Le groupe permanent de lutte contre l'illettrisme

Marie-France Hau-Rouchard

L'illettrisme désigne le fait d'être incapable d'écrire ou de lire, en le comprenant, un message simple en rapport avec la vie quotidienne. La prise de conscience de l'existence d'illettrés dans la France des années 80 a suscité la création d'un groupe interministériel, le goupe permanent de lutte contre l'illettrisme, dont l'une des responsables, Marie-France Hau-Rouchard, présente les missions et les actions. Le sociologue Patrice Noisette analyse les discours des différentes institutions mobilisées et souligne la nécessité d'une réflexion qui insère l'illettrisme dans le champ global de la communication sociale.

Illiteracy means to be unable to write or read, and understand at the same time, a simple message related to daily life. With the awareness that there were many illiterates in France in 1980, an interdepartmental group was created - the standing group for struggle against illiteracy -, whose aims and activities are presented here by Marie-France Hau Rouchard, one of the managers. The sociologist Patrice Noisette studies the arguments of the different institutions involved and insists on the need for a thought which will include illiteracy in the overall field of the social communication.

BBF. Quelle définition donnez-vous à l'illettrisme ?

Marie-France Hau-Rouchard. Le terme d'illettrisme est un néologisme, inventé il y a une dizaine d'années par un mouvement d'éducation populaire, ATD-Quart Monde.

Pourquoi créer un mot nouveau, alors que la langue française possède « analphabétisme » ? L'analphabète est celui qui n'a jamais appris à lire ni à écrire. L'illettré peut avoir passé une dizaine d'années à l'école et avoir su lire, mais il a « désappris ». Ces deux termes désignent donc à peu près la même réalité, mais ils ne renvoient pas à la même histoire.

Pour une définition précise de l'illettrisme, on peut reprendre celle que donne l'UNESCO de ce qu'elle appelle « l'analphabétisme fonctionnel », mais qui recouvre très exactement la notion d'illettrisme, et qui désigne une personne incapable d'écrire ou de lire, en le comprenant, un message simple en rapport avec la vie quotidienne.

BBF. Quelles ont été les circonstances de la création du Groupe permanent de lutte contre l'illettrisme ?

M-F H-R. C'est ATD-Quart Monde qui a été à l'origine de la prise de conscience de ce phénomène de société qu'est l'illettrisme.

En difficulté face à l'écrit

Il y a toujours eu des gens qui ont des difficultés face à l'écrit. Mais les changements intervenus dans notre société industrielle, en accélérant les mutations technologiques du monde du travail, ont donné plus d'acuité aux problèmes des illettrés.

Il y a trente ans, les difficultés face à l'écrit n'empêchaient personne de travailler et d'être inséré dans la société. Un mécanicien pouvait ne pas savoir lire, écrire ni compter, mais très bien réparer une voiture. De nos jours, il lui faut accomplir un minimum de tâches administratives : ne serait-ce que remplir un bordereau avec le numéro d'immatriculation de la voiture et le nom de son propriétaire. C'est un type de tâche auquel il n'a pas été préparé et, compte tenu de ses difficultés, il ne peut pas y faire face. Il se retrouvera exclu du monde du travail alors qu'il possède un réel savoir-faire. Il en va de même pour un nombre croissant de personnes qui exerçaient naguère tant bien que mal un emploi et qui aujourd'hui sont progressivement marginalisées et exclues.

Les mouvements d'éducation populaire ont très vite tenté d'alerter les différentes administrations. Il y a quelque dix ans, ils n'ont pas été entendus. En 1979, au questionnaire de la CEE sur l'analphabétisme, la France avait répondu qu'il n'en existait pas dans notre pays.

En 1983, prêtant enfin attention aux demandes réitérées des organismes qui travaillent sur le terrain, le gouvernement a créé un petit groupe de réflexion sur ce problème au ministère des Affaires sociales 1. Ses travaux ont abouti à la rédaction d'un rapport, Des illettrés en France 2, et à la création d'un groupe interministériel, chargé de mettre en oeuvre une politique de lutte contre l'illettrisme.

Le GPLI (Groupe permanent de lutte contre l'illettrisme) a été constitué en octobre 1984. Son premier objectif a été de recenser tout ce qui était fait, tant dans le milieu associatif que dans les différentes administrations, en relation plus ou moins directe avec sa mission : mesures pour l'insertion des jeunes, formation de ruraux, de chômeurs, etc.

BBF. Est-ce que l'on peut évaluer le nombre des illettrés en France ?

M-F H-R. Il paraît certain que leur nombre ne se chiffre pas en milliers, mais en millions.

Les seules statistiques fiables sont celles du ministère de la Défense, mais elles ne concernent que la population masculine. Il n'est pas évident qu'il faille les doubler purement et simplement pour avoir une estimation globale du phénomène.

Les chiffres de l'échec scolaire

Nous disposons également des renseignements émanant du ministère de l'Education nationale sur les enfants en situation d'échec scolaire.

Parmi les ,quelque 450 000 appelés du contingent, on dénombre de 1 à 2 % d'analphabètes et de 13 à 17 % de jeunes qui éprouvent des difficultés à lire, écrire et compter, à des degrés divers. Ces données sont corroborées par ce que l'on sait du cycle primaire : près de 25 % des enfants ne maîtrisent ni la lecture, ni l'écriture à la fin de l'école primaire. Les possibilités de rattrapage dans le secondaire pour certains permettent d'atteindre la fourchette des 13 %-17 % à 20 ans.

Est-ce à dire que la responsabilité de l'illettrisme incombe à l'école, et qu'il y aurait eu dégradation du fonctionnement de l'Instruction publique ? Il faut en finir avec une vision idyllique de l'école de Jules Ferry. En 1938, seulement 48 % des effectifs présentés au certificat d'études l'obtenaient, et 20 000 jeunes avaient leur bac, pour 220 000 en 1980. Il faudrait donc plutôt parler de progression.

L'école, à elle seule, ne peut pas « réparer » des carences ou des handicaps liés à un milieu social très peu porteur. L'environnement social est déterminant. C'est dans les milieux où la culture de l'écrit est totalement ignorée que les enfants ont le plus de risques de traverser l'école sans découvrir la lecture. Il y a une coupure profonde entre le monde dans lequel ils vivent et le monde de l'école, reflet d'une culture « établie » qui serait valable pour tous.

On rencontre par ailleurs chez beaucoup d'adultes un phénomène de désapprentissage. Ils ont su lire et écrire, mais ils ont progressivement perdu ces savoirs de base, faute de les avoir suffisamment exercés et parce que le sens des textes qui leur sont proposés se dérobe.

Pour résumer ce que nous savons du phénomène, sont illettrés ceux qui ont eu une scolarité morcelée (gens du voyage, de la batellerie), ceux qui sont passés par les filières de l'enseignement spécialisé, des classes de perfectionnement ou de niveau, ceux qui ont perdu la maîtrise des savoirs de base (une enquête effectuée par l'association belge Lire et écrire pour le compte de la Commission européenne a montré que 20 % des illettrés interrogés savaient parfaitement lire à l'issue de leur scolarité).

BBF. Mais ne conservent-ils pas au moins la faculté de déchiffrer le nom des stations de métro, par exemple, ou bien les pancartes routières ?

M-F H-R. Parfois, même plus. Peut-être repèrent-ils le nom des stations, dans le métro, quand celui-ci ne comporte qu'un seul mot. Mais la conduite automobile implique que l'on se situe dans l'espace, ce qui demande la compréhension d'un grand nombre de signes. Celui qui est en difficulté face à l'écrit est capable de vivre dans un univers restreint dont il a l'habitude, pour lequel il a construit ses propres repères, mais il n'en sort guère.

D'ailleurs il est le plus souvent enfermé dans la honte. C'est la première chose dont les personnes en quête de formation parlent. Elles ne se diront jamais illettrées. Beaucoup préfèrent quitter leur emploi plutôt que d'être reconnus comme tels par leur entourage.

Des stratégies de contournement

Ils ont des stratégies de contournement de l'écrit qui ne sont pas faciles à déceler même pour ceux qui les côtoient, quand ils ne sont pas sensibilisés à cette question. Par exemple, dans un hôpital, un employé, qui avait une responsabilité syndicale, ne savait ni lire ni écrire, sans que personne ne s'en soit aperçu. A chaque réunion il arrivait le premier, avec des crayons dans la poche de sa blouse et un paquet de feuilles à la main. Au fur et à mesure que les autres participants arrivaient, il leur distribuait ses crayons et son papier. Il ne lui en restait plus pour lui et ainsi ne prenait-il jamais de notes. Le fait qu'il maniait crayons et papier empêchait les autres de penser qu'il ne savait pas écrire.

Les services de protection maternelle et infantile observent que beaucoup de personnes se trompent d'heure ou de jour de rendez-vous, viennent en taxi à la PMI alors même qu'elles manquent de ressources. Les rendez-vous manqués sont symptomatiques d'un non-repérage dans le temps, et le taxi est indispensable à celui qui ne sait pas se déplacer en transport en commun.

De façon générale, l'illettrisme est source d'une grande gêne dans la vie quotidienne. Il cause de multiples ennuis : aides non attribuées à ceux qui n'ont pas rempli les dossiers; pressions plus lourdes dans le travail sur ceux qui n'ont pas lu leur contrat d'embauche, et ne comprennent pas leur bulletin de salaire; coupures de courant, interventions d'huissiers, voire expulsions pour ceux qui ne savent pas régler leurs factures...

On retrouve fréquemment ce public dans les services de l'aide sociale à l'enfance, de l'Education surveillée, dans le milieu carcéral, les foyers d'hébergement, parmi les jeunes en stage d'insertion et les chômeurs de longue durée, dans les milieux de grande pauvreté.

Prévention et « réparation »

BBF. Quelles actions peuvent être menées ?

M-F H-R. Nous menons trois sortes d'actions : des actions de prévention, de restauration et/ou remise à niveau de l'individu, et de maintien des savoirs acquis. Ce dernier type d'action est très important. Quand on constate que dix années d'école peuvent s'oublier, qu'en est-il de nos formations de 200 à 1200 heures ? Que va-t-il se passer après ? Il faut trouver le moyen que ces savoirs perdurent.

C'est pourquoi nous travaillons, à l'heure actuelle, principalement dans trois directions :
- les motivations qui poussent l'individu à réapprendre. C'est souvent un facteur extérieur qui déclenche une demande d'apprentissage ou de réapprentissage : pour les mères de famille, l'entrée à l'école de leurs jeunes enfants; pour un jeune, la volonté de passer un permis de conduire, par exemple. Mais comment faire pour que cette motivation première soit réaliste et persévère ? Il y a parfois un trop grand décalage entre les désirs et les possibilités réelles immédiates. Le travail des formateurs est de partir de ce désir, sans en casser la dynamique, de regarder là où l'individu voudrait aboutir et de voir, dans ce domaine, ce qui peut être possible pour lui en terme d'emploi.
- les outils et les méthodes pédagogiques à mettre en oeuvre, qui doivent être tout à fait spécifiques et adaptés à un public adulte de très bas niveau;
- la formation des formateurs.

Ces trois dossiers, ouverts en 1986, doivent déboucher, le premier, sur une plaquette à l'usage des formateurs, le second, sur des journées régionales d'échanges et d'informations, et le troisième, sur un module expérimental axé sur les savoirs théoriques absolument nécessaires aux formateurs : raisonnement logique, didactique du français et du calcul, travail sur le corps intégrant l'espace et le temps.

Quatre champs d'action

De façon plus générale, il ne faut pas perdre de vue que la lutte contre l'illettrisme doit s'exercer dans quatre champs : le champ social, le champ culturel, celui de l'éducation et celui de l'emploi (ce qui indique que nos partenaires privilégiés sont les ministères de la Culture, du Travail et de l'Education nationale). Pour être efficace, une action doit faire jouer ces quatre champs en complémentarité.

BBF. Mais est-ce que tout le monde parle de la même chose ? Dans les textes que la Direction du Livre a réunis sur ce sujet 3, il semble que la notion d'illettrisme recouvre moins une difficulté face à l'écrit qu'une diversité de pratiques de l'écrit et de la lecture qui est loin d'être perçue de façon négative.

M-F H-R. Il est question là de couches sociales qui ont la faculté de déchiffrement et qui n'ont donc pas les mêmes relations à l'écrit que celles que j'ai décrites.

Le problème de l'illettrisme est un problème de communication. Si les communications sont coupées, si l'individu n'est pas capable de faire le lien entre lui et la lecture, entre sa propre existence et la culture, il ne peut pas s'en sortir. C'est pourquoi il faut agir dans le champ culturel et mener une politique de développement de la lecture.

BBF. N'y a-t-il pas d'autre forme de communication sociale que l'écrit ?

M-F H-R. La télévision donne un certain nombre d'informations sur le monde. Mais la personne illettrée, qui la regarde, est coupée de ce monde au point que souvent elle relie mal à elle-même le message oral qu'elle entend.

La lutte contre l'illettrisme semble devoir impliquer d'abord la restauration des relations fondamentales entre l'individu et l'environnement social.

  1. (retour)↑  La réflexion s'est volontairement limitée aux adultes français d'origine et élevés dans la langue française. L'alphabétisation des migrants est en fait mieux connue, beaucoup plus étudiée, dotée de dispositifs et de financements propres.
  2. (retour)↑  Véronique ESPÉRANDIEU, Antoine LION, J.-P. BENICHOU, Des illettrés en France, rapport au Premier ministre, Paris, La Documentation française, 1984.
  3. (retour)↑  Bibliothèques publiques et illettrisme, ministère de la Culture, Direction du livre et de la lecture, Paris, 1986.