Paris-Texas

Analyse de la politique de développement des collections aux États-Unis et en France

Geneviève Simonot

Exposé sur les plans de développement des collections : présentation de leurs principes directeurs au travers des rapports de voyage d'étude établis par cinq directeurs de bibliothèque universitaire en 1985. Les plans de développement des collections sont un instrument de gestion, de planification, de coopération et de communication. Les perspectives ouvertes par la réforme du système documentaire des universités et le développement de la contractualisation donnent d'autant plus d'intérêt et d'urgence à leur mise en œuvre. Cette application peut cependant poser des difficultés d'ordre politique et d'ordre pratique.

Statement of the collection development policies : presentation of their guiding principles through research journeys reports written by five university librarians in 1985. The collection development policies are a management, planning, cooperation and communication tool. The prospect offered by the restated documentation system in the universities, as well as the development of the contracts make their setting up urgent and worthy. Yet this strategy may raise political and technical problems.

Pourquoi des plans de développement des collections (PDC) ? La chose est courante aux Etats-Unis depuis plusieurs années. En choisissant « subitement » d'importer en France les plans de développement des collections, les services de la DBMIST poursuivaient des visées pratiques et politiques, cherchant à concrétiser les principes de la récente réforme du système documentaire des universités, destinée à réunifier le double réseau documentaire des bibliothèques universitaires et d'UER et à mieux insérer la documentation dans le fonctionnement de l'université. Contractualisation et autonomie obligent chaque université à reconsidérer ses objectifs de recherche et, partant, ses objectifs documentaires qui devront être définis et mesurés à l'aune des plans de développement qu'elles auront approuvés.

Au pays de Davy Crockett

L'envoi, au mois d'avril 1985, de cinq responsables de bibliothèque universitaire aux Etats-Unis s'inscrivait dans cette perspective. Ce voyage d'études, d'une quinzaine de jours, avait un double but : étudier l'élaboration et le fonctionnement des PDC et examiner leurs possibilités d'acclimatation aux universités françaises. Il s'est déroulé en deux temps : un séjour dans une bibliothèque d'accueil suivi par un « séminaire » à la bibliothèque de la Rice University à Houston (Texas) où ces responsables ont pu confronter leurs impressions et discuter avec Samuel Carrington, son directeur, qui avait accepté d'être l'interlocuteur de la DBMIST pour l'organisation de ce voyage. Un premier constat : les plans de développement des collections n'étant appliqués que de façon inégale, les bibliothèques d'accueil ne se sont pas toujours avérées le meilleur poste d'étude sur cette question; d'où le caractère quelque peu hétéroclite des rapports présentés. Si les rapports de Roger Thoumieux et Bernard Marino privilégient particulièrement l'aspect gestion-organisation, le bilan présenté par Louis Klee est centré sur les procédures d'acquisition et les approval plans. Michèle Guiot a séjourné dans un établissement assez peu favorable aux plans de développement des collections : elle en a ramené une analyse synthétique, axée sur les problèmes posés par une adaptation française des PDC. A l'inverse, Monique Schindelman a visité un établissement très engagé dans des activités de développement des collections et de collaboration, ce qui lui a permis d'établir une présentation très fouillée.

Petit document contractuel

Qu'est-ce qu'un plan de développement des collections (collection development policy) ? Il s'agit, essentiellement, de l'instrument de la politique documentaire de l'université; instrument qu'on peut analyser sous plusieurs angles : son utilisation à des fins de planification, de gestion, de coopération, de communication.

La planification, locale, régionale, ou nationale, se concrétise actuellement en France dans les contrats pluriannuels de recherche documentaire passés entre les universités et l'Etat, ou les universités, la région et l'Etat. Que ce soit pour la recherche ou même pour la rénovation du premier cycle de l'enseignement supérieur, ces contrats présentent, d'une université à l'autre, des orientations et des contenus différents, mais les principes de base sont identiques : tout projet pédagogique ou de recherche doit s'appuyer sur un programme documentaire défini, à moyen terme, sur des besoins précis et bien délimités. A partir d'une prévision des besoins, on établit donc une prévision des moyens nécessaires à la réalisation des projets de l'université. Cette démarche prévisionnelle aboutit à déterminer des priorités documentaires pour lesquelles seront montées des opérations de soutien. Dans l'immédiat, l'incidence financière des contrats documentaires est encore très limitée et ceux-ci ne représentent qu'une faible part des ressources documentaires des établissements. Néanmoins ce mode de financement est sans doute appelé à se développer.

La contractualisation suppose une approche « gestion » : inscrire des priorités documentaires pour un secteur donné implique au préalable que soit dressé un état des lieux décrivant les moyens affectés à la recherche (laboratoires, projets de recherche, etc.) et faisant le point sur la documentation existante, sur place (tous les « lieux » documentaires de l'université doivent être évalués) et ailleurs (une carte documentaire est nécessaire); parallèlement il importe d'analyser les ressources disponibles sur le marché, d'analyser l'édition française et étrangère des livres et des périodiques, sans oublier la littérature grise et les services d'information secondaire. Ces bilans permettent de faire le point, de « voir où on en est » et de déterminer des objectifs précis qui devront être chiffrés : participer à un contrat université-région dans le domaine de l'agro-alimentaire implique qu'on ait déterminé le coût moyen des ouvrages et des périodiques dans ce secteur, qu'on ait établi un classement de ces périodiques par ordre décroissant d'intérêt de manière à pouvoir assurer un contrôle constant de l'opération et à montrer aux décideurs les conséquences immédiates de leurs choix budgétaires. Dans la même perspective les coûts d'approvisionnement et de fourniture par le prêt-inter, la télécopie ou tout autre moyen doivent être évalués de manière rigoureuse.

Si, pour fixer des objectifs documentaires, il est indispensable de réunir un certain nombre d'informations statistiques et d'indices, il est tout aussi nécessaire de suivre le degré de réalisation de ces objectifs documentaires au moyen d'outils appropriés (statistiques sur les acquisitions, gestion comptable, comparaison avec d'autres établissements, taux de consultation, analyse des prêts, ... ) si bien que plan de développement des collections et tableau de bord sont complémentaires l'un de l'autre.

Pour débaucher la clientèle

Cette démarche a pour fondement le principe vigoureusement affirmé par la bibliothèque de l'Université de Californie - « La fonction d'une bibliothèque est de fournir l'accès à l'information » - bibliothèque dont tout le développement est, depuis 1978, piloté par un schéma directeur rigoureux et complet. Rétrospectivement, cet établissement paraît avoir suivi une trajectoire exemplaire : jusque dans les années 70, l'approche traditionnelle pour répondre aux besoins des usagers était l'approche acquisitions, menée avec des moyens importants, et, pratiquement, à l'exclusion de toute autre. Les difficultés de la décennie 70 (réduction des budgets, explosion documentaire) imposèrent une révision de ces principes d'action. Le Plan for development 1978-1988 affirmait, en particulier, que, pour le lecteur, l'ultime critère de valeur n'est pas la taille de la bibliothèque ou la qualité de ses fonds; c'est le service qu'il reçoit sur l'instant, soit l'obtention des ouvrages et de l'information sans considération du lieu ni de la façon dont la bibliothèque se les est procurés. Stephen Salmon, auteur de ce rapport, suggérait en conséquence de différencier les documents acquis en fonction de l'urgence du besoin des utilisateurs ; à partir du moment où il est possible de prédire l'utilisation d'un document donné 1, il devient possible d'organiser une hiérarchie de services et de fonctions allant de la bibliothèque de collège au niveau international. En corollaire, chacun de ces services et fonctions devait être régulièrement suivi de manière à faire régulièrement la preuve de son efficacité.

Les collection development policies n'ont pas été créées à cette occasion (les premières d'entre elles ont été élaborées dans un contexte des plus politiques, celui du Mac Carthysme), mais elles ont retrouvé un nouvel essor dans cette perspective de gestion, dans la mesure où elles constituent un inventaire et un programme d'action sur des cibles documentaires extrêmement précises. Instrument de gestion au service de l'utilisateur, les plans de développement couvrent l'ensemble du service documentaire; cela signifie qu'ils intègrent en un ensemble unique les processus d'acquisition et d'élimination, ces derniers étant conçus comme une façon de prolonger le service et non pas comme un mal nécessaire.

Promotion discrète de la coopération

Il va de soi qu'un tel affichage ouvre de larges possibilités de coopération avec d'autres établissements qui, s'informant mutuellement de leurs politiques d'acquisition, peuvent redéfinir leurs orientations documentaires sur des bases précises. Sans atteindre d'emblée le niveau de sophistication de Conspectus 2, les plans de développement peuvent aussi constituer une grille d'orientation des demandes de prêt-inter, car leur généralisation permettrait de dresser une « carte » à grande échelle intégrant l'ensemble des services documentaires dans un secteur donné, des CADIST aux centres les plus modestes en passant par des pôles d'excellence sur des cibles bien délimitées.

L'interaction acquisition/prêt-inter devient à ce stade permanente car toute décision d'achat passe par le filtre du plan de développement : si un ouvrage relève d'un secteur considéré comme marginal, sa fourniture se fera par le circuit du prêt-inter. Sans doute un tel schéma pourrait être qualifié d'utopique car, en période de restrictions budgétaires, il peut conduire à faire l'impasse sur tous les secteurs qui ne sont pas classés prioritaires. On peut espérer cependant que, si drastiques soient-ils, ces choix de priorités seront peut-être plus appropriés et plus équilibrés, permettant d'éviter certains « glissements » documentaires qui, pour être plus insidieux, peuvent à la longue s'avérer néfastes. Il devient ainsi possible de sauvegarder l'acquisition de tous les ouvrages et monographies de fond qui pourront se révéler indispensables et qu'aucun établissement n'aura achetés, chacun se préoccupant d'assurer le maintien de ses abonnements. Par ailleurs les plans de développement des collections ne sont pas élaborés de manière unilatérale; ils sont et doivent faire l'objet d'une concertation étroite entre les différentes instances de l'université, jouant le rôle d'un instrument de communication entre la bibliothèque et ses usagers qui sont tenus informés de ce qu'on peut espérer y trouver (et ne pas y trouver). Parallèlement cette information profite également aux autres établissements qui l'utilisent, non seulement pour leur gestion du prêt-inter, mais aussi pour leur propre politique d'acquisitions.

Prenons-nous donc en charge

Quels sont les problèmes que pourrait poser la transplantation en France des plans de développement des collections ? Les cinq voyageurs ont formulé des objections d'ordre politique et pratique. Tout d'abord une réserve d'opportunité : la mise au point de plans de développement des collections implique des efforts et des investissements considérables; vaut-il la peine de faire tant de sacrifices alors qu'on sait bien que, dans leur ensemble, les fonds des bibliothèques françaises se situent à un niveau très bas par rapport aux normes américaines, se demande Michèle Guiot. Toute la question est en effet de savoir s'il est vraiment intéressant de mesurer la pénurie; la question peut cependant être inversée car la pénurie n'est pas uniformément répartie entre les établissements ni même à l'intérieur de chacun d'eux. Certains secteurs relativement favorisés peuvent coexister à côté de secteurs démunis cette disparité n'étant due qu'au caractère empirique des acquisitions dont le budget est fixé au coup par coup et dépend surtout du dynamisme et de l'initiative des différents responsables. Il n'en est, en conséquence, que plus important de pouvoir mesurer exactement le niveau de départ de manière à proposer des objectifs précis et mesurables aux responsables du financement.

Les PDC permettent également, même au niveau le plus bas, de poser des jalons financiers et de connaître le coût de l'hypothèse minimale, alors qu'actuellement le système normé a fait perdre de vue la réalité des coûts par discipline ou sous-discipline. Fixer des objectifs précis et en afficher le coût peut contribuer à plaider de manière constructive le dossier financier de la documentation...

Autre réserve également liée aux moyens de départ : établir des plans de développement des collections implique la présence d'un volant en personnel spécialisé, bibliographers ou responsables d'acquisition, nettement plus étoffé que les effectifs actuels en personnel scientifique. Ce manque est d'autant plus grave que les bibliothécaires français n'ont pas à leur disposition d'études sectorielles sur la structure et les coûts de l'édition comparables aux analyses établies aux Etats-Unis par Faxon ou Blackwell; les grands distributeurs chargés de l'exécution des approval plans fournissent en effet des informations détaillées sur l'évolution des différents segments de l'édition.

Pénurie de calculettes

Etant par définition ajustés aux besoins des utilisateurs, les plans de développement des collections doivent pouvoir évoluer avec le temps et être régulièrement remodelés. Tout ce processus implique la mise en place d'une évaluation rigoureuse évoquée précédemment, évaluation qui ne pourra se faire sans un appareillage informatique conséquent et sans une formation poussée aux méthodes de gestion.

Il existe une certaine contradiction entre l'organisation verticale, fonction par fonction, des bibliothèques américaines (acquisitions, service public, administration, etc.) et le schéma à la française qui est un schéma horizontal fondé sur des sections disciplinaires ou interdisciplinaires. A méconnaître ce hiatus et à plaquer un principe de fonctionnement « différent », ne risque-t-on pas des dysfonctionnements et des distorsions ?

L'application de la logique des PDC à la situation française peut soulever une dernière interrogation : « pousser » un secteur très spécialisé en chimie, est-ce que cela signifie qu'on choisit d'abandonner les Chemical abstracts et autres services d'information secondaire dont la vocation est beaucoup plus large ? La question ne peut être éludée, d'autant moins qu'elle se pose dans un contexte de réorganisation des secteurs documentaires de l'université ; mais c'est aussi une occasion à saisir, permettant à chaque université de définir sa politique documentaire sur des choix précis.

Parallèlement, sur le plan national, devront être redéfinies les priorités documentaires et, en particulier, le rôle des CADIST. Alors qu'ils avaient originellement vocation à l'exhaustivité pour un large secteur, les CADIST seront amenés à s'appuyer sur d'autres points forts du réseau documentaire, privilégiant la fonction de coordination à côté de celle de recours. Toute cette évolution présuppose des instruments d'information efficaces et fiables sur l'actuel (catalogues collectifs) et le futur. Mais c'est là que réside l'intérêt propre des plans de développement des collections qui affichent une information à la fois présente et prospective, « démodant » en quelque sorte les catalogues collectifs qui, par la force des choses, affichent le plus souvent une information complète mais rétrospective...

La voie française vers les PDC

Les observations formulées ont porté également sur les modalités d'une adaptation. La première difficulté tient au choix de la classification : les bibliothèques universitaires sont classées selon la CDU, mais cette dernière n'a pas été mise à jour de manière suivie et n'est appliquée que dans les espaces en libre accès (exception faite des sections médicales qui suivent le schéma de la NLM). Quant à la classification Dewey, elle n'est pas employée dans les bibliothèques universitaires et n'est pas très adaptée au niveau de la recherche. Aucun de ces systèmes de classement n'étant en position de force, on pourrait envisager d'adopter le système de la LCC (Library of Congress) pour l'élaboration des PDC; ce choix permettrait d'établir de facto un système de comparaison harmonieux avec les établissements américains. Cette préoccupation a également présidé aux recommandations faites par la DBMIST quant au maintien des cinq niveaux d'intensité des collections.

Où en est-on actuellement ? Un guide pour l'établissement de plans de développement des collections sera prochainement diffusé à l'occasion du renouvellement de la première vague de contrats pluriannuels de recherche ; il devrait permettre aux établissements de présenter la partie documentaire des contrats pluriannuels de recherche sous forme de PDC. L'application des PDC sera très progressive puisqu'elle ne porte pour le moment que sur les secteurs documentaires concernés par les contrats de recherche; mais elle aura le mérite d'inscrire les orientations des bibliothèques dans le sens de la réorganisation du système documentaire des universités.

Illustration
Qu'est-ce qu'un plan de développement des collections ?

  1. (retour)↑  Cet article reprend et résume une partie des rapports de voyage établis par Michèle Guiot (Bibliothèque universitaire d'Amiens), Louis Klee (Bibliothèque universitaire de Mulhouse), Bernard Marino (Bibliothèque universitaire de Metz), Monique Schindelman (Bibliothèque interuniversitaire scientifique de Jussieu), Roger Thoumieux (Bibliothèque interuniversitaire de Lyon). Seuls les éléments concernant le développement des collections ont été exploités.
  2. (retour)↑  Cet article reprend et résume une partie des rapports de voyage établis par Michèle Guiot (Bibliothèque universitaire d'Amiens), Louis Klee (Bibliothèque universitaire de Mulhouse), Bernard Marino (Bibliothèque universitaire de Metz), Monique Schindelman (Bibliothèque interuniversitaire scientifique de Jussieu), Roger Thoumieux (Bibliothèque interuniversitaire de Lyon). Seuls les éléments concernant le développement des collections ont été exploités.
  3. (retour)↑  Cf. « A propos de PDC », p. 154, de ce numéro.
  4. (retour)↑  Cf. « Collection = collaboration » p. 146, de ce numéro.