La critique en plus
La situation de critique littéraire en littérature enfantine dans toutes ses contradictions : rejeté ou sollicité, on ne peut nier que le « critique de livres pour enfants » a participé activement au mouvement général d'après-guerre en faveur de l'enfant. Toutefois, il convient de rester vigilant face aux monopoles industriels et culturels.
Situation of the literary critic for children : once rejected, once in demand; his active part in the general movement for children that took place after the last war cannot be denied. Nevertheless, one must remain vigilant in front of the industrial and cultural monopolies.
Je lis des livres pour les enfants; quelque huit cents titres chaque année, depuis 1967... et comme je n'ai plus dix ans depuis longtemps, je les lis et j'en parle, par écrit essentiellement; j'essaie de faire partager les bonnes surprises comme les dégoûts, de susciter des curiosités, des interrogations, des polémiques. Parfois pour un petit album de seize pages. A certains, cela semble dérisoire... Mais des artistes ont créé des chefs-d'oeuvre pour enfants de trois ans qui vous font rêver ! La sensualité d'une couleur, la lisibilité d'un trait recréant la vie, une des premières rencontres avec la poésie, avec l'humour, avec l'imaginaire, cela mérite bien qu'on en parle. Et à d'autres qu'aux enfants à qui ces livres sont destinés; aux adultes qui, à la crèche, à l'école, à la bibliothèque, ou le soir au coucher, sont les médiateurs quasi incontournables entre le livre et l'enfant, entre l'enfant et le livre.
Critiques ou pas critiques ?
De quoi vous mêlez-vous ? Et d'abord quels sont vos critères ? Ces questions renaissent perpétuellement de leurs cendres sous les prétextes honorablement emballés de sauvegarde de la liberté de l'enfant. Mais plus sûrement, quant aux motivations profondes, en raison de l'agression que constitue pour l'adulte en charge d'éducation la mise en question de sa responsabilité dans ce qu'il fait ou ne fait pas pour donner à lire. Au critique assimilé au rang de spécialiste, on demande volontiers de bonnes adresses, des recettes infaillibles, des repères rassurants. S'avise-t-il de questionner, de mettre en garde contre les conformismes et les conditionnements dus à la répétitivité, de proposer des lectures qui s'écartent des parcours balisés... on le somme de présenter ses papiers, ses « critères ». De la psychologie à l'histoire de l'art, des sciences de l'éducation à la statistique, les points d'appui théoriques ne manquent pas pour la justification de tel ou tel argument. Il demeure que les études pluridisciplinaires sur les rapports de l'enfant à l'image, à l'écrit, au dit et au non-dit n'en sont qu'à leurs balbutiements (certains comportent des intuitions ou des pistes audacieuses); et on ne peut que reprendre ici la revendication avancée depuis si longtemps par Marc Soriano de moyens pour le développement de ces recherches qui ne peuvent qu'aider la création comme la pédagogie. Et, partant, la « critique » perçue dans une dimension scientifique quasi inédite.
Aveu de subjectivité
Cela dit, le rapport individuel au livre en appelle à toutes les composantes de la subjectivité du lecteur, et la première honnêteté pour la critique telle qu'elle fonctionne aujourd'hui consiste à revendiquer loyalement cette subjectivité. Ce qui implique qu'on assume sans honte son statut d'adulte lisant à l'intention d'adultes éducateurs/prescripteurs des productions d'adultes destinées aux enfants. Rien n'est plus triste qu'un adulte singeant l'enfance ou se servant d'elle pour esquiver ses responsabilités éducatives: « Mon petit-fils a aimé » ou « La fille de ma femme de ménage portugaise n'a pas accroché », avancés comme preuve à l'appui d'un jugement porté sur un livre, renvoient aux pires connotations paternalistes et ne répondent certainement pas au besoin profond des enfants de rencontre avec des adultes éveilleurs et pourvoyeurs d'imaginaire. C'est du moins une certitude à laquelle m'ont conduit près de vingt années de pratique d'un travail de critique/informateur dont l'état de la question implique, au-delà de l'activité rédactionnelle, une présence sur les lieux concrets des débats, rencontres, animations, avec les publics les plus diversifiés. Faut-il préciser que, dans la subjectivité de l'adulte critique, entre bien évidemment pour une bonne part la qualité spécifique de son expérience du monde enfantin et des rapports privilégiés qu'il entretient avec lui ? Je dirai que cela fait partie de son équipement culturel !
Emergence historique
On dit « critique de livres pour enfants », jamais « critique littéraire ». Et pour faire bonne mesure, lorsqu'on s'écarte des publications spécialisées, leur place dans les pages littéraires ne se dessine que depuis quelques années. Ce fut pendant longtemps l'apanage des rubriques « loisirs » ou « éducation », quand on ne le casait pas entre deux ouvrages de dames. Apparemment il y a évolution, reconnaissance et légitimation d'un travail où se sont illustrés quelques pionniers tels que Natha Caputo, Marc Soriano, Janine Despinettes, Raoul Dubois, Mathilde Leriche, Germaine Finifter. A moins qu'il n'y ait tentative de récupération à l'heure où le livre pour enfants représente près de 10 % du chiffre d'affaires de l'édition française et tient la deuxième place pour le nombre de titres et d'exemplaires annuel. Poser d'entrée la question appelle l'inévitable flash-back sur les années 50. L'apparition d'une critique spécialisée dans le livre de jeunesse ne relève pas d'un « coup » dans le sérail journalistique, et si Natha Caputo fut la première à s'y consacrer dans un quotidien, Le Progrès de Lyon, puis à L'Ecole et la Nation, elle s'est d'emblée inscrite dans un contexte qui en favorisait l'émergence. Les grands espoirs démocratiques de la Libération incluaient une attention nouvelle portée à l'enfance et à l'éducation, tant au niveau idéologique qu'institutionnel. Des psychologues de l'enfance comme Wallon ou Piaget ont rassemblé de nouvelles équipes de chercheurs. Le Plan Langevin-Wallon de réforme démocratique de l'enseignement, s'il n'a pas été mis en application, a particulièrement servi de référence aux mouvements d'éducation nouvelle. Poursuivant l'expérience tentée dès 1927 par l'atelier du Père Castor, puis par Bourrelier, une édition spécialisée dans le livre non scolaire se développe alors (création de la Farandole, des Editions de l'amitié, ou de certaines collections dans l'édition traditionnelle), avec recherche d'une adéquation aux données de la psychologie, d'une ouverture sur d'autres cultures, d'une dimension éducative qui fasse du livre un moyen de dialogue avec les autres, avec le monde social, dans le cadre des codifications morales alors admises... Attentive à ces évolutions et dépendante d'elles, la critique s'est dès le départ inscrite dans le double objectif d'aider à la promotion des livres et à la démocratisation de la lecture en élargissant la base sociale des lecteurs. Un oeil sur son objet, un oeil sur son public, la critique de livres pour enfants a mené sa mission d'informateur et d'auxiliaire pédagogique avec une dimension « militante » en faveur du « bon livre » liée à la personnalité de ses premiers artisans. De là ses qualités spécifiques, de là aussi ses limites et l'ambiguïté de son propos.
Présence inspirée
Les critiques de livres pour enfants n'ont pas été et ne sont toujours pas, pour la plupart d'entre eux, des « professionnels »; l'enseignement et ses filiales ont fourni l'essentiel de la première génération, marquée par la recherche passionnée de l'ouverture pédagogique du livre sur la vie, comme contrepoint et complément nécessaire de l'école empêtrée dans la sclérose de ses contenus. Le critique lit tout et rend compte de tout : des petits albums, des contes, des romans, de la poésie, des livres documentaires de tous ordres, de l'écrit et de l'image, de la BD (mais c'est très récent), de l'imaginaire comme du didactique. Bref, avec des compétences diverses et bien inégales, le critique a été et reste un informateur, un propagandiste, un pédagogue, un colporteur, un touche-à-tout inspiré, un animateur, ... une sorte de rempart culturel à l'invasion des techniques publicitaires et des productions de séries auxquelles sont livrés la plupart des enfants - et des adultes éducateurs - face à une école repliée sur les manuels et à un réseau de lecture publique dont on ne peut ignorer les défaillances, particulièrement au niveau de l'enfance.
On aura beau jeu, par la suite, d'ironiser sur le caractère impressionniste de cette critique qui se veut porteuse, sinon d'une vérité, du moins d'un savoir acquis au prix d'un travail gigantesque de lecture et de présence sur le terrain. Son existence même a contribué à donner au livre pour l'enfance et la jeunesse son statut d'objet culturel à part entière, en même temps qu'elle a aidé à conférer aux créateurs écrivains ou graphistes une reconnaissance et une dignité jusqu'alors réservées aux pourvoyeurs du rayon adulte. On lui doit d'avoir posé le problème des contenus et de la valeur artistique, d'avoir, explicitement ou non, posé les prémices de la revendication du pluralisme.
On lui doit d'avoir su, dans sa partie la plus offensive, élargir son travail d'information aux données économiques et sociales de la vie littéraire et d'avoir posé le problème de la lecture des enfants sur le vrai terrain du texte et de l'image à lire et non sur celui des méthodes d'apprentissage.
Tout cela avec bien des maladresses, des enthousiasmes injustifiés, des condamnations hâtives, des approches frileuses de certaines novations, des justifications théoriques hasardeuses... mais la noble « critique littéraire » de tant de feuilles et magazines ne comporte-t-elle pas un pareil lot d'insuffisances ? Tout cela aussi avec une honnêteté intellectuelle et une indépendance à l'égard des maisons d'édition dont une bonne partie de la non moins noble « critique littéraire » serait souvent en peine de donner pareil exemple.
L'actualité
Nous sommes, je dirais, à la conjonction en même temps qu'à la confrontation du travail de la critique tel que défini ci-dessus, avec les divers partenaires qu'elle a contribué à mettre en mouvement. La critique « traditionnelle » - mais j'en refuse les connotations péjoratives - continue tant bien que mal à s'exprimer dans des supports connus (cf. la liste informative donnée en encadré), qu'elle soit l'œuvre d'un chroniqueur attitré, (Jean Perrot, Edwige Talibon-Lapomme, Odile Limousin, Bernard Epin, Nicole Zand, etc.), ou d'une équipe (La Joie par les livres, Trousse-livres, Nous voulons lire, Livres Service Jeunesse, Livres Jeunes aujourd'hui,...) qui, le plus souvent, affirme l'identité de ses composantes pour mieux aider le lecteur à situer ses références.
Parallèlement, on assiste à une multiplication de publications locales, souvent liées à une bibliothèque ou à un mouvement éducatif, qui renouvelle et élargit la pratique militante ayant marqué les débuts de la critique, en élargissant aussi les modes d'approche de la production. En vingt ans, les bibliothèques pour enfants se sont multipliées, avec un personnel compétent et souvent passionné, et constituent des lieux d'information dont il convient de mesurer l'impact. L'école, avec bien des inégalités et des insuffisances mais aussi des initiatives multiples et offensives, où la personnalité des animateurs reste essentielle, connaît une pratique nouvelle avec et autour du livre. Le développement des BCD s'inscrit dans cette mouvance. Clubs de lecture, travail d'écriture, rencontres avec les écrivains,... les rapports au livre évoluent et diversifient la demande.
Attention : dangers
Dans le même temps, et les phénomènes ne sont pas sans rapport, l'édition, que n'épargne pas la crise, joue de la progression quantitative des titres (et j'allais dire des marques, comme les produits ménagers), au moment où s'accélèrent les concentrations et l'absorption des petites maisons indépendantes par les grands groupes qui détiennent 80 % du marché. L'état du livre pour l'enfance et la jeunesse n'est plus celui des années soixante. Tentons un bref survol :
Le livre d'images a connu une véritable explosion tant esthétique que numérique, posant, de manière nouvelle, les questions du rapport texte-images et de la lecture des images dont la polysémie a contribué à faire éclater les définitions trop rigides des tranches d'âge.
Les collections prolifèrent pour des durées très variables, beaucoup d'entre elles ne franchissant pas le cap d'une saison. Avec des tendances de plus en plus marquées à l'uniformisation des contenus sous l'apparente diversité des habillages. Que de livres, que d'auteurs interchangeables d'une maison à l'autre. (Faut-il mettre les points sur les i en rappelant les conséquences logiques de ce qui s'appelle la loi du profit ?)
Dans le sillage des grandes novations s'appuyant sur des légitimations théoriques solides (psychanalyse, sémiologie, linguistique, ...) les signes ostentatoires d'une nouvelle modernité ont tendance à servir de ligne de partage pour les bons/beaux livres destinés à un public averti. Les industries culturelles s'emparent de la modernité comme elles s'emparent des stéréotypes de séries pour cibler des publics différenciés dans leur appréhension socio-culturelle. Le livre comme auxiliaire de la culture à deux vitesses..., on n'échappe pas à la question.
Les collections de poche, dont seules les grandes maisons peuvent s'offrir le privilège, constituent des réponses économiques non négligeables aux besoins nouveaux de l'école, des bibliothèques, des institutions de loisirs confrontées aux moyens financiers insuffisants. Livres de poche à la portée de tous économiquement - mais culturellement ? -livres de poche qui ne suffisent pas à repousser le poids des ségrégations quand l'institution éducative n'est pas là pour corriger les exclusions sociales.
La multiplication des importations ou des co-éditions qui bloquent le développement d'une création française originale usant de l'image alibi pour des textes fabriqués à la hâte, faussant les références iconographiques, particulièrement dans le livre documentaire.
La répétitivité des thèmes, des modèles, des représentations privilégiant certains types sociaux, certains rapports humains, certains schémas moraux dominants, en excluant de la création toute une partie de l'expérience humaine individuelle ou collective de notre temps : rapports à la science et aux techniques nouvelles, au monde du travail, appréhension des espoirs et conflits, y compris sous leur forme fantasmée, de la réalité ouvrière et paysanne.
Autocritique
Ces questions, et bien d'autres, prennent une acuité nouvelle face à l'enjeu de la conquête du pouvoir de lire par tous les enfants, où la problématique des contenus n'intervient pas accessoirement. Du même coup, elles posent à la critique des exigences d'une autre nature en déjouant le piège des reconnaissances un peu trop rassurantes du travail accompli depuis les années cinquante. Les listes sélectives de bons (et mauvais) livres, les labels de qualité décernés par des « spécialistes » reconnus ont joué et continuent incontestablement de jouer un rôle non négligeable dans la promotion d'ouvrages que la logique du profit écarte des grands circuits de distribution. N'en rejetons pas le principe. Mais il convient de s'interroger sur l'apparent consensus idéologique et culturel qui recouvre la prolifération de ces sélections, alors que, dans le même temps, les grands moyens d'information restent fermés à une véritable approche critique et pluraliste de la production.
Deux pistes de réflexion :
Quel est le pouvoir de la critique limitée à l'audience de revues spécialisées face à la production de séries débilitantes qui ne préparent pas, en dépit des idées reçues, de futurs lecteurs heureux et curieux, mais plus certainement des consommateurs de Duo, Harlequin, SAS et autre ? Les listes noires, l'écart des sélections confortent très sûrement ceux pour qui la cause est déjà entendue ; pour les autres, le plus grand nombre, le pouvoir économique fait son office. Mais comme il est de plus en plus rare qu'un éditeur base toute sa production sur la seule médiocrité, on attend de la critique qu'elle aide à la promotion des quelques titres servant d'alibi culturel et offrant une ouverture vers la clientèle « avertie ». La notion de « livre de qualité » qui sert de bannière à la critique depuis plusieurs décennies ne débouche-telle pas à terme, si on l'isole du contexte économique et social, sur un renforcement de certains monopoles mettant en cause la diversification de la production ? Je m'explique : on peut aujourd'hui, sans grands risques, composer des bibliothèques d'un niveau artistique peu discutable en recourant aux seuls catalogues d'une ou deux maisons d'édition. La critique peut-elle se contenter du seul critère de « qualité », sans situer en même temps les enjeux de l'avenir de la création, de la résistance aux pouvoirs tentaculaires des industries culturelles qui n'ont pas pour raison d'être la recherche passionnée du pluralisme artistique et idéologique ?
La critique en questions
On m'objectera que la manière de poser les questions inclut les réponses... Difficile pourtant d'y échapper si la critique veut continuer de jouer, ici et maintenant, dans un contexte différent, le rôle d'éveilleur qui a été le sien aux temps pas si lointains de ses origines. Depuis des années, je me plais à définir son rôle par la formule: « Le critique discute pour faire discuter », ce qui signifie en clair: pour intervenir autrement qu'en guide du consommateur éclairé (posant ainsi le problème des moyens d'élargissement de son audience) et pour faire de sa lecture personnelle et « professionnelle » assumée en toute lucidité, non pas un aboutissement, mais le déclencheur d'une multitude de questions dont le moindre débat public montre à quelles urgences elles obéissent. Discuter du livre pour enfants, c'est aussi bien élucider la nécessité de la création artistique qu'interroger la place de l'enfant dans la société, et, au-delà, s'interroger sur la société que nous voulons pour donner une place à tous ses enfants.
La critique n'est jamais neutre, pas plus que les livres dont elle s'occupe. De l'intensité du dialogue au présent qu'elle saura instaurer entre les divers acteurs de la lecture des enfants dépendent ses facultés de renouvellement et l'extension du rôle spécifique que son histoire toute récente a su rendre nécessaire.