Éléments sur la conservation aux États-Unis

Jeanne-Marie Dureau

Le champ d'études que constitue la conservation des documents recueille un intérêt grandissant. L'IFLA en a fait sa troisième priorité et la littérature professionnelle à ce sujet est en pleine expansion. Aux Etats-Unis, on observe le même phénomène et, si les chefs de file ne sont pas encore extrêmement nombreux, ils font ... école, puisqu'un des indices les plus sûrs de ce développement est la multiplication des enseignements consacrés à la conservation.

Les faux amis américains

Pour l'intelligence de l'ensemble des faits commentés ci-après, il est important de définir quelques points qui portent à première vue sur le vocabulaire, mais qui, en fait, recouvrent une organisation et une conception de la conservation assez différente des nôtres. En définissant le vocabulaire, on est amené à préciser les responsabilités des différents intervenants dans la conservation.

Conservation, préservation, restauration

Tout d'abord le mot même de conservation peut induire en erreur : il est très proche du mot français et pourtant recouvre autre chose (il est d'ailleurs employé indifféremment avec preservation). Il englobe toute la partie préventive des dégâts affectant les documents mais aussi la réparation des dommages pour laquelle le français utiliserait un deuxième terme, et parlerait de restauration; mais restoration est aussi un faux-ami. C'est un terme chargé d'une connotation particulière et péjorative aux Etats-Unis. Dans ce contexte il implique un travail pratiqué par des officines privées non scientifiques, qui n'est pas à l'écoute des progrès quotidiens de la science et technique dans le domaine. Ce travail très traditionnel souhaite laisser aussi peu de traces que possible, de la restauration pratiquée. Il est donc entaché de tout ce qu'un travail orienté vers une clientèle privée peut avoir de tentation ... vers la fraude. Peut-être serait-il judicieux de traduire les deux termes pris pour synonymes conservation et preservation par un mot au sens plus large en français : Soin des collections ? Mais qui a le soin des collections ? On ne sera pas dépaysé d'apprendre que ce sont les conservators. Mais attention, c'est encore une chausse-trape que ce terme si proche du mot français.

Conservators

Les conservators constituent une profession nouvelle. Peut-on les traduire par restaurateurs ? Je ne pense pas. Même si l'on fait abstraction du sens péjoratif avec lequel le mot résonne aux Etats-Unis, et si on lui garde bien le sens qu'il a en Europe, le terme ne convient pas. Nos restaurateurs sont exclusivement axés sur la réparation des dégâts ou la stabilisation des objets. Les conservators ont en outre plus largement la tâche de prévenir les maux. Leurs responsabilités varient: selon la taille des établissements ils peuvent soit assumer seuls ce soin des collections, soit faire partie d'une petite équipe soignante, soit encore être un maillon spécialisé dans un grand service, comme la Library of Congress, ou dans une grande bibliothèque.

Leur formation est différente selon qu'ils s'occupent de collections anciennes et précieuses ou de fonds plus modernes. Dans les bibliothèques qui possèdent des fonds anciens traditionnels, les conservators ont souvent été formés en Europe (en Angleterre ou en Allemagne), quand ce n'est pas le chef d'atelier lui-même qui est originaire d'un de ces pays.

Preservation department, preservation office

On trouve un Preservation department (ou office) dans les bibliothèques de recherche, les bibliothèques universitaires, la Bibliothèque du Congrès. Bien entendu, l'objet de ses soins est très différent, selon qu'il s'agit d'une collection précieuse, d'une collection de livres, ou de l'énorme fonds du Congrès.

Ces services entrent en action dès l'entrée des livres ou des périodiques. Supervisant seulement ou réalisant eux-mêmes reliure et équipement, ils accompagnent la vie du livre par des traitements, des réparations ou des restaurations adaptés au type de livres et à l'établissement (fonds d'étude ou fonds précieux), et ce jusqu'à sa « mort » puisqu'ils statuent sur le sort réservé aux livres hors d'usage, pour lesquels le microfilm est le premier recours.

Si le soin donné aux collections anciennes est très proche de ce que nous pratiquons - ou voudrions pratiquer - en France, en revanche la politique appliquée aux documents modernes nous a semblé très novatrice. Ces deux types de collections sont en général bien séparés et les principes sont les mêmes qu'en France : la date retenue pour ce partage est aussi 1800. La Bibliothèque du Congrès fait exception toutefois, car ses collections générales comportent encore beaucoup de pièces antérieures à 1800, que la Réserve (Special collections) n'a pas encore pu mettre en sécurité (l'accès aux rayons est beaucoup trop facile et le prêt est consenti aux membres du Congrès) mais, en général, dans les bibliothèques d'étude et les bibliothèques universitaires que nous avons vues, le fonds ancien ainsi défini est gardé à part, avec les fonds précieux.

Les colledions anciennes

Il n'y a pas de différence de point de vue avec nos collègues bibliothécaires américains, non plus qu'avec les conservators ayant le soin des fonds précieux (Princeton, Pierpont Morgan Library, Yale, Folger Library...). Nous avons en commun le même respect du livre en tant qu'objet historique; des moyens financiers plus importants appliqués à des collections parfois plus limitées en nombre, leur permettent toutefois de réaliser ce qui reste pour nous du domaine du rêve. Dans cet ordre d'idées, les réalisations de la Folger Library et la Newberry Library sont particulièrement exemplaires : les solutions sont différentes, mais pensées l'une et l'autre dans le moindre détail.

Les mesures préventives

En faisant l'inventaire et la synthèse des observations faites dans l'ensemble des bibliothèques visitées, on s'aperçoit que, sur bien des points, l'originalité réside essentiellement dans l'application généralisée et systématique de mesures par ailleurs connues et préconisées en France (prévention des incendies et du vol, par exemple). Les véritables innovations ou les solutions pratiques les plus intéressantes ont été relevées dans le domaine de la prévention des inondations et des dégâts mécaniques et dans celui du contrôle des conditions climatiques.

Les conditions climatiques

Les conditions climatiques sont rigoureusement respectées, aussi bien dans les magasins, aveugles et climatisés, que dans les lieux de consultation et de restauration des livres. L'ambiance des magasins est surveillée, soit à l'aide des traditionnels hygromètres, vérifiés très régulièrement (une fois par mois à la Folger Library, par exemple), soit, comme à la Newberry Library ou aux Archives nationales à Washington, grâce à un contrôle électronique (sondes reliées à un ordinateur); dans ce dernier cas toutefois, des hygromètres enregistreurs doublent, par mesure de prudence, le système électronique. En toute logique, l'atmosphère des salles et celle des ateliers font aussi l'objet de contrôle : nous avons été frappée, lors de notre visite à Newberry Library de voir surseoir au traitement d'un manuscrit en attendant que les conditions climatiques, perturbées par le réaménagement intérieur du bâtiment, soient rétablies dans l'atelier de restauration.

Les sinistres

C'est dans le domaine de la prévention des inondations que nous avons vu les réalisations les plus intéressantes.

Les bâtiments du fonds précieux de la Newberry Library excluent la possibilité de tels sinistres : ils sont totalement indépendants et les conduites sont à l'extérieur, dans une sorte de boyau.

De son côté, la Folger Library à Washington a misé sur la prévision : dans les magasins à livres, le mobilier prévoit le ruissellement possible d'une inondation : la tablette supérieure du rayonnage déborde largement et constitue une sorte de parapluie protégeant les rayons de l'armoire; au sol, une rainure reliée à une pompe très puissante permet d'aspirer très vite une grande quantité d'eau. De même, dans le magasin, d'insolites poubelles attirent l'œil : elles renferment en réalité un petit matériel de premier secours : brosses, sacs plastiques, éponges etc.; sur le sommet des étagères, de place en place, de grands cartons et sacs plastiques sont placés pour premier secours contre l'inondation.

Autre aspect de la prévention inaccoutumé pour nous : chaque bibliothèque pourvue de collections précieuses possède aussi son freezer (chambre froide). Cet objet, d'ordinaire domestique ou industriel, fait partie du mobilier obligatoire de toute bibliothèque de conservation. Des recherches sont en cours, à la Columbia University Library et chez la firme Wei-To pour adapter des armoires frigorifiques du commerce aux besoins spécifiques des bibliothèques lorsqu'elles congèlent leurs livres, soit pour sécher les ouvrages, soit pour lutter contre les insectes et leurs larves, (ce qui suppose des procédures de congélation différentes).

Pour traiter à la fois les problèmes de sécurité contre le vol et contre les sinistres et les inondations, tout en assurant une ambiance climatique parfaite, il existe des chambres fortes préfabriquées. C'est un matériel conçu originellement pour des banques; il est de capacité limitée et convient parfaitement à la protection d'un trésor ou d'une grande réserve. Je l'ai vu mettre en place dans un petit dépôt d'archives au Canada (Edmonton University Archives). Une installation du même type existe dans la bibliothèque qui conserve les papiers du Président Ford, pour garantir les films couleur (9336 pieds cubiques, et 300 000 photos), et surtout pour les données issues d'ordinateurs (computers media); elle est donc spécialement utile pour la protection des documents magnétisés; mais la garantie absolue qu'elle offre contre le feu et l'eau en fait un stockage idéal de documents précieux.

Les dégâts mécaniques

Les solutions pratiques mises en oeuvre lors du stockage pour prévenir les dégâts mécaniques peuvent donner des idées :
- jamais d'étagères basses que le nettoyage des sols pourrait atteindre;
- jamais d'étiquettes au dos des livres; on voit donc, dépassant des volumes, une forêt de signets de papier (flags) portant les cotes;
- jamais de livres sur la tranche, les grands volumes sont stockés à plat;
- pour protéger les livres sur les rayons, un arsenal varié de chemises à rabat, boîtes ou dossiers; ce matériel confectionné sur place, plus ou moins rapidement selon son importance et la rigidité souhaitée, est fait sur mesure et, bien entendu, avec des papiers mieux que neutres : ils sont à réserve alcaline de façon à ce que la substance tampon absorbe l'acidité ambiante et assure aussi une protection sur le plan chimique.

Ce qui est remarquable, c'est l'importance de cette production sur place 1; nos moyens en finances et en personnel ne nous permettent en général de prendre ces mesures que pour quelques éléments particulièrement fragiles ou précieux.

Est également à signaler l'utilisation du mylar, un polyester neutre et stable, garanti 300 ans, pour fabriquer certaines de ces enveloppes à circulation d'air. Les bibliothécaires américains ont une grande confiance dans le caractère inerte de cette substance et l'emploient dans toutes les occasions : elle entre dans la composition du matériel qui protège les documents lors de leur stockage ou de leur exposition et elle sert au scellement (encapsulation).

Une dernière « astuce » enfin que nous avons relevée à la Newberry Library: le remplacement des poignées de portes par un gros bouton mural qu'on peut pousser d'un coup d'épaule et qui permet de convoyer une pile de livres avec moins de danger.

La communication

Les mesures de préservation qui entourent la communication des documents dans les salles de consultation ne nous ont pas paru présenter d'originalité par rapport à ce que nous connaissons. En revanche, il y a des enseignements à tirer du soin très attentif apporté à l'exposition des documents précieux et des dispositifs de protection mis en oeuvre dans ces occasions.

Bien entendu, l'éclairage est à des niveaux très bas et donne à l'exposition des documents un caractère feutré et confidentiel qui n'est pas désagréable, mais surtout la position des objets ou des livres est étudiée cas par cas; des supports confectionnés sur mesure pour chaque livre le maintiennent à demi-ouvert de façon à ne pas forcer sur la charnière. Ces « berceaux » sont en carton ou en plexiglass, ce qui amène les bibliothèques (Bibliothèque du Congrès, Pierpont Morgan Library, par exemple) à avoir un petit atelier qui travaille aussi cette dernière matière. L'action de ces supports est complétée par des adjonctions de mousse et de mylar, pour soutenir dans les meilleures conditions les reliures ainsi que le corps de l'ouvrage. Là encore, tout est fabriqué cas par cas, sur place et sur mesure.

Les traitements

Partant de la constatation qu'une restauration est toujours une modification, on rencontre la même attitude chez les bibliothécaires responsables de collections précieuses et chez les conserva tors : une tendance générale à éviter d'intervenir sur les documents. Il faut donc s'assurer que le document est stable, c'est-à-dire n'évolue pas de façon fâcheuse, qu'il ne se détériore pas. S'il en est ainsi, et s'il n'est pas utilisé fréquemment, on se contente de lui confectionner une protection.

Ce très grand souci de respecter l'objet entraîne certains conservators à contester les interventions pratiquées, avant une exposition, sur les documents pour leur donner une meilleure apparence. Etant donné la fréquence croissante de cet usage particulier des documents précieux, il est certain que le problème doit être posé. Si les expositions constituent un moyen tout à fait positif de communiquer ce type de documents à un public plus large que celui des chercheurs, elles sont souvent aussi l'occasion de traitements qui risquent toujours de faire disparaître des indices importants pour les futurs historiens. Une réflexion s'amorce sur cette question. Mais tout est mis en oeuvre pour répondre au moindre besoin de ceux qui utilisent ces documents à des fins de recherches.

Le papier et la reliure

Si les petites réparations sont classiques, plus remarquable est le travail fait sur le comblement des lacunes. Il est très souvent effectué avec une machine à pulpe de papier. Deux des centres de conservation visités s'efforcent d'améliorer le procédé, la Bibliothèque du Congrès en construisant une machine susceptible de traiter de très grands formats et qui sera, bien sûr, la plus grande du monde, la Folger Library en dessinant un nouveau prototype et en travaillant sur la bonne adéquation aux papiers à réparer des pulpes employées dans la machine.

Le doublage des papiers m'a semblé plus rarement pratiqué que chez nous, ce qui s'explique par un recours important à l'encapsulation ; en tout cas, j'ai rencontré une réticence certaine à l'entoilage et au thermocollage, deux procédés dont il faut bien avouer qu'ils sont beaucoup moins aisément réversibles que l'encapsulation.

La protection des documents fragiles utilise, en effet, dans la majorité des cas cette technique (employée depuis dix ans par la Bibliothèque du Congrès) qui consiste à sceller les documents sous film polyester inerte. Les machines se sont beaucoup perfectionnées : il ne s'agit plus de pochettes dont l'étanchéité est faite avec un adhésif double-face, ni non plus de sceller à chaud. Le scellement est fait aux ultra-sons, en arrondissant les coins autour du document et en laissant, à une extrémité, une marge où le film est en simple épaisseur (ceci permet de relier des feuillets encapsulés en gagnant sur l'épaisseur). Les dimensions de travail des machines à encapsuler ont aussi nettement augmenté : 15 x 48 inches 2. Il y a des précautions à prendre et cette technique, quoique simple, demande un apprentissage 3.

Ce procédé, qui n'est pas employé en France et généralement désapprouvé, est extrêmement répandu et l'on comprend l'aspect très séduisant d'une procédure aussi réversible; nos collègues britanniques la pratiquent aussi largement... mais vérité au-delà de l'Atlantique est erreur en deçà. En tout cas, un inconvénient évident est l'encombrement accru des documents.

Au chapitre de la reliure, il faut signaler surtout les recherches en cours pour mettre au point des reliures sans colles.

Pour l'entretien des cuirs, nous avons eu la surprise de découvrir que certains de nos collègues mettent en doute le bien réel qu'une cire d'entretien apporte aux cuirs, dans la mesure où elle serait incapable de réhydrater une peau desséchée et ne ferait que donner une apparence meilleure...

La désinfection

Dans ce domaine également existent des points de vue quelque peu opposés à ce qui se pratique en France.

L'emploi de l'oxyde d'éthylène a été abandonné partout. Il m'a semblé comprendre que cette hostilité est due au trop grand nombre d'installations n'assurant pas la sécurité des opérateurs et non au principe lui-même; je citerai à l'appui de ceci la réponse du Docteur Sparks : « On ne fait pas de la désinfection à l'oxyde d'éthylène dans sa baignoire! ». Mais du fait de l'opposition farouche de l'ensemble des techniciens à ce produit chimique non moins efficace que toxique, les solutions de substitution qui seront proposées trouveront un terrain favorable. Ainsi, à partir de l'expérience spécifique de la bibliothèque de Yale qui a éliminé par congélation une invasion d'insectes, des recherches sur l'utilisation du froid de préférence aux produits chimiques (travaux de Richard Smith à Wei-To) sont en cours.

Les collections modernes

Nous avons été particulièrement frappée par l'existence dans les bibliothèques universitaires et de recherche d'un service qui suit la vie du livre de son arrivée à la bibliothèque jusqu'à sa fin 4. Il s'agit pour lui de retarder le plus possible la fin matérielle du livre et, si le livre est arrivé en bout de course, de le remplacer. Il s'occupe donc de la surveillance des magasins et des conditions matérielles de conservation, mais aussi de la reliure des ouvrages à leur arrivée. Sur ce point d'ailleurs, les modalités d'action varient : une bibliothèque comme Yale se contente de dresser le cahier des charges des relieurs et de veiller à son application en prenant soin des trains de reliure (incidemment on y recommande la confection de reliures sans chasse inférieure, ce qui évite bien sûr au livre de peser sur les charnières puisque, ainsi; il repose sur sa tranche inférieure... mais alors, c'est la tranche qui pâtit), alors qu'une bibliothèque comme la Newberry Library préfère s'en occuper elle-même et travailler concrètement à l'établissement de reliures adaptées à la conservation. Après la prévention, viennent les soins : chaque jour, des chariots entiers arrivent des services assurant la communication avec des livres qui requièrent des soins à des degrés très divers : des ouvrages à peine abîmés, mais auxquels une petite réparation rapide à faire évitera des dégâts plus graves, des ouvrages ayant besoin d'une boîte de protection plus ou moins longue à réaliser. Dans nombre de cas, c'est un remboîtage d'ouvrages (reliure bradel aux charnières cassées) qui est nécessaire.

La reproduction

Les livres très atteints, ceux constitués par des papiers modernes tombant littéralement en poussières, sans qu'on sache actuellement enrayer le phénomène, font l'objet d'une procédure particulière. Après une enquête bibliographique très sérieuse visant à déterminer s'il existe d'autres exemplaires en bon état dans les collections de la bibliothèque (à Yale, la recherche porte sur le texte lui-même, sans se limiter à l'édition en cause), on vérifie si l'ouvrage est encore disponible imprimé ou en microédition. Sinon, on le microfilme ou on le photocopie sur papier neutre. Cette précaution de n'utiliser que des papiers neutres pour la reproduction des ouvrages détruits par l'acidité est d'une logique lumineuse... mais les résines d'impression risquent de disparaître avant le support. La préservation du contenu des ouvrages passe surtout par leur microfilmage, mais il faut signaler un programme expérimental à la Bibliothèque du Congrès : la création de 8 disques optiques (procédé analogique pour les uns, procédé numérique pour les autres) afin de tester ces nouveaux moyens de conservation pour les imprimés, les images et les sons.

Au stade de la reproduction sur microfilms, on peut observer des pratiques surprenantes... mais dont il faut reconnaître la logique. C'est tout d'abord celle de la « guillotine » - que nous appellerions plutôt un massicot : plutôt que d'attendre que le microfilmage ait achevé le livre moribond, on lui applique une euthanasie active et ainsi le microfilm est réalisé dans d'excellentes conditions... Les bibliothèques sont équipées d'ateliers pour réaliser des reproductions de qualité dont les exemplaires destinés à la conservation sont stockés dans un local réfrigéré. Et après la guillotine ? Selon les cas, on garde la dépouille du livre ou on l'élimine définitivement.

Nous n'avons pas manqué de nous inquiéter des conséquences de cette politique pour des ouvrages modernes dont la rareté et l'intérêt ne se seraient pas encore révélés, et notre collègue de la réserve à la Bibliothèque du Congrès, qui partage ces vues, s'efforce de récupérer très vite pour la réserve les ouvrages qui arrivent et essaie de les détecter dès leur publication. Nous aimerions vérifier un point inquiétant aussi : la destruction ne semble pas signalée aux catalogues collectifs; ainsi chacune des bibliothèques qui jette peut croire que l'ouvrage est toujours physiquement conservé ailleurs, alors qu'il n'en est rien.

La désacidification des papiers modernes

C'est le problème majeur que rencontrent ces ateliers des bibliothèques de recherche. Quand la solution adoptée n'est pas la reproduction mais le traitement du papier, les traitements se font à une échelle relativement limitée. C'est ainsi que la bibliothèque de Princeton, la mieux équipée en ce domaine, dispose de 5 ou 6 postes de désacidification non aqueuse, méthode Wei-To; le Centre d'Andover possède également ce type d'installations. La Bibliothèque du Congrès travaille pour un projet d'une tout autre ampleur destiné à traiter systématiquement, chaque année, 250 000 ouvrages arrivant à la bibliothèque; ce projet qui ne saurait tarder à fonctionner constitue réellement une réponse au problème majeur de la sauvegarde de notre civilisation. Des installations très importantes, utilisant un gaz liquéfié, traitent aux Archives nationales du Canada des quantités importantes d'ouvrages.

Les photographies

Un des ateliers visités (Andover) comporte une partie consacrée à la restauration des photographies : elle fait bien entendu des tirages et des négatifs à partir des plaques de verre, mais se consacre surtout à l'établissement de négatifs contact, à partir des négatifs au nitrate (utilisés jusqu'en 1950) car ceux-ci sont inflammables et dégagent des gaz toxiques, et il faut les conserver à part du reste des collections, dans des pochettes de papier neutre qui les isolent et à basse température. Après copie, on les garde... par prudence.

Un centre régional de conservation

Nous avons été particulièrement intéressée par une structure qui offre quelques points communs avec celle que le rapport patrimoine appelait de ses vœux. Cet organisme régional a été mis en place il y a maintenant onze ans, sur la côte Est, dans une région où la densité relative des villes permet à cette institution de desservir un nômbre suffisant de bibliothèques et d'archives sans que les problèmes de distance se posent. Fondé à l'origine pour les traitement des archives communales, il a évolué vers le traitement des livres et prend en charge la restauration des collections précieuses à l'unité (pas de restauration de masse). Il travaille essentiellement pour six bibliothèques de la région, mais dessert aussi chaque année environ 200 clients qui sont des petites bibliothèques, des archives, des sociétés savantes. C'est une institution sans but lucratif qui maintenant s'autofinance, bien qu'à l'origine les fonds pour sa création aient été donnés par le New England Library Board et le Council on Library Resources.

Elle offre différents services dans le domaine de la restauration : restauration des papiers, restauration des reliures, microfilmage, restauration des photographies et reproduction photographique. Mais il serait inexact de se croire en face d'un simple atelier régional de restauration. En fait, le Centre a aussi un rôle de conseil et d'éducation : il organise des séances de sensibilisation et de formation dans ses locaux et aussi à l'extérieur. Il publie des directives sur différents points techniques 5 et, en un mot, fait toute une animation de la conservation. Le Centre est, en outre, prêt à intervenir très vite en cas d'accident : feu, inondation ou autres affectant les collections. Il offre des locaux de stockage pour les copies de sécurité. Bien entendu, il participe à l'enseignement de l'école de bibliothécaires la plus proche, Simons College. C'est donc le « chaînon manquant » dans notre organisation française de la conservation.

Les écoles et la conservation

La progression enregistrée entre les deux éditions du Preservation education directory 6 qui recense les cours sur la conservation dans les écoles d'Amérique du Nord confirme le développement de ce secteur dans les préoccupations professionnelles. Cette expansion n'a pas que des aspects quantitatifs ; il faut voir un autre indice de ce mouvement dans la création en 1981 de deux enseignements longs consacrés à la conservation à l'Ecole de bibliothéconomie de la Columbia University.

Horaires et contenus

Dans le système américain, un cours occupe une quarantaine d'heures et comporte la réalisation par l'étudiant d'un projet qui est, en somme, un devoir souvent fondé sur un cas concret. Cela paraît très long en comparaison du temps que l'ENSB consacre à cet enseignement (en termes stricts, quatre heures de cours et une visite des ateliers de la Bibliothèque nationale). Pourtant, cet avantage horaire n'est peut-être pas aussi évident qu'il semble à première vue :
- cet enseignement est une option, donc la majorité des bibliothécaires formés n'auront aucune notion sur le sujet. C'est d'ailleurs une position largement répandue dans la formation nord-américaine que de considérer qu'il faut former des spécialistes, car les débouchés sont spécialisés.
- le contenu de ces cours comporte bien des points que nos rubriques classeraient ailleurs; ainsi les notions sur l'histoire et la technique du livre, préalables indispensables à l'étude de la conservation, relèvent chez nous d'un autre cours.

L'enseignement est exclusivement technique : il s'agit des procédés et des problèmes matériels. Rien n'est dit sur les réserves, ni sur le rôle des bibliothèques nationales, qui, à mon sens, font partie d'un tel cours. En gros, il comporte un aperçu sur l'histoire et la technique du livre, sur les causes de la détérioration des documents, sur les mesures préventives, sur la reliure et sur les catastrophes. C'est en effet un chapitre très développé ici que la mise sur pied d'un plan d'urgence ; théoriquement, chaque bibliothèque doit confectionner un guide qui rassemble les noms des responsables, les procédures à suivre, bref, un petit manuel des urgences adapté à sa situation.

Comme l'enseignement théorique doit être complété par une partie pratique pour ces étudiants qui n'ont jamais eu l'occasion de voir les aspects concrets des dégâts, les quarante heures passent vite, d'autant plus qu'on leur montre des réparations simples et qu'on leur fait visiter un centre de conservation. En fin de compte cette formation n'est que légèrement plus poussée. Pour ma part, j'en ai retenu l'intérêt qu'il y a à faire apprécier, dans une séance pratique, ce qui est justiciable d'une petite réparation effectuée à la bibliothèque même par un personnel soigneux et formé et ce qui doit être confié à un professionnel.

A la Columbia University

Il faut d'abord savoir qu'il s'agit de l'école de bibliothéconomie la plus ancienne des Etats-Unis et qu'elle a une position de phare pour les autres écoles. C'est une des rares qui développent un enseignement d'ensemble (donné par Terry Bellanger et Suzan Thompson) sur le livre, sa technique, son histoire, plus axé cependant sur la bibliographie matérielle que sur l'histoire m'a-t-il semblé; des travaux pratiques permettent aux étudiants de s'essayer aux techniques de fabrication du livre.

Il est logique qu'une école qui forme quelques spécialistes à l'intention des collections précieuses, et aussi - et surtout - à l'intention du marché de l'art (oublions nos écoles de fonctionnaires ! il faut placer ces gens et l'antiquariat est un débouché), envisage de les instruire aussi dans la protection et la restauration des objets précieux dont ils auront le soin ou dont ils feront commerce. Il a donc été mis sur pied, en 1981, un double enseignement long en conservation :
- l'un, en collaboration avec la New-York University, vise la formation de conservators et se fait en trois ans. Les deux premières années conjuguent des cours théoriques sur l'histoire et la technique du livre, la bibliographie matérielle et du travail en laboratoire, deux jours par semaine;
- l'autre est une formation de deux ans destinée aux responsables de la conservation (il est réduit à un an pour les étudiants qui ont déjà un diplôme de bibliothécaire). La première année comporte d'abord une instruction générale sur les bibliothèques et organismes de documentation, et leur rôle, puis des cours d'histoire et de technique du livre et de bibliographie matérielle; la deuxième année est consacrée à la conservation et à l'étude de plans de conservation (preservation programs). Elle comporte aussi du travail en laboratoire, mais il s'agit alors plus de comprendre que de faire, encore que ces étudiants mettent la main à la pâte (réparations à la colle et aussi avec tissu posé à chaud, encapsulation de divers formats, supports d'expositions, etc.). C'est ce dernier programme qui nous a paru être le plus générateur d'inspiration pour nos propres enseignements.

En conclusion...

En dehors des réalisations et des procédés techniques, les principaux enseignements à tirer de la pratique américaine me semblent être ceux qui tiennent à la conception de la conservation dans les bibliothèques et à l'organisation qui en découle.

La conservation est conçue comme un tout réunissant la prévention et les traitements dans un même service qui suit la vie du livre dès son entrée à la bibliothèque.

Ce type de service existe dans les bibliothèques possédant un fonds ancien important, mais aussi dans les bibliothèques universitaires et de recherche. C'est-à-dire que le soin des collections modernes est, Outre-Atlantique, une réalité dont les bibliothèques municipales et universitaires françaises n'ont pas encore idée. Cette conception peut nous aider à ne pas considérer le patrimoine comme exclusivement constitué de documents anciens.

L'idée d'instaurer une coopération régionale pour obtenir de meilleurs résultats a été à l'origine de la création, il y a dix ans, d'un centre régional - assez proche de ce que préconisait en France la commission Patrimoine - qui propose des opérations de sensibilisation à la conservation, une documentation et des travaux de restauration.

Illustration
Annexe - Liste des établissements visités

  1. (retour)↑  Observations tirées d'un voyage aux Etats-Unis, accompli en mars-avril 1984 grâce à une bourse Fulbright, dont le propos était d'étudier la conservation des documents sous trois aspects : l'état des recherches scientifiques dans ce domaine, leurs applications et les soins donnés aux documents dans les bibliothèques d'études et de recherche, la formation des bibliothécaires à cet aspect de leur métier. On trouvera en annexe la liste des établissements visités.
  2. (retour)↑  Observations tirées d'un voyage aux Etats-Unis, accompli en mars-avril 1984 grâce à une bourse Fulbright, dont le propos était d'étudier la conservation des documents sous trois aspects : l'état des recherches scientifiques dans ce domaine, leurs applications et les soins donnés aux documents dans les bibliothèques d'études et de recherche, la formation des bibliothécaires à cet aspect de leur métier. On trouvera en annexe la liste des établissements visités.
  3. (retour)↑  On trouvera les modes pratiques de fabrication de tout ce matériel dans deux ouvrages récents : Carolyne Clark MORROW, Conservation treatments procedures : a manual of step by step procedures for the maintenance and repair ollibrarymaterials, Littleton, Libraries unlimited Inc., 1982. Hedi KYLE, Library materials: preservation manual, New York, N.T. Smith, 1983.
  4. (retour)↑  William Minter à Chicago a mis au point une machine à encapsuler très perfectionnée ( 1948, West Adison Chicago), acquise par nombre de centres qui pratiquent la conservation.
  5. (retour)↑  LIBRARY OF CONGRESS, Polyester film encapsulation, Washington, LC, 1980.
  6. (retour)↑  Ces bibliothèques viennent de publier un manuel de conservation : REASERCH LIBRARIES GROUP, RLG Preservation manual, Stanford, RLG, 1983.
  7. (retour)↑  Quelques exemples de directives publiées par le Centre : What an Institution can do to survey its conservation needs : The quiet disaster : deterioration of library and archival collections; When disaster strikes.
  8. (retour)↑  Preservation education directory : educational opportunities in the preservation of library materials 1981, ed. by Suzan B. Schwartzburg, Suzan B. White et al., Chicago, ALA, 1981. Deuxième édition, 1984.