Le bibliobus ne rentre pas au dépôt

Jean-Yves Claudet

Le dépeuplement des campagnes, la révolution des médias ont remis en cause les conditions de fonctionnement des BCP; les petites communes ne peuvent plus se satisfaire du dépôt traditionnel mais n'ont pas les moyens de créer des bibliothèques municipales. Le prêt direct par bibliobus est la seule façon de présenter aux ruraux un service comparable à celui dont bénéficient les citadins. Le prêt direct représente un investissement très lourd pour les BCP mais il ne doit être abandonné que si la commune est réellement en mesure d'assurer la relève.

The depopulation of the country and the media revolution have brought the functioning conditions of the central lending libraries into question again; though the usual towns are not satisfied with the traditional deposit anymore, they cannot afford to establish municipal libraries. The direct loan by mobile libraries is the only means to supply country people with a service similar with the city dwellers'. Although the direct loan is a very heavy investment for the central lending libraries, it may be left aside only if the town can actually take over.

De la caisse au prêt direct, un itinéraire qui a été choisi par de nombreuses BCP avant qu'on ne redécouvre les bienfaits du dépôt rebaptisé « relais » et promu à de nouvelles fonctions. Pourtant tous n'ont pas suivi cette deuxième démarche - non par refus du dépôt, mais parce qu'elle suppose que l'intendance suit. Or celle-ci ne saurait suivre dans les communes de moins de 1 000 habitants, soit plus de 90 % des communes françaises. Quel espace faut-il donc privilégier, la campagne ou la concentration urbaine, le hameau ou le bourg ?

Le prêt direct par bibliobus, seul moyen de rapprocher le livre de son lecteur : cette problématique de l'action culturelle a déjà été formulée maintes fois. Toute la question est politique : pour assurer à tous des chances d'accès égal à la culture, faut-il mettre en œuvre des formes d'actions spécifiques ? Et existe-t-il une lecture publique « rurale » ? Pour Jean-Yves Claudet la réponse ne fait pas de doute.

Lorsque l'ordonnance du 2 novembre 1945 crée les bibliothèques centrales de prêt (BCP) des départements « pour tenir compte d'une réalité administrative et démographique particulière à la France », notre pays est encore une nation rurale, pour plus de la moitié de sa population.

La reprise démographique de la fin de la 2e guerre mondiale accorde un sursis à la société rurale, mais les structures sociales de la commune ont de plus en plus de mal à s'y maintenir. Lorsque les populations et surtout les jeunes se font rares, les services administratifs font la peau de chagrin : les écoles ferment ou sont regroupées, le secrétariat de mairie, coeur du village, devient une institution ambulante, un jour ici, un jour là. Les petits commerçants et artisans disparaissent peu à peu pour faire place au commerçant ambulant du chef-lieu de canton.

La déstabilisation du monde rural

Simultanément, l'affaiblissement numérique de la population des communes rurales provoque une crispation de ceux qui restent au pays, inquiets de sentir leur groupe social de plus en plus vulnérable et menacé. Les regroupements de communes qui auraient pu apporter une solution aux problèmes administratifs sont rarement réalisables et se font à une échelle trop modeste pour être profitables aux parties en cause.

Pourquoi cette désintégration d'un ordre social apparemment si équilibré que nous en gardons la nostalgie ? C'est que la base de cette société, l'agriculteur, lassé du rôle que lui impartissait la société, a subi le mirage de la ville. Il fuit dès qu'il le peut. En route vers le XXIe siècle, la société est à la recherche d'un nouvel équilibre. Les agriculteurs demeurent peu nombreux à la terre, leurs familles sont souvent affectées par le malthusianisme. Seuls se maintiennent ou se développent les villages dortoirs, les villages d'artisanat industriel ou les centres touristiques. Dans beaucoup de départements, plus de 25% des communes comptent moins de 100 habitants, tandis que les communes de plus de 1 000 habitants sont moins de 10 % et que celles de 10 000 habitants se comptent sur les doigts de la main. Une commune de moins de 100 habitants ne peut envisager la satisfaction des besoins socio-éducatifs de ses administrés selon les mêmes critères qu'une commune de plusieurs milliers d'habitants. Si un citoyen peut revendiquer à lui seul autant de moyens d'information et de communication qu'une ville entière, les possibilités d'un village, pour satisfaire à cette demande, sont d'autant plus limitées que le groupe social est plus étroit et que les ressources de la collectivité sont plus modestes.

Parallèlement à la déstabilisation de la société rurale, les 40 dernières années ont vu éclater la révolution des médias, révolution qui reflète et amplifie le décalage toujours croissant entre les structures sociologiques urbaines d'avant-garde et le monde rural qui ne parvient pas à retrouver une nouvelle stabilité.

En 1945, la télévision, la vidéo n'existaient pas en France, le phonographe et le cinéma se rencontraient peu dans les villages. Dans un pays où l'essentiel faisait cruellement défaut, les moyens d'action dont disposaient les premières BCP étaient plus que modestes. La distribution des livres par caisses déposées aux écoles ou aux maires devait faire revivre les bibliothèques scolaires, léthargiques depuis le siècle dernier. Ce système d'incitation à la lecture était rudimentaire, mais, les loisirs et la culture des ruraux étant alors totalement négligés, c'était mieux que rien.

Un souffle d'air nouveau

En 1985, alors que l'attention est sollicitée par mille et un charmes et loisirs, il faut, pour attirer au livre, un appareil de lecture publique crédible, autant pour la solidité des structures que pour le pouvoir d'attraction, la richesse, la multiplicité des documents proposés. Il faut intercepter l'attention du plus grand nombre possible de lecteurs potentiels, et être ensuite en mesure de ne pas les décevoir. Ce lieu du livre doit être un espace de détente où le lecteur oubliera quelques instants la morosité quotidienne, les tensions de la vie villageoise, les soucis de sa vie professionnelle, pour y trouver l'ouverture sur le monde. Telle un cheval de Troie, la bibliothèque peut apporter au village un souffle d'air nouveau. Lorsqu'une commune atteint une certaine importance, en particulier si elle compte plus de 1 000 habitants, elle peut, si elle le souhaite, s'équiper d'une bibliothèque publique digne de ce nom. Cette bibliothèque, qu'elle soit associative ou municipale, doit pouvoir satisfaire aux sollicitations de toutes les catégories de citoyens de la commune, avec des moyens d'action dignes de notre époque. La BCP peut utilement enrichir cette bibliothèque de ses dépôts de livres renouvelés régulièrement, elle peut aussi lui apporter le concours de son assistance technique.

Pour les plus petites communes, c'est-à-dire, le plus souvent, près de 90 % d'entre elles, avec quelques dizaines ou quelques centaines d'habitants, il est plus difficile de s'équiper d'un instrument de lecture publique offrant toutes les qualités évoquées plus haut. Même si elle en a les possibilités, la commune ne s'engagera pas dans de tels investissements si le besoin n'en est pas exprimé par la population. En 1985, quelques rayonnages de livres déposés sur les étagères d'une armoire de mairie ou d'école n'impressionneront plus beaucoup les habitants de ces communes. Des équipements trop peu attractifs ont souvent fait perdre de vue aux ruraux la possibilité de bénéficier d'un tel avantage. Beaucoup ont oublié l'enrichissement et les satisfactions que pourrait leur procurer le livre absent de leur horizon; l'analphabétisme de retour guette la société rurale, car si la bibliothèque est défaillante, la librairie est tout autant absente de ces communes.

C'est alors que « l'agneau doit devenir loup », la bibliothèque doit savoir conquérir sa place de service public socioculturel irremplaçable, même dans la vie des plus petites communes rurales, car le besoin est intense, même s'il ne s'exprime pas ouvertement. Pour entreprendre cette conquête, la BCP ne doit plus seulement confier la diffusion de ses documents aux voies discrètes, parfois même confidentielles, des dépôts traditionnels, derrière les murs épais d'institutions sédentaires. Pour se gagner un public, là où on ne lisait pas, la BCP ne doit craindre ni les intempéries ni les incertitudes de la vie nomade. Elle doit intercepter l'attention coûte que coûte, susciter la convoitise en présentant ses documents les plus recherchés, là où ils auront le plus de chance d'être remarqués par le plus grand nombre d'habitants de la commune.

Les pros du prêt

Le prêt direct paraît alors la solution la plus appropriée pour faire face à cette situation. C'est le premier pas de la réhabilitation et de la restauration de la lecture publique rurale.

Grâce au prêt direct, les ruraux se voient enfin gratifiés d'un équipement culturel comparable à celui dont bénéficient les citadins. Le bibliobus apporte au village, parfois même jusque dans le hameau, des milliers de livres, des documentaires les plus fastueux aux livres de poche les plus usuels. Il n'y a qu'à choisir. Avant d'y croire, ils ont parfois un réflexe de méfiance : on finira bien par leur faire payer cela. Une seule réponse à leur faire en toute logique : « Vous avez déjà payé, tout cela est possible grâce à vos impôts; c'est un service public qui vous est dû ». Le lancement des prêts directs aide les citoyens de dizaines de milliers de ces très petites communes rurales à prendre conscience qu'ils ne sauraient plus se contenter, en fait de bibliothèque, de quelques centaines de livres qu'ils n'ont même pas choisis eux-mêmes. Ils comprennent mieux ainsi que le travail de bibliothécaire ne saurait être assimilé à une action de bienfaisance sociale, livrée aux enthousiasmes et aux incertitudes du bénévolat. Notre labeur n'est pas qu'un beau passe-temps pour philanthrope, c'est un métier qui requiert une formation, de la culture, de la ténacité, et qui mérite rémunération, au même titre que ceux de l'instituteur ou de l'infirmière. Le public rural mérite les mêmes égards, les mêmes compétences, les mêmes ressources documentaires que les autres publics.

Mais le prêt direct n'est pas sans faiblesse. Les passages du bibliobus sont trop rares; il est parfois difficile de faire coïncider le passage du bibliobus avec les jours et heures les plus favorables pour le plus grand nombre possible d'habitants. Il n'est pas toujours facile, non plus, de coordonner le prêt direct avec les activités des associations locales lorsqu'elles existent. Par ailleurs, on ne doit jamais se laisser conditionner par l'action associative : notre fonction première est de promouvoir et de développer la lecture en milieu rural. Les activités corollaires ne viennent qu'ensuite, surtout si elles sont éphémères. Il semble cependant que, grâce aux efforts que peut faire la BCP pour être aussi disponible qu'elle le peut, la présence du prêt direct dans la vie d'un village n'est pas un vain mot : après 1 ou 2 ans de fonctionnement, 10 à 20 % de la population, et ce pourcentage peut s'élever jusqu'à 45 %, sont inscrits au bibliobus et empruntent régulièrement des livres. Le moindre retard du bibliobus, ou l'impossibilité d'assurer le service, prennent des proportions de catastrophe et déchaînent les appels téléphoniques.

La fréquence des passages d'un bibliobus en prêt direct dans un village peut varier entre 4 et 8 semaines, selon les impératifs du service. Si l'habitat est dispersé dans la commune, plusieurs points d'arrêt peuvent être prévus. Le calendrier des passages est établi pour l'année, le passage se fait toujours le même jour de la semaine, dans la même tranche horaire. Ce calendrier est largement distribué à la population, chaque passage est de plus confirmé la veille par voie de presse en même temps qu'est communiqué le nombre des livres prêtés lors du précédent passage.

Ce type d'action immobilise beaucoup moins de livres que le dépôt traditionnel : là où le dépôt immobilise plusieurs centaines de livres pour une utilisation hypothétique, le prêt direct ne bloque que les livres choisis par les lecteurs eux-mêmes, donc avec un maximum de chances d'être lus. Même si le nombre de livres par lecteur n'est pas limité, le prêt direct est moins paralysant pour le fonds de livres.

La fête au village

Par contre, le prêt immobilise davantage le personnel et le parc automobile : l'accueil des lecteurs, le choix des livres sont des opérations d'une autre nature, beaucoup plus longue que la desserte d'un dépôt; c'est sans doute la raison pour laquelle le prêt direct a longtemps été écarté de la politique des BCP. Nous retrouvons là le grave problème de l'inégalité des équipements. Quelle bibliothèque accepterait de répondre à la demande de lecture d'une population de plusieurs centaines de milliers d'habitants, avec une équipe d'une dizaine de personnes seulement ? C'est pourtant le sort de beaucoup de BCP, en particulier des plus rurales, alors que, de surcroît, les équipages des bibliobus doivent parcourir chaque année entre 15 000 et 20000 km pour atteindre leurs publics. Malgré les efforts évidents de ces dernières années en vue d'une mise à niveau, le sous-développement des moyens d'action de la lecture publique rurale est flagrant, comparé aux autres secteurs de la lecture.

Faut-il considérer le prêt direct rural comme une fin en soi ? En lecture publique, aucune solution n'est jamais définitive, chaque situation est évolutive. A l'origine, l'option pour le prêt-dépôt ou le prêt direct a été choisie par le maire de la commune. Celui-ci, s'il le juge opportun, peut toujours demander à évoluer vers un autre système que son premier choix. Dans lés faits il est souvent difficile au maire, empêtré dans les susceptibilités locales, de remercier un dépositaire pour demander le prêt direct. Il est indiscutable qu'une bibliothèque sédentaire, intégrée à la commune, ouverte à tous publics plusieurs fois par semaine, serait la meilleure solution. Encore faut-il que cet équipement communal ne soit pas une rétrogradation. Le public servi en prêt direct est devenu exigeant. Il a apprécié les milliers de volumes disponibles sur les rayons du bibliobus, la compétence professionnelle des agents de la BCP, le petit air de « fête au village » que lui apporte le prêt direct. S'il ne retrouve pas dans la bibliothèque de son village des avantages et des agréments comparables, il risque de regretter le prêt direct.

Même s'il n'existe pas de règle universelle en la matière, la viabilité et l'efficacité d'une bibliothèque publique moderne dans une commune semblent d'autant plus aléatoires que celle-ci est plus petite. Lorsque le prêt direct est implanté dans une commune, lorsqu'il donne satisfaction à la population, il faut être très prudent à l'égard de toute initiative locale de déstabilisation du système en place. Le prêt direct n'est que la partie émergée de l'iceberg. Les personnes ou les associations qui rêvent de reprendre à leur compte l'activité de bibliothèque publique au village sont souvent fascinées par l'impact populaire du service, et n'ont pas conscience de l'importance du travail sous-jacent nécessaire pour assurer la qualité du service et sa continuité.

Prêt direct ? Prêt dépôt ? Dans le fonctionnement complexe des BCP, il faut savoir, selon les circonstances, user de chacune des techniques, en vue de développement possible de la lecture publique rurale. Il faut ne jamais perdre de vue l'idée de Julien Cain selon laquelle « dans le domaine de la lecture publique, on ne créera rien de solide, rien de durable, si la notion de service public n'est pas en définitive la plus forte ».