Faut-il encore des bibliothèques pour enfants ?
Geneviève Bordet
Lieu différent, entre l'école et la famille, la bibliothèque pour enfants a conquis chèrement sa légitimité face à ces deux institutions. Elle ne s'en remet pas moins continuellement en question. Pionnière dans bien des domaines à ses débuts, elle conserve la crainte de se voir enfermée dans le « ghetto » de ses conquêtes.
Between school and family, the children library has won its legitimacy with difficulty against these two institutions. In spite of all, the children library is always questioning itself. A pioneer in many cases at the beginning, it now fears to be confined in the ghetto of its acquisitions.
La question peut sembler incongrue, voire sacrilège, à quiconque a la moindre connaissance de la manière dont s'est imposée depuis 20 ans l'urgence de créer des bibliothèques publiques destinées aux enfants. En 1985, non seulement elles existent, mais elles sont souvent considérées comme des « phares », comme la vitrine de la bibliothèque. Les statistiques montrent qu'elles attirent à elles seules plus d'enfants que l'ensemble des autres services de la bibliothèque ne touche d'adultes, et ce, souvent dans une variété de milieux plus grande, justifiant ainsi les paroles prophétiques d'Eugène Morel : « La bibliothèque d'enfants précède, explique la bibliothèque de tous, que la France attend, que la France aura. Enfants nous vous suivons » (1). Elles sont en général considérées comme attirantes, dynamiques, souvent les seules aussi à proposer des activités très diverses de sensibilisation à la lecture. On voit même des lecteurs tout à fait adultes venir se renseigner, pour leurs propres lectures, auprès des bibliothécaires pour enfants, jugés plus accueillants.
L'âge d'or
Cette réussite indéniable a pour lointaine origine la conviction d'une poignée de pionniers, pour qui importait avant tout que soit reconnue la spécificité des besoins des enfants. Mathilde Leriche (2) rappelle ainsi que l'idée même d'une bibliothèque destinée aux enfants date, non des années 60, mais bien de la période qui suivit la Première Guerre mondiale. Elle fut l'une des conséquences de la grande vague humaniste, qui donna naissance à tous les mouvements de l'Education nouvelle, et dont le premier objectif était, grâce à l'éducation, de rendre impossible que reviennent un jour les années d'horreur que l'on venait de vivre.
La bibliothèque pour enfants n'était donc qu'un des aspects de ce large courant de pensée et d'action, qui affectera ensuite tous les domaines de la vie de l'enfant : l'école (avec le mouvement Freinet entre autres), les loisirs (centres de vacances et mouvements de jeunesse); c'est aussi de ce courant que naîtra la maison d'édition de P. Faucher, les Ateliers du Père Castor, dont l'objectif est de créer des livres qui répondent spécifiquement aux besoins des enfants. Le mouvement pour la création de bibliothèques pour enfants est indissociable de l'énorme effort des pédagogues pour qu'existe une littérature qui s'adresse elle aussi spécifiquement aux enfants. Tout, dans la manière dont est organisée la Bibliothèque de l'Heure joyeuse, créée en 1924, atteste de cette appartenance : la « promesse » (3) que l'on signe en s'inscrivant à la bibliothèque, les assemblées générales de lecteurs, la participation des enfants à la prise en charge du lieu qui les accueille.
Le respect de l'enfant
On est loin cependant de l'auto-gestion sauvage. Pour Mathilde Leriche, il s'agit plutôt d'une éducation à la liberté, parfois bien difficile, pour les enfants comme pour les bibliothécaires, mentionnant par exemple « ceux (des enfants) dont il fallut se séparer parce qu'ils gênaient trop les autres » (4). Un libéralisme et un humanisme bienveillant qui n'excluent pas une bonne dose de volontarisme : en bref une attitude délibérément pédagogique, fondée avant tout sur la croyance dans les vertus cachées de l'enfance, qu'il faut parfois beaucoup de patience pour mettre à jour. C'est aussi la conviction que toute lutte pour une société meilleure passe par l'éducation de la jeunesse, non pas comme un dressage, mais dans le respect de ses besoins spécifiques. Philippe Ariès (5) a très bien montré comment l'évolution de l'école et du système scolaire est liée aux transformations de la notion d'enfance à travers l'histoire de notre société. La même étude pourrait probablement être faite en ce qui concerne la bibliothèque et son public.
Objectifs et moyens
La bibliothèque publique pour enfants en France est donc dès sa naissance l'héritière d'une forte tradition de respect d'un Enfant un tant soit peu sacralisé. Comme on le sait, elle ne se multipliera que dans les années 60 et 70, à la faveur d'un mouvement d'expansion économique, puis culturel, foisonnant. C'est alors la Joie par les livres et la bibliothèque de Clamart qui jouent le rôle de « déclencheurs », dans la droite ligne de ce que l'Heure joyeuse propose, comme le montrent ces quelques lignes écrites par Geneviève Patte, directrice de la Joie par les livres (6) : « Le fil directeur, c'est le respect de l'enfant, l'écoute de la demande individuelle, le sentiment de l'importance que peuvent avoir pour lui les livres et les autres médias, la reconnaissance du rôle irremplaçable de la bibliothèque pour l'aider à choisir, à lire et s'approprier, à sa façon, ce qui, parmi tous les médias, lui convient, cela dans un lieu où il fait l'apprentissage d'une vie avec d'autres selon des modalités très diverses ».
Ces objectifs devront être atteints grâce à un certain nombre de moyens précis, qui sont, en particulier : un choix à la fois rigoureux et varié des livres dignes d'être mis à la disposition des enfants; une solide formation des bibliothécaires pour enfants, aussi bien dans le domaine de la psychologie enfantine que dans celui de la littérature de jeunesse; des techniques d'animation largement inspirées des méthodes d'éducation active et de l'exemple anglo-saxon, qui permettront d'« amener l'enfant au livre ».
L'explosion
Or, au moment même où la bibliothèque pour enfants, dotée d'une histoire, de méthodes et de modèles, commence à voir reconnaître sa légitimité, l'explosion de Mai 68, dont les initiateurs sont précisément les jeunes, vient remettre en cause toutes les frontières, entre culturel et politique, entre jeunesse et société. C'est le monde de « l'imaginaire au pouvoir », ce qui n'est pas pour déplaire aux bibliothécaires, mais aussi du « tout est politique ». La littérature enfantine, en pleine expansion elle aussi, s'efforce d'intégrer ces thèmes, d'abord maladroitement (voir les collections pour adolescents des années 70), puis plus astucieusement : Bernard Epin (7) commente, un peu méchamment: « En apparence, on moralise moins : en fait, on véhicule les mêmes modèles de crise individuelle en milieu bon genre où fleurit le psychologisme attentionné ». C'est la grande époque des romans « sur » le sexe, la drogue, le racisme, la délinquance, etc. La grande période aussi de la « bibliothérapie » : à chaque problème rencontré par l'enfant correspond un livre, et il pleut des romans sur le divorce ou les fugues.
Un phare
L'école, première visée, est en pleine crise; et la bibliothèque en sera la grande bénéficiaire. Tout d'abord, préconisant au sein d'une collectivité une démarche individuelle faite en toute liberté et dans le respect des besoins de l'individu, elle fait figure de précurseur. D'autre part, on découvre que le monde des jeunes ne peut se limiter à l'école et la famille, cibles favorites des contestations de Mai 68. Il importe de proposer d'autres formes d'accueil, d'intégration des jeunes dans la société : et la bibliothèque offre toutes les caractéristiques nécessaires. D'où un développement quantitatif extrêmement important, grâce en général à des municipalités soucieuses d'offrir à leurs citoyens des lieux de vie, permettant de reconstituer des liens sociaux distendus par l'urbanisation. Après des années de lutte dans le désert, ou à contre-courant, c'est donc la rencontre heureuse de l'histoire et de la bibliothèque pour enfants.
Le doute
Pourtant, ce même mouvement de contestation de la « culture bourgeoise » porte en germe bien des doutes et des difficultés pour le bibliothécaire des années 80, car au moment où la production de livres pour enfants semble avoir atteint son apogée et commence même à se stabiliser, elle se voit remise en cause dans sa raison d'être même. Tout d'abord, et cela n'est pas nouveau, on re-découvre que la littérature enfantine est un phénomène essentiellement bourgeois, ne serait-ce que de par les origines de ceux qui l'écrivent, et qu'en toute logique c'est cette classe sociale précise qu'elle a presque toujours pour cadre, aux Etats-Unis, en Angleterre ou en France. Il faut bien reconnaître que c'est particulièrement vrai en 1980 où fleurissent les Judy Blume, S. Morgenstern et H. Ray. La vogue des romans populistes des années 50, avec les grands auteurs français Colette Vivier ou Paul Berna, ne s'est pas vraiment renouvelée. Je ne m'engagerai pas dans le débat qui consiste à se demander s'il faut écrire pour les enfants d'immigrés des romans qui se passent à Bobigny ou à Saint-Denis et pour les enfants d'OS des histoires qui aient pour cadre Renault-Billancourt. Je ne pense pas que les problèmes de la création, littéraire ou autre, se posent en ces termes. Simplement, force est de constater un état de fait.
Le non-lecteur
Enfin et surtout, un nouveau personnage social a fait son apparition dans le monde des spécialistes de la lecture et du livre : le « non-lecteur ». Héros des années 80, il est en passe d'être aussi sacralisé que le « jeune lecteur » des années 60. Qui est-il ? En fait, tout simplement, celui qu'on aurait appelé il y a 10 ans un « mauvais lecteur », face auquel les bibliothécaires pour enfants avaient fini par se forger une solide philosophie : certes, ces non-lecteurs, existaient, c'était plus ou moins inévitable, et, en tout état de cause, il était tout à fait positif qu'ils désirent fréquenter la bibliothèque.
Démarches
La prise de carte étant la première étape franchie, on pouvait ensuite les associer à de petites tâches matérielles telles que le rangement des fiches, censées les valoriser. Enfin, il convenait de les amadouer et de les circonvenir de manière très progressive, grâce à « l'heure du conte », puis à la présentation d'albums, enfin grâce aux fameux « livres-amorce » : ces livres qui n'ont d'intérêt que dans la mesure où ils vont constituer une première marche de ce « terrifiant escalier » (8) qui mène à la Grande Littérature, et qui en aucun cas ne peuvent être un de ces horribles « livres de séries », tels que le Club des 5. Je ne voudrais pas faire de l'ironie gratuite envers une attitude que j'ai largement partagée et qui s'est parfois, justifiée. Qui, parmi ceux qui ont tenté cette démarche sincèrement, n'a pas connu au moins un enfant à qui la découverte d'un livre qui l'aura touché aura ouvert la voie à un grand voyage dans l'imaginaire ? Mais on aura aussi constaté que ça ne marche pas toujours et qu'il y a encore à la bibliothèque toute une clientèle d'enfants aussi récalcitrants à la lecture que fidèles.
Du « social » pour les « exclus »
Cette réalité-là, on s'en est plus ou moins accommodé, avec des crises bien sûr, des actes de vandalisme, des moments de violence, des agressions d'enfants qui s'ennuient et à qui on conseille, plus ou moins fermement, de moins fréquenter la bibliothèque qui « n'est pas une garderie ». Et puis, peu à peu, et depuis un certain temps déjà, des voix, souvent véhémentes, se sont fait entendre, qui remettent en cause ces certitudes bien fragiles. Pour ces voix-là, le refus ne fonctionne pas dans le sens qu'on voudrait bien lui donner : ce ne sont pas les enfants qui refusent les livres, mais peut-être l'inverse. Peut-être est-ce le contenu des livres même qui exclut des enfants qu'il ne concerne pas. Et, à la notion même de livres, tout un courant d'éducateurs, autour de l'INRP, de Foucambert, de l'AFL et d'autres, préfère substituer celle d'écrits et en particulier de ce qu'ils désignent comme les écrits sociaux : tracts, journaux, modes d'emploi, horaires de train, recettes de cuisine etc. La lecture, ça n'est pas qu'un luxe, un loisir de privilégiés; c'est aussi un acte de tous les jours, dans la rue, dans les magasins, les moyens de transports; en bref un acte « fonctionnel ».
Curieusement, les bibliothécaires semblent avoir du mal à entendre cette voix, qui pourtant les valorise en faisant de l'accès à la lecture la clé de tout développement social. Pourtant aussi, cela fait longtemps que l'on connaît dans les bibliothèques, ces « dossiers », constitués de documents et coupures de journaux, portant sur l'actualité et surtout les événements locaux, ces recettes de cuisine sur fiches, que l'on met à la disposition des enfants. Cela fait bien longtemps que les plus dynamiques ressentent la nécessité de transformer la bibliothèque en « centre de ressources », regroupant toutes les formes de documentation; un lieu où on offre aux enfants « non seulement le bon livre au bon moment », mais aussi « l'idée juste au bon moment » (9).
Portraits
Ce fameux « non-lecteur » dont on ne parle tant que pour le rendre de plus en plus abstrait, les bibliothécaires le ou plutôt les connaissent depuis très longtemps, car il n'y a pas un non-lecteur. Il y a le petit Louis-François (10) qui, comme il le dit lui-même, « sait lire mais ne lit pas » parce que, répète-t-il avec résignation, « moi, j'aime pas lire ! ». A côté de ces enfants, que souvent l'on submerge de propositions de livres et d'activités, il y a aussi ceux qui ne peuvent pas lire : les grandes filles de quatorze ans qui voudraient lire des histoires d'amour mais qui ne peuvent suivre que grâce aux images des romans-photos; ceux qui ne peuvent pas « décoller » des « Oui-oui » parce que le déchiffrage est si difficile qu'ils ont oublié à la fin d'un chapitre, voire d'une page, ce qu'il y avait au début; les petits passionnés de foot ou de tracteurs, qui ont depuis longtemps épuisé ce que les documentaires pouvaient leur proposer dans ce domaine; et aussi les petites filles qui veulent devenir institutrice ou coiffeuse, à qui on ne peut proposer dans le meilleur des cas qu'un livre des années 60 alors que nous sommes inondés de magnifiques ouvrages sur les métiers artisanaux.
A travers ces quelques exemples, on retrouve des obstacles familiers : des livres qui, malgré leur abondance, ne sont pas toujours adaptés à ce qu'on en attend, et des enfants à qui l'apprentissage de la lecture n'a pas non plus donné les outils adaptés aux livres qu'on leur propose. Voilà un panorama bien décourageant, ce d'autant plus qu'il accuse le contraste avec la belle image de la bibliothèque pour enfants que beaucoup portent dans leur tête : un lieu agréable, confortable, lumineux où évoluent tranquillement des enfants autonomes, curieux, actifs mais sérieux, et où règne une atmosphère de sérénité et de confiance entre adultes et enfants. C'est d'ailleurs parfois vrai : il y a de ces moments qu'on pourrait appeler de grâce. Mais ça ne l'est pas toujours, et petit à petit la réalité grignote le mythe.
Les contradictions
Les bibliothécaires pour enfants ne sont plus non plus les pionniers militants des débuts. Avec la démultiplication des bibliothèques, la profession s'est développée, ouverte à des personnes aux motivations très diverses : désir de travailler avec les enfants, souvent dans un cadre moins contraignant que l'école, mais aussi aspiration à un lieu refuge, silencieux par excellence. Est-ce pour cela qu'ils n'ont pas toujours envie d'entendre ceux qui bousculent leurs certitudes ? L'explication paraît trop simple.
Certes, il est évident que pour une profession qui se définit comme « médiateur du livre » il n'est pas confortable d'entendre parler d'« exclus de la lecture ». Cependant, ceux que mettent mal à l'aise les termes d'écrits sociaux, de lecture fonctionnelle, voire de « nouveaux écrits » sont souvent parmi ceux qui précisément ont été les premiers à préconiser d'aller vers les enfants, de sortir de la bibliothèque pour rencontrer ceux qui n'y viendront pas. Ce sont les mêmes aussi qui pensent que l'aventure de l'imaginaire ne devrait pas être réservée à quelques-uns, et ils ne reconnaissent pas dans les termes que je viens d'énumérer ce qui fait la moëlle de leur expérience, leur raison d'être : constituer une passerelle vivante, un lieu d'accès entre l'enfant et le monde du fantastique, du merveilleux, en un mot, de la fiction.
Lecture fonctionnelle, lecture de fiction : il semble absurde d'opposer deux aspects d'un même acte; la question de l'accès à l'écrit est primordiale dans les deux cas. Simplement, le souci de désacraliser la lecture, de la rendre accessible à tous en montrant qu'elle est un acte quotidien, risque paradoxalement d'aboutir à une nouvelle sacralisation et une nouvelle exclusion: la lecture fonctionnelle et la maîtrise des horaires de trains pour tous, et l'accès à l'imaginaire (bourgeois ou non !), luxe de quelques-uns. Ça n'est certes là l'intention de personne, mais c'est un danger que beaucoup ressentent confusément, et devant lequel ils réagissent souvent, malheureusement, par le repli.
S'adapter
Pourtant, il serait injuste de dire que la bibliothèque pour enfants n'a rien fait pour s'adapter à une réalité qui n'est certes pas nouvelle mais que l'on commence seulement à voir en face : lorsque Foucambert parle, par exemple, de 70 % d'illettrés en France, c'est-à-dire de personnes qui ne maîtrisent pas l'accès à l'écrit et non d'analphabètes.
Deux grandes tendances sont les témoins de ce que la bibliothèque s'ouvre de plus en plus à tous les modes de lecture. Depuis plusieurs années déjà, on favorise par tous les moyens l'accès des tout-jeunes enfants au livre, en les accueillant à la bibliothèque, en allant les rencontrer à la crèche (11), à la halte-garderie, à l'école maternelle. « On n'est jamais trop petit pour lire » (12) : c'est reconnaître qu'il y a différentes formes d'approches du livre, que le tout-petit qui s'esclaffe et raconte devant une image, ou répète indéfiniment la phrase qu'on lui a lue, lit lui aussi.
Par ailleurs, l'accent porté récemment sur les documentaires montre que de nombreux enfants cherchent dans le livre une information, des images qui viennent éclairer, enrichir ou renforcer ce qu'ils vivent et voient tous les jours. Documentaires sur les moyens de transport, la sexualité, les nouvelles technologies : c'est une image et une explication du réel qu'on vient trouver, et non l'évasion. Enfin la publication du Dossier Club des Cinq (13), oeuvre d'un universitaire et d'une bibliothécaire, montre qu'on peut considérer le phénomène des séries autrement qu'avec l'horreur raffinée des tenants de la « belle écriture » ou des pourfendeurs du racisme, conservatisme, etc. C'est une autre voie vers une vision réaliste de ce qui fait d'un enfant un lecteur. En fait, il apparaît de plus en plus clairement que l'opposition entre lecture-plaisir et lecture fonctionnelle est artificielle. Lit-on par plaisir ou par besoin ? Les deux en général, et on peut avoir autant besoin de lire un roman où l'on trouve un écho de ses propres questions qu'un documentaire sur l'élevage des hamsters !
L'enfermement
Ce n'est pas là que se situe la mise en cause fondamentale mais bien plutôt dans la contestation plus ou moins latente de la nécessité même d'une littérature enfantine. Même pour un bibliothécaire tout neuf, quand on a lu 50 ans de littérature enfantine de Mathilde Leriche et Laissez-les lire ! de Geneviève Patte, on se rend compte à quel point cela peut représenter une régression : cinquante années de lutte contre le système commercial, contre le système de lecture publique lui-même pour se voir contestés par ceux-là mêmes qui se proclament à l'avant-garde de la grande bataille éducative ?
Entendons-nous bien : personne actuellement ne réclame le retour à la situation antérieure aux années 50. Mais beaucoup, y compris et je dirais même surtout, parmi ceux qui en furent les promoteurs, s'inquiètent de voir la littérature enfantine s'installer dans une sorte de « ghetto doré », de par sa prolifération même. Ainsi Isabelle Jan regrette-t-elle dans son livre La littérature enfantine que la littérature pour enfants, malgré un développement spectaculaire, continue à n'intéresser que les pédagogues, psychologues et sociologues, et n'ait jamais été étudiée comme un des aspects, parmi d'autres, du phénomène de création littéraire. Car le monde du livre pour enfants se ferme de plus en plus sur lui-même : pour quelques auteurs « polyvalents » (Michel Tournier, Daniel Boulanger, Peter Härtling par exemple), combien d'auteurs pour enfants, d'illustrateurs pour enfants, de traducteurs pour enfants, de collections, voire de maisons d'édition, pour enfants ? Sans parler des critiques pour enfants ! Encore une fois cette prolifération constitue une richesse, et c'est le signe incontestable qu'on s'intéresse enfin à ce que lisent les enfants. Cependant, n'y a-t-il pas contradiction entre cet univers bien clos, de la production à la critique, et le fait de proclamer que la lecture n'est pas un luxe, qu'elle doit faire partie du quotidien ? Qu'est-ce qui donne le plus envie de lire à des enfants : un bac d'albums colorés et attrayants ou un adulte absorbé dans la lecture d'un roman ou d'une revue qui le passionne ? Le deuxième aspect est trop souvent oublié au bénéfice du premier : d'où des bibliothèques d'école jolies, claires et pleines de livres attirants, où l'on n'a accès que quand on a « fini son travail », des bibliothèques où l'on trouve les « livres de bibliothèque » à l'exclusion de tous les autres documents, constitués ou recueillis par les enfants, qui pourraient aussi répondre à leur demande. Or, il faut bien reconnaître que les bibliothèques scolaires ne sont pas les seules à tomber dans ce piège, et qu'elles le font bien souvent parce qu'elles se bornent a imiter le modèle que leur proposent les bibliothèques publiques pour enfants. La tentation est grande d'en faire un lieu certes chaleureux et sympathique, mais protégé au prix du refus de tout ce qui viendrait de l'extérieur, et en particulier des adultes et des parents.
La mystification
Le but devient de préserver une vision de l'enfance dont on sait à quel point elle est mythique : à quoi aspire tout enfant, sinon à devenir « un grand » et faire partie du monde mystérieux des grandes personnes ? Et c'est bien là, après tout, le but de toute attitude éducative : en tant qu'adulte, être l'intermédiaire qui va aider l'enfant à grandir, quelle qu'en soit la manière.
Il semble parfois qu'on perde quelque peu de vue cette réalité-là. Idéaliser l'enfance, c'est aussi la mystifier : c'est peut-être surtout tenter de conjurer cette peur que ressentent, ou ont ressentie, tous les adultes qui se trouvent confrontés à ce drôle de petit être humain, qui n'est pas un adulte en miniature, mais qui n'en est pas moins une personne. C'est d'ailleurs le titre d'un livre remarquable de Janet Hill publié en 1973 avec un titre prémonitoire : L'Enfant est une personne (Children are people) (14). L'auteur, bibliothécaire dans une banlieue de Londres, se livre à une analyse critique à la fois féroce et stimulante du rôle des bibliothèques et des bibliothécaires pour enfants, s'exclamant par exemple : « Il y a même des bibliothécaires pour enfants qui ne lisent que des livres pour enfants !» ou : « Je ne répondrai à la question : « que doit lire un enfant de dix ans ? » que lorsqu'on m'aura dit ce que doit lire un homme de quarante ans ». Il y a à la fois beaucoup d'humour et de simple bon sens dans ces réflexions, et on en a bien besoin quand on travaille avec des enfants, dans quelque contexte que ce soit.
Le choix du futur
Tout dans la réflexion contemporaine sur la lecture, l'importance sociale et culturelle qui lui est conférée, contribue à faire du rôle de la bibliothèque (et en particulier de la bibliothèque pour enfants) un point de mire pour les années 80.
C'est une situation à la fois enviable et inconfortable. Enviable puisque cela montre à quel point elle a su faire admettre sa légitimité. Difficile, voire dangereuse, parce que c'est une tâche bien lourde de se voir attribuer le rôle d'alternative à l'école et à la famille.
La demande envers les bibliothèques pour enfants, de la part des parents, des éducateurs, et des enfants, est parfois écrasante et le plus souvent contradictoire. On attend d'elle qu'elle soit à la fois le lieu privilégié de l'enfance et de la lecture et, en même temps, qu'elle soit en permanence ouverte sur le monde et à tous ceux qui n'ont pas encore les moyens d'utiliser ce qu'elle peut offrir. Dans ce contexte, les origines de la bibliothèque pour enfants, fondées sur le respect de son public et l'écoute de sa demande réelle, peuvent constituer un atout décisif ou au contraire un handicap, selon que les bibliothécaires pour enfants s'essouffleront à maintenir coûte que coûte le mythe d'un lieu idéal abritant des enfants non moins idéalisés, ou qu'ils s'appuieront sur son héritage pour faire face à une réalité riche surtout de ses contradictions et de ses conflits.