Douceurs et métamorphoses des rencontres

La Salle d'actualité de la BPI et ses usagers

Martine Poulain

La Salle d'actualité de la BPI a été conçue comme un espace d'exposition (nouveautés du disque et du livre), d'information et consultation rapide (presse) et de passage vers la BPI. L'utilisation qui en est faite, très importante, ne correspond pas à ces attentes : la presse est beaucoup plus consultée que le livre et la présence de nouveautés est perçue de façon inégale. Même s'il connaît et utilise la BPI, le public de la Salle d'actualité tend à y séjourner. Le choix entre la Salle d'actualité et la BPI est davantage fonction du projet de départ - travail, loisirs, détente - que des documents utilisés et ne se pose pas en termes de lecture/non-lecture

The Actuality room (Salle d'actualité) of the BPI has been designed as an area for exhibition (new records and new publications), information and fast consultation (press) and as a way to the BPI. But the room is not being used accordingly : the press is more sollicitated than the books and the display of new publications is felt differently by the public. Though he knows and practices the BPI, the public tends to stay in the actuality room; all choice are induced more by the original project - work, leisure - than by the documents used and cannot be stated in terms of reading/non-reading

L'ouverture au public d'une institution culturelle est toujours le moment de l'accomplissement d'un inconnu. Celle de la Salle d'actualité de la BPI fut elle aussi le lieu d'une confrontation entre un projet mûri par ses concepteurs.et un public qui n'est jamais totalement ce qu'on pensait qu'il serait et qui ne fait jamais vraiment ce qu'on aurait voulu qu'il fît. Les pratiques adoptées, les choix faits par les usagers illustrent bien les relations complexes et diverses, entre une mise en oeuvre, une proposition faite par une institution et un public qui n'est jamais singulier mais toujours pluriel, et dont les réactions sont souvent inattendues, évolutives et multiples. Cet inconnu premier devient alors le théâtre d'une négociation **.

Ni librairie, ni bibliothèque

L'idée d'une salle d'actualité est présente dès les premiers projets des concepteurs. Elle est décrite comme une « galerie permanente de l'édition française » ou une « librairie-galerie où on ne vend pas » et veut s'inspirer de la Kulturhuset de Stockolm. On la place sous le signe de « l'actualité, l'information rapide, la détente ». Elle doit permettre au visiteur de « trouver des informations (...), suivre les nouvelles productions (...), consulter les quotidiens (...), feuilleter les périodiques (...), utiliser des ouvrages de référence (...), regarder des expositions (...) ». On veut aussi lui voir jouer un rôle d'incitation à la lecture auprès du « grand public » : « Grâce à la nouveauté de ses moyens de présentation et à la variété de ses activités, elle facilitera à un large public la connaissance par le livre des sujets d'actualité ». Enfin, elle doit orienter vers « la bibliothèque à proprement parler, les lecteurs désireux d'approfondir un sujet ».

La Salle d'actualité a donc deux référents : les librairies et les bibliothèques. Une librairie de nouveautés qui ne disposerait pas de stocks et ne pratiquerait pas la vente, mais qui offrirait simultanément quatre supports, quatre sources d'information (livres, disques, presse, expositions). Une bibliothèque qui est explicitement décrite comme différente : la Salle d'actualité est conçue comme un espace de « consultation », de « feuilletage », de « détente ». Les documents d'archives que nous avons consultés n'emploient jamais le terme de lecture. La lecture se fera plutôt (« on pourra approfondir ») dans l'espace pour lequel elle joue un rôle d'incitation : la bibliothèque « à proprement parler », celle du deuxième étage.

Ainsi la Salle d'actualité est-elle en quelque sorte la « vitrine » de la Bibliothèque publique d'information. Disposant d'un espace public de 600 m2, elle a pour fonction primordiale de présenter au public, en consultation sur place, sans possibilité d'emprunt: les nouveautés françaises du livre, les nouveautés du disque distribuées en France, un panorama de la presse française et étrangère.

La collaboration gracieuse des éditeurs permet d'offrir environ 3 500 titres de livres et 1 650 disques. Ces documents restent en rayon un an. Un ensemble représentatif de quotidiens nationaux et étrangers, une sélection de magazines et revues permettent d'offrir environ 580 titres de périodiques, dont seul le dernier numéro est mis en rayon. La Salle d'actualité propose également un fonds de livres de référence et d'information d'environ 2 000 titres et organise des expositions et des débats.

La rencontre et les négociations

La première réponse des usagers est d'abord l'affluence. Cet espace, petit par rapport à d'autres espaces du Centre Pompidou, reçoit presque 3 500 personnes chaque jour, hiver comme été et ce depuis l'ouverture en 1977. C'est le tiers de ce que reçoit la bibliothèque au deuxième étage. C'est presque autant que le Musée national d'art moderne qui s'étend, lui, sur 17 325 m2.

Affluence ne veut pas dire adhésion. Aux hiérarchies et aux façons d'être proposées par l'institution, les usagers en ont préféré d'autres qu'ils ont eux-mêmes et tout de suite mises en place.

La presse, première au hit-parade

Ainsi ce ne sont pas les nouveautés du livre qui sont les plus consultées, mais la presse qui vient largement en tête des choix des usagers. Elle est lue par plus de la moitié des usagers, soit plus de 1 900 personnes par jour. Au premier rang des lectures de presse, celle des quotidiens puis celle des revues spécialisées et des magazines d'actualité. La lecture de livres, fait sans doute unique dans une bibliothèque, n'arrive qu'en seconde position. Les nouveautés sont lues par un tiers du public et les ouvrages de référence par une personne sur dix.

Comment expliquer ce succès ?

Les revues telles qu'elles sont présentées en Salle d'actualité sont offertes : elles sont mises à plat sur les tablettes, on en voit la couverture, on peut en anticiper le contenu. Une revue sur un présentoir est comparable à une image sur un écran. Sa verticalité attire l'oeil. La présentation faite ici est peut-être inhabituelle pour les bibliothèques, mais elle ressemble à celle des kiosques. Si l'on ne peut dire que le désordre sied à la presse, on peut penser que l'achat de presse nécessite cette habitude d'apprendre à voir, à repérer, à sélectionner dans l'abondance. Une librairie est classée, mais personne n'a jamais vraiment compris le classement d'un kiosque et on a l'habitude de trouver son journal en haut à gauche ou sur telle pile...

Une lecture spécifique

mais c'est aussi dans ce qu'est la lecture de presse, et dans ce qui la distingue de la lecture de livres qu'il faut chercher les origines de ce succès. Une revue est faite d'un ensemble de textes : elle permet d'être infidèle. Elle permet de ne pas s'engager au départ pour une lecture totale, de sauter, de changer d'avis, de prendre ou de laisser. Elle n'a ni début, ni fin. Elle permet à chacun de se créer son propre itinéraire, alors que la lecture d'un livre impose une linéarité plus grande.

Lire une revue, c'est laisser une part du choix à l'autre, à l'éditeur, aux auteurs, c'est agir par délégation, une part du premier travail intellectuel qu'est la sélection étant ici en partie effectuée par ces autres. Une revue par définition fait par ailleurs partie d'une série : souvent, sans en connaître le contenu ponctuel on en connaît le genre, les centres d'intérêt. Un livre est toujours unique: une revue d'un mois sur l'autre, un quotidien d'un jour sur l'autre sont d'une certaine façon toujours les mêmes; même nom, même format, même papier, même centre d'intérêt, pagination proche, même structure, même organisation des rubriques. Lire le journal n'est-ce pas lire indéfiniment le même livre ? Toute l'organisation de la presse, du quotidien régional à la revue marginale, vise à se créer un profil particulier mais suivi, qui laisse des traces dans son lectorat et y crée un besoin. Ce sont ces traces que l'on cherche indéfiniment dans un journal; c'est cette familiarité, cette complicité, ces signes de reconnaissance que l'on cherche presque autant que l'information qui y est dispensée. Au-delà du sens des mots il y a leur mise en ordre.

L'occasion peut faire le larron

Les usagers sont plus souvent attirés par la presse en général ou par tel ou tel domaine, que par tel ou tel titre. Alors que, pour les livres, il semble qu'il faille une référence plus précise, la lecture de presse semble s'accommoder plus facilement de la rencontre de hasard, fortuite.

Certains usagers expriment ainsi leurs choix :

« En général, je regarde les journaux, les quotidiens et les hebdos d'information générale. Je n'ai pas de problème pour les trouver. En fait, je ne cherche pas beaucoup, si j'en trouve, j'en prends ». (Homme, vient plusieurs fois par semaine à la BPI et en SA). « Je lis des revues d'art décoratif, d'économie familiale : L'économie générale et sociale. Ça paraît très peu souvent et c'est très rare, très bien, des revues de langue française, jamais de revues étrangères, plus Elle, Modes et travaux... Je prends ce que je trouve sur les rayons. Je lis ce quil y a ». (Femme, 40 ans, travail social).

Mais les recherches des usagers peuvent être aussi plus précises : « Je viens pour les périodiques, s'il y a des articles à consulter. J'évite de m'abonner aux revues. Je cherche précisément une revue. Problèmes économiques, l'Expansion... » (Etudiante en économie).

« Je viens consulter des revues, qu'on ne trouve pas tellement dans le commerce (les trimestrielles)... la psychologie, les revues de cinéma spécialisées, Psychologie, Les Cahiers du cinéma. Ce sont des revues que je n'achète pas... Aujourd'hui je voulais seulement consulter Newsweek » ou le Washington Post et je n'ai pas trouvé ». (Educateur spécialisé).

Certains vont jusqu'à une boulimie systématique. C'est une clientèle de véritables « fanas » de la presse :

« Je consulte les revues et au 2e et 3e aussi. Je lis tous les quotidiens, sauf ceux qui sont trop extrémistes. Tous les hebdos généraux et ceux qui touchent à la maison, à l'aviation, à l'informatique ».

Des goûts, des besoins...

Mais il ne faudrait pas croire que la lecture de presse, rassemblant de nombreux lecteurs, les intéresse de façon uniforme, ou égale. Cette lecture, comme toute lecture, quand bien même elle concerne comme ici un support identique, n'en reste pas moins clivante. Et une analyse plus détaillée fait par exemple apparaître des différences entre les lecteurs de quotidiens et les lecteurs de revues spécialisées. Les quotidiens sont particulièrement appréciés par les usagers originaires des couches populaires, par les retraités et les chômeurs et chez les moins diplômés. Les quotidiens nationaux, et pas seulement les étrangers, sont beaucoup plus lus par les étrangers que par les Français. Les revues spécialisées sont, elles, plus souvent consultées par les usagers originaires des couches favorisées (des cadres supérieurs aux professions libérales), les étudiants et les plus diplômés. La fréquence de lecture des premiers varie donc en sens inverse de la hiérarchie sociale, alors que celle des secondes croît avec la hiérarchie sociale.

Les centres d'intérêt, les domaines de prédilection dans la lecture de ces mêmes revues créent eux aussi des différences parmi les usagers : ainsi les revues politiques et économiques sont préférées des chômeurs, les revues d'art et de littérature sont la pâture des professions intellectuelles et l'histoire est très appréciée des cadres supérieurs.

En fait, il semble bien que ces différents choix soient porteurs de différences dans les fonctions assignées à la lecture de presse : informations pratiques rapides, renseignements professionnels ou, à un autre pôle, acquisitions de savoirs ou mises en doute de connaissances. La lecture du journal local quotidiennement répétée, où l'on prend presque des « nouvelles de la famille » a peu de points communs avec la lecture d'une revue littéraire confidentielle.

... et des représentations

Il apparaît enfin clairement qu'il est deux façons de se représenter ses lectures : en « soumission » à l'institution où l'on prend ce que l'on trouve (« Je lis ce qu'il y a ») ou en position conquérante (« Je prends ce que je veux»). Sans doute ces deux représentations ont-elles à voir avec des différences de capitaux scolaires, de capacités à sélectionner, à se positionner comme agent actif dans ses lectures. Sans doute sont-elles le type de représentations qu'ont d'un côté les « autodidactes » et de l'autre les « héritiers », qui trouvent en la Salle d'actualité un lieu supplémentaire de lecture, après la librairie, le domicile ou d'autres bibliothèques, une possibilité de diversifier leurs pratiques, affectant tel ou tel type de lecture à tel ou tel type de lieu et, notamment, à la bibliothèque l'approvisionnement en biens rares, « les revues qu'on ne trouve pas tellement dans le commerce ».

Le livre : le temps des quiproquos

Les nouveautés du livre, bien que n'étant pas les premières consultées, restent très appréciées : 30 % de lecteurs de livres, cela représente encore plus de mille lecteurs par jour. Mais la lecture des nouveautés semble entourée d'une certaine confusion. Les interviews ont laissé apparaître des difficultés dans l'identification de ces livres que beaucoup ne perçoivent pas comme étant des nouveautés.

Certains pourtant perçoivent clairement qu'il s'agit de nouveautés : « Cette idée d'actualité du livre, c'est une bonne idée », disent deux femmes qui viennent pour la première fois. « Je viens pour consulter toutes les nouveautés en matière de livres », dit un publicitaire qui vient très régulièrement le dimanche et le lundi.

D'autres sont déjà moins sûrs de leur diagnostic : « Ça change, il y a quelquefois des nouveautés... Après « Apostrophes », je me renseigne auprès des responsables pour savoir s'ils sont là... Ici, c'est seulement un espace conçu pour l'actualité, les nouveautés. C'est plus facile que dans une bibliothèque municipale. La quantité est plus grande. C'est plus documenté sur le plan actualité », dit un étudiant en génie civil qui vient très souvent.

Enfin de nombreux usagers pensent que le fonds livres de la Salle d'actualité est simplement fait sur un autre mode de sélection que celui de la bibliothèque : « Ici c'est proche et c'est résumé. Là-haut ils ne m'intéressent pas. Là-haut, il y aurait une dizaine de livres sur un sujet où ici il y en a un », dit un retraité qui vient plusieurs fois par semaine.

« Je suis tombée sur de très bons livres qui m'ont permis de faire de bons exposés... Il y a plus de livres là-haut, mais, là, j'en ai trouvé des bien, quelques-uns "de très bien", dit une étudiante.

Les livres ici ne sont plus des nouveautés, mais ils sont « quelque chose d'autre » que ceux de la bibliothèque, considérée comme la référence. Tour à tour « condensé », « proche », « résumé », « échantillonnage », « varié », « pas mal », « très bon », « très bien », le fonds est rarement identifié pour ce qu'il est.

Ces représentations peuvent être regroupées en deux images du fonds de nouveautés :
- comme étant un condensé; quelques documents choisis dans tous les domaines de la connaissance : « il y a un échantillonnage au point de vue bibliothèque. Un peu de tout, c'est pas mal, assez varié...
- comme étant un extrait; certains domaines sont représentés et pas d'autres : « Ici ils n'ont pas de livres sur les données économiques, au 3e oui. Ici c'est la civilisation, la culture ».

Comme on le voit, l'identification des nouveautés n'est pas liée à l'habitude de fréquentation de la salle. Des habitués ne sont pas sûrs de leur hypothèse, certains même se trompent tout à fait, alors que des personnes en première visite saisiront immédiatement la caractéristique de ces ouvrages. De plus, l'identification des nouveautés n'entraîne pas obligatoirement qu'on les consulte. Certains s'y refusent. Inversement, une erreur d'identification n'empêche pas la consultation : bien au contraire, la plupart des personnes citées ici avaient consulté des nouveautés.

Les petites alliances font des grandes unions

Alors qu'on en espérait quelques centaines, ils sont plusieurs milliers. Alors qu'on souhaitait avant tout leur présenter les nouveautés du livre et du disque, ils consultent d'abord la presse. Alors qu'on voulait faire de cet espace un lieu de consultation rapide orientant vers la « vraie bibliothèque », ils aiment à y séjourner et à y mijoter des alliances inattendues.

Rappelons qu'un des documents d'origine de présentation de la Salle d'actualité déclarait : « Elle orientera les lecteurs désireux d'approfondir un sujet vers les espaces de la bibliothèque à proprement parler ». La Salle d'actualité aurait donc, en plus de sa fonction propre et de sa fonction d'antenne, de vitrine, une fonction d'« incitation » vers la « bibliothèque à proprement parler »; celle où l'on ne se contente plus de « feuilleter » mais où on peut « approfondir » un sujet et « lire ». Fonctions d'incitation, d'étape, d'« appât » comparables à celle que les tenants de la lecture voulaient faire jouer à l'audio-visuel en bibliothèque. On peut donc légitimement s'interroger sur les pratiques associatives ou exclusives de l'un et l'autre lieux et sur leurs différents modes d'usages.

Lieux

La majorité des usagers de la Salle d'actualité connaît la bibliothèque. Seules, deux personnes sur dix n'y sont jamais allées. Beaucoup fréquentent assidûment les deux espaces, puisque 38,5 % d'entre eux vont souvent à la « grande bibliothèque ».

Ces pratiques d'association ou d'exclusivité peuvent être très diverses selon l'histoire de chaque personne. Ainsi, une exclusivité de présence à la Salle d'actualité peut être due à une fréquentation récente du Centre Pompidou se manifestant par une approche successive des différents espaces. Elle peut aussi être délibérée : les deux espaces sont connus, mais l'un est préféré à l'autre. De même une co-fréquentation peut masquer des préférences manifestées par une intensité d'usage différente de chacun des lieux. L'ancienneté de la fréquentation de la Salle d'actualité permet de reconstituer l'histoire de ces associations de lieux, et de différencier sept types d'usagers d'inégale importance, des « irréductibles » qui ne fréquentent pas la BPI et assidûment la Salle d'actualité aux « amateurs », boulimiques des deux espaces.

Les « irréductibles » sont les moins nombreux. Ils représentent moins d'un usager sur dix, sont souvent plus jeunes et ont un usage intensif de tous les supports, teinté d'une passion à l'égard des disques et des bandes dessinées. Ce sont eux les plus forts utilisateurs des différentes offres de la Salle d'actualité. Leur préférence ne se manifeste donc pas seulement par une présence, mais bien par un usage important du lieu. Mais ceux qui fréquentent assidûment la bibliothèque et la Salle d'actualité et qui forment le groupe le plus important (« les amateurs »), sont particulièrement attirés, en Salle d'actualité, par la presse et par les nouveautés. On préfère souvent « en bas » la presse, associée parfois à la musique, et « en haut » le livre.

« Les livres, non, pas souvent ici, plutôt là-haut » (Femme. Professeur d'éducation physique. Habituée).

« Pour les livres, je vais là-haut, au calme. Là il y a trop de passage, je ne peux pas. Si je décide de travailler sur un auteur, je vais là-haut ». (Professionnel du livre. Environ 35 ans).

Jeux, enjeux

Mais la plupart du temps, ce ne sont pas les documents eux-mêmes qui motivent ces alliances, ces ajustements, ces allées et venues entre les deux espaces. Ce sont des considérations autres, privées ou sociales.

Privées, par exemple sont les diverses gestions de ces moments de disponibilité ou de nécessité qui poussent à fréquenter les deux espaces. Bien souvent on va d'abord à la Salle d'actualité pour une durée variable, puis on « monte ». Durée souvent affirmée ou prévue brève et qui ne l'est pas toujours. On « passe voir » mais on « s'accroche ». Durée modulée en fonction du temps que l'on s'accorde et qui peut être la source de la décision d'aller « en haut » ou « en bas » : « Si je n'ai pas le temps, je reste ici une demi-heure, si j'ai plus de temps je monte », dit une femme, travaillant dans l'imprimerie. « En général, je viens ici en semaine et en haut le week-end parce que j'ai besoin de plus de temps ».

On peut donc « ruser », répartir ses jours et heures de venue en fonction du temps disponible et de l'encombrement supposé du lieu : certains habitués ne viennent pas le dimanche ou pas à telle heure parce qu'ils savent qu'il y aura la foule des autres.

Mais, au-delà de justifications matérielles ou de différence de documents consultés, c'est une différence d'état d'esprit et de fonctions que l'on s'assigne à soi-même dans chacun de ces lieux. Que l'on utilise ou non les mêmes supports, on ne les utilise ni de la même manière, ni avec les mêmes exigences.

Plus sociales sont les origines des motivations et des modes de consultation. Généralement, on « consulte » des revues en Salle d'actualité et on « travaille » sur des livres à la bibliothèque, où l'on a « quelque chose à chercher », où l'on « travaille sur un auteur » dans son domaine professionnel ou dans sa discipline universitaire.

« Je vais parfois à la bibliothèque pour travailler, pour consulter, alors là dans mon domaine (chimie du solide, physique) ». (Etudiant. Vient de temps en temps).

« Quand j'ai quelque chose à chercher, je vais à la bibliothèque (au moins une fois par semaine). A la bibliothèque pour mon travail, en histoire-géographie ». (Lycéen. Classe terminale. Habitué).

Ce travail à la bibliothèque étant plutôt associé à un projet à rendre à d'autres (le professeur, l'employeur éventuellement), à tous ceux à qui l'on doit montrer que l'on possède un savoir, alors que la consultation à la Salle d'actualité est effectuée de façon gratuite et plus narcissique « pour soi-même », sans enjeux, sans intérêts autres que ceux que l'on peut se connaître. Ce faisant, on opposera l'encyclopédisme insouciant dont on peut faire preuve en Salle d'actualité à la nécessaire spécialisation pratiquée à la bibliothèque.

Plaisir, devoir ?

On indique ainsi que l'usage du livre à la bibliothèque est en quelque sorte une obligation alors que la consultation de revues à la Salle d'actualité est plus gratuite, peut avoir lieu quand on a « un moment à perdre », quand on le désire, même et surtout lorsqu'on ne sait pas très bien ce que l'on désire et y compris « en se laissant guider par le hasard ».

« En général, je viens ici pour me ressourcer. En général, pour commencer à travailler. Après, je me dis que le travail que je fais aussi c'est un plaisir, alors je monte... », dit un étudiant.

On l'a vu, la Salle d'actualité est le lieu du plaisir pendant que la BPI est le lieu du devoir... A moins que l'on ne se persuade que le devoir est aussi un plaisir... Cet étudiant qui se « ressource », en lisant un quotidien de sa région, semble réellement prendre des forces dans ses racines personnelles pour affronter son travail universitaire.

Ces différenciations ne visent pas toutes à valoriser l'un ou l'autre espace, beaucoup de personnes utilisant les deux. Mais elles justifient parfois des préférences qui sont autant le fait de personnes que d'états d'esprit évolutifs suivant les moments chez une même personne.

Si on peut opposer l'usage des deux espaces, ce n'est certes pas en termes de lecture/non-lecture. C'est en termes de modes de lecture, d'enjeux, de jeux de lecture. Suivant le projet que l'on se donne ou que l'on s'autorise, on consulte tel ou tel objet de lecture, tel ou tel domaine de la connaissance et on se donne comme outil l'un ou l'autre lieu.

En cela, la Salle d'actualité n'est ni ce que les concepteurs voulaient exacement en faire, ni ce que les usagers ont l'habitude de faire dans d'autres bibliothèques. Mais elle est le fruit de leur rencontre, de leur histoire.

  1. (retour)↑  Nous nous intéresserons ici aux pratiques de lecture, l'écoute de disques ayant fait l'objet d'une autre publication : Pierre-Yves DUCHEMIN, L'écouteur écouté : les auditeurs de musique à la Salle d'actualité de la BPI, Paris, BPI, 1983.