), il choisit avec beaucoup de soin une pochette de disque, souvent un album Mozart, Bach, Beethoven. il l'apporte, tel un carton d'invitation, au bureau, avec la courtoisie et l'assurance des invités de marque, sa taille surplombant les badauds. A l'heure dite, il s'installe et d'un sourire demande le début de la première face. Les coudes sur la table, la tête dans les mains, il nage dans la musique à grandes brasses crawlées, émergeant entre chaque face pour le sourire convenu, puis il replonge. Au bout de deux heures, il repart du même pas. A demain.

PS. Tout le monde l'aime bien, on lui dit «Bonjour Monsieur ». Et j'aimerais savoir quelles autres fleurs il va ainsi respirer dans la bibliothèque. Un jour je vais le suivre.

IG

Biffin

Il est petit et maigrichon. La quarantaine bien tassée. Il a une petite moustache raide brun-roux, et des yeux clairs. Un anorak et des bottes de cow-boy. Un vieux Titi. Dehors, il doit avoir des tas de copains, rouler de camionnette en blanc comptoir. Il est démerde. Il sent le tabac froid. Ici, il vient se reposer, et s'isoler. Toujours poli, un rien charmeur. Ce qu'il veut, c'est des gros balèzes, des beaux gars sur les pochettes, les Johnny, les Ferrat, les Cabrel, des mecs forts et tendres, comme lui.

IG

Sur un nuage

Ils ont le même sourire, magnifique. Il est grand et maigre, un vieux pardessus noir à la mode. Elle est joufflue comme une enfant, une grosse queue de cheval frisant sur sa veste rétro. Il est étranger, mais d'où ? Elle aussi, mais d'ailleurs. Ils parlent des yeux et du sourire, et dans un français réduit qui va droit à l'essentiel. Ils sont venus comme on monte à l'autel, célébrer des noces à deux, échanger des consentements. Chacun serre sur son coeur la pochette d'un disque de son pays. La dame (ou le monsieur) derrière le bureau célèbre le rituel avec conscience et sympathie. Le tour est pris. En attendant, main dans la main, ils vont faire un petit voyage dans la bibliothèque. Puis ils reviennent à l'heure dite, aux places d'écoute double (« matrimoniale » en italien ?). Couronnés d'écouteurs, branchés à la même platine, ils rient, se bousculent, s'enlacent, se parlent à voix très haute « Oh pardon Madame ». S'aimer, c'est écouter la même musique ?

IG

Passe le bibliobus

« Je vous ai apporté des bonbons »

Il y a les lecteurs de toujours, fidèles en toute saison, qui nous suivent sans faillir tout au long de l'année, et puis il y a ceux qui viennent avec le temps, ceux de l'hiver et ceux de l'été.

Souffle l'air chaud, souffle l'air froid. Le bibliobus vit la météo. Il fait tour à tour pluie, soleil et vent. On va même à la chasse ou aux champignons.

Mais le meilleur moment est encore celui où le lecteur exprime son contentement et le traduit parfois sous forme de cadeau au gré des saisons, en apportant des fleurs, du miel, des pruneaux ou des chocolats...

Myriam Grivart de Kerstrat

Sœur-Thérèse

Les timides s'approchent prudemment dès que le bibliobus se vide. Ils ont peur des autres. Peur de formuler tout haut la demande qu'il gardent secrètement au coeur depuis des jours. Ce sera suffisamment difficile devant le bibliothécaire.

Enfin, une lectrice se décide et s'avance, prête à s'effacer à la moindre alerte, priant pour que sa quête s'inscrive miraculeusement au-dessus de sa tête. Soupir et chuchotement : elle voudrait, très modestement, la vie de Sainte Thérèse d'Avila...

MG de K

Fahrenheit 451

Un livre peut faire naître une ambiance. Certains sujets ont l'art d'embraser les conversations, échauffant les esprits, rougeoyant les épidermes, lançant des gesticulations tous azimuts.

L'érotisme a mis le feu aux poudres. Pour un lecteur, il pousserait à manquer de respect aux femmes, pour un autre, au contraire, il aiderait à les libérer.

Fusent les quolibets, jaillissent les réparties. Le bibliobus tremble sous la surchauffe... Où trouver la vérité dans cet emportement général ?...

MG de K

Lire : un acte gratuit

Ils sont tant habitués à payer que la gratuité les intrigue et les rend suspicieux. Alors ils tournent autour du bibliobus, discutent un moment entre eux, lisent négligemment le panneau d'affichage, hésitent encore une dernière fois, avant de monter, puis, brusquement, se décident.

Les plus têtus s'obstinent encore au bureau du prêt et sortent leur porte-monnaie en présentant leurs livres.

Une lectrice, seule opposante, cessa d'emprunter quand ses impôts augmentèrent.

MG de K

Alma mater

L'eau qui dort

Deux modèles de jeunes filles, anciennes bonnes élèves au lycée, futures agrégées sans histoire pour la satisfaction des familles.

L'une en maille chaude, point lâche tendrement tricoté par Maman, l'autre nageant dans une large chemise à Papa, toutes deux à l'aise dans l'ampleur de la mode, lisses et claires, nourries au lait et aux oeufs frais, sans l'ombre d'un maquillage. Deux régals de vies saines penchées sur un même livre, l'Ecologie des ressources naturelles.

Soudain, la première lève le nez, mordille son bic, se met à chuchoter dans l'oreille de l'autre. Qui pouffe. Rougit. Susurre derrière sa main. Fous rires en perles, trémoussements, regards plissés, suite ininterrompue de confessions pudiques. Une image enfin s'échappe de ce duo serré : « Une gueule d'aventurier. Tu verras les photos »...

Anne-Marie Filiole

Pour vivre heureux, vivons cachés

Deux jeans qui collent aux pattes, avec des plis d'usure. Même allure. Elle est lui. Une lenteur chaloupée de jeunes qui prennent le temps d'envisager l'avenir, tranquilles dans leur baskets blanc sale et gonflés d'air. Des coussinets de décontraction...

Elle, abondante comme un Rubens, chevelure détachée, contours en sfumato. Lui, potache apathique qui s'attarde dans la lymphe juvénile.

Se dirigent tranquillement vers les salles d'étude, choisissent celle qui est vide, tournent un moment sur place, valse lente entre les tables, deux siamois cherchant la meilleure place, puis d'un accord tacite, élisent la dernière, tout au fond, la plus cachée, la moins visible, et se coulent dans les chaises, mêlant leurs pieds, mélangeant leurs blousons, pour une demi-heure de récré entre deux amphis.

AMF

La bonne blague

Long comme un jour sans pain, l'oeil noir et la moustache frêle, il hante les rayons de la bibliothèque avec une arrogance d'hidalgo affamé. Nez en l'air, humant le mystère qu'il nous cache, il va de la salle des périodiques à la salle de lecture et de la salle de lecture aux périodiques, traînant son indigence, poursuivant ses chimères, promenant ses richesses avec lui, des sacs et des paquets nommés Carrefour, Euromarché, Monoprix... selon les jours.

Son regard échancré de fièvre et sa silhouette osseuse terrorisent les gardiennes. Il n'a pourtant jamais commis d'agression et le seul vice qu'on lui connaisse est de passer d'une salle à l'autre parce qu'on le fouille à la sortie.

Alors, quand il arrive au contrôle, quand la magasinière commence à ouvrir un à un les sacs du bout des doigts et qu'elle grimace sous les odeurs de « resto u » qui s'exhalent, quand elle en sort avec dégoût une blouse trouée de chlore, un short sale, des socquettes en bouchon, un gobelet, un sandwich et des miettes, des miettes, encore des miettes..., avec la crainte croissante d'aller de surprise en surprise, son grand corps noué commence à se détendre comme un large sourire, et le voilà qui rit enfin d'un vrai grand rire, silencieux, tressaillant tout entier d'un bout à l'autre.

AMF

Vive la retraite

Dures les réclamations aux enseignants du supérieur ! Il arrive furieux, vociférant, dans le bureau des bibliothécaires-adjoints, les accusant de l'accuser de garder trop longtemps les livres de la bibliothèque alors qu'il en a besoin pour préparer ses cours ! Il accuse, les mains vides, sans les livres. Deux ans qu'il sont chez lui !...

Que faire ? Attendre la retraite avec lui ?

AMF

Toujours la même histoire

- Je ne comprends décidément pas. Je ne trouve aucun texte d'Aristote en histoire.

- Mais il y a des livres sur lui, enfin des livres qui parlent de lui comme ils parlent de Platon, d'Epicure, et des autres.

- Mais ses écrits ? Où sont classés ses écrits ?

- En littérature grecque.

- Je suis un enseignant d'histoire !

- Vous avez des collègues de lettres classiques.

- Et mon collègue de philo ? Il cherche en littérature ?

- Il devrait.

- Vous pourriez aussi en mettre en politique ?

- C'est ce que nous faisons pour certains penseurs modernes, mais quand le livre comporte un côté historique, nous privilégions cet aspect. Ainsi Lhistoire de la pensée politique grecque est classée en 938:32.

- S'il vous plait, je vous en prie, soyez assez aimable pour regrouper tous les livres concernant Aristote sur un même rayon.

- Lequel ? Philo ? Lettres ? Histoire ?

AMF

Qu'est-ce qu'ils fichent ?

Babybliographie

C'est la coqueluche de la salle de lecture. Il est petit et propret, poli mais décidé, gentil et pas « rameneur », et surtout, c'est un fan du fichier sujets. Depuis qu'il a découvert cet instrument, il le manie avec virtuosité. Quand il sèche, il vient demander un conseil, mais sur le ton de la complicité; car enfin, nous qui le nourrissons chaque jour ce fichier sujets et lui qui jongle avec les vedettes matières, nous sommes de la même confrérie. Il travaille pour son compte d'abord, mais il met également ses compétences et son savoir-faire au service de sa soeur, de l'amie de sa soeur, etc. Cela nous l'avons découvert le jour où il a calé sur le SIDA. Ce jour-là nous lui avons fait faire un grand bond qualitatif en lui indiquant sous le sceau du secret où se trouvent les sigles dans un catalogue alphabétique. Et pendant qu'on y était, on lui a présenté l'Encyclopaedia universalis, pour sa sœur, c'est de son âge.

NLP

Ticket to ride

« Ça marche ! » Un tapotement désinvolte sur la carène de la console. On se croirait, sinon dans un Boeing, du moins dans un aéroport : mobilier design, vastes verrières, visions de sphères, coupoles et radars. Le pilote, du haut de ses dix ans, briefe les passagers en partance pour la recherche en ligne : « Vous allez voir, le système va nous sortir un ticket qui dit où se trouve le livre. - Tu as de la chance soupire le co-pilote, un blondinet au teint blême, le regard fixe, la mèche en bataille et le maxillaire crispé, figé depuis un quart d'heure devant les commandes du tableau de bord. Moi, il me propose des bouquins sur les poiriers alors que j'ai demandé des livres sur les poissons rouges... - Appuie sur SOM, non sur SUJ, non sur... Change de machine, eh patate ! » Le brillant second pique du nez vers une autre console. Le silence s'installe; le sourire confiant se teinte de perplexité, le tapotement devient martèlement : « Alors, ça vient ? Il est débile ce système ! - Tu as bien fait ENVOI susurre un spectateur narquois. -Bien sûr », réplique dignement l'interpellé, dont l'index glisse sournoisement vers la touche. Quelques secondes plus tard, un ronronnement rassurant annonce le ticket salvateur. Du coup la recherche se fait massive, on balaye large et c'est une véritable cascade de tickets qui jaillit de l'imprimante. « Bon, on continue ! - Mais non, patate ! rétorque le blondinet, radieux. Y a la dame qui raconte des histoires qui va commencer. Si on lui montre les tickets, elle va nous laisser entrer ! - Allons y ! » Et le groupe de démarrer en trombe vers l'autre bout de la Médiathèque raflant les bons points si péniblement gagnés.

Martine Darrobers

Les détrousseurs de fichiers

Comme j'arrivais au fichier matières dans la tranquille somnolence qui prépare toujours à une bonne séance d'intercalation, je vis, à quelques tiroirs, un étudiant brandir triomphalement une fiche.

- Que faites-vous ?

- Je voudrais emprunter ce livre.

Flash back: ma mémoire me servit en vrac des souvenirs de fiches classées aux endroits les plus fous, dénonciateurs du délit, ainsi que des visions de fiches à plat jonchant le dessus des fichiers dans le plus total abandon, restes d'extractions illicites tombées immédiatement dans l'oubli après usage.

J'étais encore loin du compte ! La fiche ouvrait un oeil béant et je compris enfin qu'on l'avait arrachée. Pourquoi enlever en finesse quand on pouvait le faire en vitesse ?

Je sermonnai ce vandale inconscient et le priai instamment d'aller chercher un bulletin de prêt pour y porter les références du livre. Il hésita entre la cote et le numéro d'inventaire, joua un moment à celui qui savait, puis opta brusquement pour la cote.

Après que je lui eusse expliqué qu'on reportait en général le numéro d'inventaire, mais que, dans ce cas précis, c'était inutile puisqu'il n'était précédé d'aucune mention « prêt », et que je l'eusse aidé un moment à « dépouiller » le fichier pour trouver des livres empruntables sur la question, je replongeai dans le très confortable isolement de l'intercalation.

Il m'en tira, un peu plus tard, violemment. Essayant d'attirer mon attention, il agitait les bras au-dessus du fichier auteurs et cria:

- J'ai mieux que tout à l'heure. Exactement ce qu'il me faut !

Rêvais-je ? Dans sa main droite, qui brassait l'air au bout du bras tendu, un nouveau rectangle blanc me regardait.

AMF