L'empire de l'imprimé

Cécile Sakai

Les Japonais lisent beaucoup - ceci n'est pas qu'un poncif -, et dans leur grande majorité, ils achètent les ouvrages qu'ils désirent se procurer. En d'autres termes, l'appropriation privée du livre l'emporte largement sur les circuits collectifs, tel celui des bibliothèques. L'édition japonaise, ou plus exactement l'industrie éditoriale (shuppan sangyô), présente donc un bilan nettement positif que l'on pourrait illustrer par une liste très longue de performances en tous genres. Ainsi, l'on recense actuellement quelque 4 000 éditeurs, dont les ouvrages sont diffusés par 25 000 librairies 1. Le chiffre d'affaires global s'élevait en 1980 à 39 milliards de francs environ, record comparable à celui des Etats-Unis, tandis que paraissent chaque année plus de 35 000 nouveaux titres et 4 000 périodiques. Ajoutons pour clore cette énumération que le « petit » best-seller atteint facilement le million d'exemplaires vendus; les éditeurs se souviennent encore avec une certaine émotion du record établi par Totto-chan, la petite fille à la fenêtre, un récit d'enfance autobiographique par Tetsuko Kuroyanagi, une star de la télévision : publié en 1981, cet ouvrage se vendit en quelques mois à plus de 4 millions d'exemplaires...

Il faut savoir toutefois que ces chiffres, parfois étonnants, résultent en réalité des efforts constants fournis par le secteur éditorial pour résister à la concurrence des autres médias, notamment audio-visuels. En outre, le système reste essentiellement vulnérable aux chocs extérieurs, tels ceux du paradigme « pétrole - dollar - coût des matières premières » 2. L'envers et l'endroit de ce qui n'est pas un miracle, mais l'aboutissement d'une tradition et d'une histoire spécifiques, c'est ce que nous illustrerons ici par quelques exemples.

L'empire du livre

Les premières techniques d'impression xylographique parvinrent de Chine dès le VIIIe siècle, mais elles furent employées presque exclusivement pour les textes bouddhiques; c'est seulement au cours de l'époque Edo (1600-1868), sous le gouvernement des célèbres shogun Tokugawa, que l'édition vit son premier développement. L'essor du livre s'explique plus par l'incontestable augmentation du public des lecteurs, qui se recrute aussi dorénavant dans la bourgeoisie des villes, que par l'introduction, au XVIe siècle, des techniques coréennes et européennes d'impression à caractères mobiles : celles-ci ne purent être diffusées en raison des difficultés de manipulation et de leurs coûts élevés. Les éditeurs, qui étaient souvent imprimeurs et libraires à la fois, les grossistes et les « prêteurs », sorte de colporteurs (kashihon-ya), fournirent à ce nouveau public élargi, outre les ouvrages religieux et moraux traditionnels, toute une littérature de divertissement composée de livrets comiques, érotiques, épiques et autres, pour la plupart abondamment illustrés.

Cependant, c'est avec la Restauration de Meiji en 1868 et l'ouverture du Japon à l'Occident que l'édition va acquérir les caractéristiques d'une entreprise moderne. Le système ayant été en quelque sorte rodé durant deux siècles, il suffit désormais que le gouvernement « éclairé » de Meiji mène une active campagne de scolarisation pour que le public des lecteurs et le marché du livre s'élargissent en conséquence. Le monde éditorial se dote alors de l'infrastructure nécessaire à son développement : chaque nouvelle décennie voit la création d'une grande maison d'édition, Hakubunkan en 1887, Jitsugyô-no-Nihonsha en 1897, ou Kôdansha en

1909. Les imprimeries se modernisent, les réseaux de diffusion sont rationalisés afin de répondre à une demande toujours plus grande. Enfin, en dehors des livres proprement dits, les éditeurs lancent également des mensuels, puis des hebdomadaires, qui vont connaître à partir des années 1910 un essor extraordinaire. Lorsque, à partir de 1925 environ, la presse pénètre à son tour le secteur éditorial, en publiant périodiques et livres, les tensions sont à leur comble : l'ère de la concurrence transforme peu à peu les lecteurs en consommateurs.

Le livre à un yen

C'est vers cette même époque, entre 1925 et 1930, que survient le célèbre épisode de la « bataille des livres à un yen » : la tactique consistait à vendre à un prix dérisoire, et donc sans grande marge bénéficiaire, des anthologies fleuves de quarante, cinquante, voire. soixante volumes, que par un système d'abonnement, l'acheteur devait en revanche acquérir dans leur intégralité. Certains parmi les quelque vingt éditeurs en lice réussirent à consolider définitivement leur pouvoir, tandis que d'autres sombraient dans de piteuses faillites. Cette péripétie marque en fait une mutation en profondeur de l'édition qui, d'artisanale devient industrielle : les chiffres de vente sont désormais une référence obligatoire, sous le signe d'une compétition très dure qui fonctionne plus à la ressemblance (plagiats des projets) qu'à la différence.

Deux secteurs clés de l'édition japonaise, les revues et les livres de poche, ont ainsi connu par phases successives un essor remarquable tout au long de ce XXe siècle, en dépit d'une période de récession grave durant la Seconde Guerre mondiale. Les livres de poche, créés sur le modèle des poches anglais et allemands dans les années 1920, connaissent depuis 1945 un succès croissant, grâce à une maniabilité réelle (14 cm de haut, 10 cm de large pour le format standard), un prix accessible (autour de 10 francs le volume), un dynamisme sans faille (en général, les nouveautés paraissent en poche un ou deux ans après leur publication initiale) et des campagnes publicitaires « à l'américaine », reposant sur le concours de tous les médias. Les 83 titres du célèbre auteur de romans policiers Seishi Yokomizo 3, réédités en poche, s'étaient vendus entre 1971 et 1981. à 55 millions d'exemplaires, grâce à de très populaires adaptations cinématographiques et télévisées.

Quant aux périodiques, ils représentent depuis les années 1975 près de la moitié des activités éditoriales japonaises; des revues d'intérêt général aux revues de mode, en passant par les magazines de loisir et les bandes dessinées, cette branche tend vers un développement toujours plus rapide.

En 1985, le mensuel Ie no Hikari (Lumière du foyer), qui détient le record de diffusion dans sa catégorie, était tiré chaque mois à 1 million 140000 exemplaires, tandis que plusieurs hebdomadaires étaient achetés par quelque 600000 lecteurs à chaque numéro ; les magazines de bandes dessinées (manga) étaient, quant à eux, diffusés couramment à plus de deux, voire trois millions d'exemplaires, et il s'agit pour la plupart d'hebdomadaires ! Mais cette surenchère ne réussit pas à tous, et, en 1980 par exemple, on dénombrait 235 nouvelles parutions, alors que 107 titres cessaient de paraître.

Une des conditions qui rendent possibles ces performances, c'est la maîtrise, par les éditeurs, du prix de vente. Le livre a le régime du prix imposé fixé par l'éditeur; les statistiques montrent que la courbe du prix moyen du livre (toutes catégories confondues) a toujours évolué dans les marges inférieures à celle du coût de la vie, et cette tendance se maintient de nos jours. En outre, la majorité des éditeurs ont fait le choix du pragmatisme : les études de marché et l'appel à la publicité sont des pratiques courantes et manifestement efficaces.

Le livre, un massmédia...

Enfin et surtout, les destinataires d'un tel système de production, autrement dit les lecteurs, répondent positivement aux sollicitations dont ils font l'objet : il faut sans doute rappeler ici que la population japonaise compte environ 121 millions d'habitants, et une enquête réalisée en 1979 4 montre que 60 % des sujets capables de l'acte de lecture (ayant en somme effectué leur scolarité obligatoire) sont des lecteurs réguliers.

Un autre sondage, qui porte sur le temps moyen consacré quotidiennement à chaque média 5 (pour 1984), nous indique que si un Japonais passe en moyenne 2 h 19 mm devant sa télévision, tout en réservant 49 mn à la radio, il consacre aussi une partie de ses loisirs à lire les journaux (35 mn) et les livres/revues (45 mn). Ces chiffres sont stables depuis une vingtaine d'années : malgré le tout puissant règne de l'audio-visuel, la lecture semble résister, comme un comportement à part, irremplaçable. D'ailleurs elle participe, au même titre que les autres médias, à la constitution d'un certain type d'environnement culturel qui prédomine dans le Japon contemporain : celui des informations produites, reçues, et réémises dans un cycle toujours renouvelé. L'importance exceptionnelle de la presse au Japon (deuxième « producteur » mondial) n'est pas le fait du hasard...

Pourtant, en dépit d'un bilan nettement positif, on peut relever un certain nombre de problèmes. Ainsi, revues et livres populaires se vendent le plus souvent au détriment des ouvrages réputés difficiles, par exemple dans le domaine de la recherche. Certes, il demeure quelques éditeurs irréductibles, qui tentent de sauvegarder ce qui reste de marginal dans cette culture du livre, mais très logiquement ils sont alors prisonniers d'un ghetto intellectuel ; on peut craindre en tout cas que les lois de l'argent ne se chargent, à court ou à long terme, de pervertir les aspirations les plus désintéressées.

Dans la mesure aussi où seule une centaine d'éditeurs (dont les quatre plus grands, Gakken, Kôdansha, Shôgakukan et Shûeisha) se partage 80 % du marché, la liberté et la variété des expériences éditoriales paraissent menacées. Dans le même ordre d'idée, et à l'instar d'autres pays, on remarque la centralisation excessive des sièges sociaux à Tôkyô, ce qui n'est pas sans conséquence sur les réseaux de distribution ; les librairies assez rares et disséminées des provinces les moins habitées connaissent ainsi des difficultés d'approvisionnement. Enfin, il faut souligner le taux alarmant des ouvrages invendus - plus de 37 % du chiffre d'affaires en 1983 -, résultant d'une rotation trop rapide et trop axée sur la rentabilité immédiate.

La saturation : tel est donc le piège que le secteur éditorial devra chercher à éviter dans les années à venir, tout en tablant, plus encore, sur la multiplication et la diversification des titres. Les lecteurs, quant à eux, y ont tout intérêt, et quoi qu'il en soit, sans leur connivence, rien ne sera possible.

  1. (retour)↑  L'auteur a écrit une thèse sur La littérature populaire dans le japon contemporain
  2. (retour)↑  Il faut rappeler que les chiffres indiqués diffèrent selon les sources consultées. Ainsi les librairies au sens strict du terme seraient seulement au nombre de 15 000 environ.
  3. (retour)↑  Suite à la crise du pétrole et à la dévaluation du dollar en 1973-1974, le secteur éditorial connut au Japon une récession momentanée, mais grave.
  4. (retour)↑  On peut lire en traduction française : La hache, le koto et le chrysanthème, éd. Denoël, 1985.
  5. (retour)↑  Agence d'information gouvernementale (Naikaku Sôridaijin Kambôkôhôshitsu) : « Sondage d'opinion sur la lecture et les bibliothèques publiques », in Toshokan Zasshi (Revue des bibliothèques), vol. 74, no 4, 1979.
  6. (retour)↑  Sondages d'opinion sur la lecture (Dokusho seron chôsa), organisés chaque année par le journal Mainichi.