Lettre ouverte

Hugues Vanbesien

Le courrier des lecteurs c'est l'Arlésienne : tout le monde en parle, nul n'a jamais écrit... En choisissant de publier intégralement la lettre de H. Vanbiesen le BBF affiche le modèle en la matière - un débat de fond sur des idées -débat qui devrait être poursuivi. Mais cela ne tient qu'aux lecteurs...

Le Bulletin des bibliothèques de France ne publie pas de courrier des lecteurs. La publication de l'article de Stan Skreszewski « Faire payer le public ? La question sera enfin posée », dans le numéro consacré à la politique de la demande (5-1985), m'incite cependant à contribuer au débat sur la gratuité.

Notre collègue canadien se prononce sans ambiguïté pour la fin de la gratuité du service rendu par les bibliothèques. En tête de son argumentation figure le raisonnement suivant : puisque la fréquentation des bibliothèques est le fait d'une minorité sociale, la « classe moyenne », il serait contraire à la justice sociale d'en faire supporter la charge par la collectivité, y compris ses éléments défavorisés, donc de financer les bibliothèques par l'impôt, plutôt que par la cotisation ou le paiement ponctuel du service rendu. Ce raisonnement me paraît tout à fait contraire à notre déontologie, que M. Skreszewski semble réduire au « moralisme ». Aucun service public, pas même l'école, pourtant fréquentée par tous, n'échappe aux effets de reproduction des inégalités sociales. Tous ceux qui ont charge de formation ou de diffusion de la culture le savent, mais l'horizon de leurs efforts et de leur réflexion professionnelle est de comprendre et de réduire ces effets discriminants dont M. Skreszewski s'accommode. Concrètement, faire payer le public conduit à poser un nouvel obstacle dissuasif entre le lecteur et la bibliothèque. En exigeant une contribution même dérisoire, mais toujours symbolique, on réduit à néant bien des efforts bibliothéconomiques, en matière d'architecture et de signalisation par exemple. Imagine-t-on une Bibliothèque publique d'information payante ?

M. Skreszewski préconise le recours à l'autofinancement dans une proportion de 10 % - mais où s'arrêtera-t-on ? Si la vérité des coûts était un critère valable, nous en serions loin. Cette pratique, au-delà de l'abandon des principes, fait reposer le développement de la bibliothèque sur son public effectif, donc le limite. De plus, les modalités de mise à contribution de l'usager ne sont pas indifférentes. Celle-ci se fait par cotisation ou par facturation de services ponctuels. La facturation à l'unité exerce un autre effet limitatif sur le développement de services nouveaux. C'est manifestement le cas des étudiants devant les bibliographies automatisées. Il existe un hiatus flagrant entre le besoin réel et l'usage effectif, d'autant plus grave que les outils bibliographiques traditionnels sont de moins en moins des substituts valables.

Ce mode de paiement génère éventuellement des effets pervers. Je ne serais pas surpris de voir établi que le coût de facturation du prêt-inter aux usagers, avec son accumulation de factures d'un montant très réduit, est supérieur aux sommes prélevées...

Au cours d'une longue analyse économique, Stan Skreszewski fait apparaître que les avantages du service rendu, ou externalités, sont difficiles à apprécier et qu'une bibliothèque ne produit pas d'économies significatives en termes de coûts de production (économies d'échelle). Ceci le conduit à évoquer la possibilité de satisfaire les besoins documentaires en recourant indifféremment au secteur de l'économie de marché ou au service public. Cette alternative est douteuse dans la mesure où elle place en concurrence librairie et bibliothèque, édition et bibliothèque, alors que le service public joue un rôle de soutien pour toutes les activités économiques liées au livre... Mais elle est surtout réductrice car elle méconnaît le rôle des bibliothèques par rapport à la logique économique de ce secteur. La bibliothèque, faut-il le rappeler, est présente dans les zones rurales là où la librairie ne l'est pas. Elle conserve, c'est-à-dire qu'elle donne à l'information la durée que les impératifs économiques lui retirent...

M. Skreszewski, prenant le point de vue d'un usager individuel, minimise constamment l'intérêt général du service rendu, ou ne l'évoque que pour le mettre en doute comme justification d'une prise en charge par la collectivité. L'analyse économiste du service rendu procède d'un ultime abandon : ce service rendu correspond non pas à un acte de consommation (ici, « bibliothèque de détente ») ou à un investissement individuel, mais à l'exercice de droits : droit à la formation, droit à la culture. C'est pour permettre l'exercice de ses droits, et parce que ce sont les droits de tout citoyen, que la collectivité a pris en charge le service public.

Faire miroiter les avantages que procurerait au bibliothécaire auprès des élus une attitude favorable à la mise à contribution des usagers, c'est supposer que ces élus sont de purs gestionnaires dépourvus de la conscience proprement politique des enjeux...

La gratuité est indissociable du service public de la culture et de la formation, ce qui s'applique à l'ensemble de la lecture publique et au public étudiant des bibliothèques universitaires. Le cas des chercheurs professionnels disposant de crédits peut sans doute être envisagé différemment.