Les rayons de la bibliothèque ou comment faire son miel

Entretien avec la rédaction

Patrick Parmentier

Des résultats d'une enquête auprès des lecteurs assidus de quatre bibliothèques publiques de la région parisienne sur les catégories de lectures, il ressort que chaque groupe socio-culturel applique ses propres règles, très souvent implicites, de classification et regroupe ses lectures en thèmes d'intérêt plutôt qu'en genres véritables et qu'en particulier, il n'est souvent pas fait de coupure très nette entre documentaire et fiction. En bibliothèque, le rayon est le mode d'accès de loin de plus utilisé. Le recours aux autres moyens, consultation des fichiers, information auprès des bibliothécaires ou emprunt hors rayons, est proportionnel aux niveaux scolaire et social. L'idée reçue selon laquelle la présentation « en vrac » - ici les chariots de « retours », les tables de nouveautés, etc. - peut aller à l'encontre des handicaps scolaires et culturels est une fois encore battue en brèche. Les chances d'accès des gens les plus démunis reposent au contraire sur la présence d'explications et d'informations. Il s'ensuit que les espaces publics ne seront véritablement « ouverts » que si l'offre culturelle est rendue lisible et utilisable par une signalisation abondante et claire.

Here are the results of an inquiry conducted about the reading habits of constant visitors in four public libraries in Paris area. The results show that each socio-cultural group follows his own classification methods (often implied) and his reading habits are more centred round a subject than following a specific line; the barrier between fiction and documents is not very clear. It appears that the shelf remains the most used access means. The other means are used according to the educational and social levels (catalogues, information from the librarians). The advantages of a presentation « in bulk » - the « return » and new books tables - are once more contested here. On the contrary, people at a loss will rely on the existence of information and explanations to reach the books. So, public spaces will be really « open » only when the cultural supply is readable and available with the help of a clear and massiye signalling.

« La bibliothèque est un grand labyrinthe, signe du labyrinthe de la vie. Tu entres et tu ne sais pas si tu en sortiras » (...) « Comment faites-vous pour connaître la place de chaque livre ? » Malachie lui montra des annotations qui accompagnaient chaque titre. Je lus : iii, IV gradus, V in prima graecorum; II, V gradus, VII in tertia anglorum, et ainsi de suite (...) et j'osai demander de plus amples renseignements (...) Malachie me regarda avec sévérité : « Vous ne savez sans doute pas, ou vous avez oublié, que l'accès de la bibliothèque n'est consenti qu'au seul bibliothécaire. Et il est donc juste et suffisant que seul le bibliothécaire sache déchiffrer ces choses-là.

- Mais dans quel ordre sont reportés les livres dans cette liste ? demanda Guillaume. Pas par sujet, me semble-t-il ». Il ne fit pas allusion à une classification par auteur qui suivît l'ordre même des lettres de l'alphabet, car c'est un procédé astucieux que j'ai vu mis en œuvre ces dernières années seulement, et qu'on n'utilisait guère autrefois. « La bibliothèque plonge ses racines dans la profondeur des temps, dit Malachie, et les livres sont enregistrés selon l'ordre des acquisitions, des donations, de leur entrée dans nos murs.

- Malaisés à trouver, observa Guillaume.

- Il suffit que le bibliothécaire les ait tous présents en sa mémoire et sache pour chaque livre l'époque où il arriva. Quant aux autres moines, ils peuvent se fier à sa mémoire » 1.

Plus jamais cela ! Les bibliothèques évoquées dans ce dossier sont conçues selon un principe qui les oppose diamétralement à l'Edifice de cette abbaye bénédictine au cœur du XIVe siècle. Le maître-mot pour les bibliothèques publiques construites dans ces quinze dernières années est l'ouverture : des locaux accueillants et le libre-accès aux collections en sont la garantie. Non que le motif du labyrinthe ait totalement disparu, mais de dissuasif, il serait devenu incitatif. Inverser la vieille image des bibliothèques pour les ouvrir à tous les lecteurs et à toutes les lectures ? Tout n'est pas si simple. Nous avons demandé à Patrick Parmentier, auteur d'une étude sur la classification des lectures 2, de nous faire part de quelques-unes des observations qu'il a pu faire sur les comportements des lecteurs face au libre-accès dans quatre bibliothèques publiques.

Catégories de lectures

BBF. Une étude sur « les rayons de la bibliothèque » paraît le complément obligé d'un dossier sur les constructions, d'autant plus que vous avez enquêté dans quatre équipements fort dissemblables.

Patrick Parmentier. Pour reprendre les choses au début, il s'agissait de faire une enquête sur les lectures et un des objectifs visés était d'essayer de déterminer précisément les genres, car cette notion n'a jamais été mesurée de manière très satisfaisante : on a mis au point des grilles de classement des ouvrages tant dans les bibliothèques (les classifications Dewey ou CDU) que dans nombre d'enquêtes sur la lecture, mais ces genres sont imposés - les gens sont invités à cocher une ou plusieurs catégories sans qu'on puisse vraiment savoir ce qu'ils mettent sous un terme. Je ne donnerai qu'un exemple : les « mémoires de personnalités et vedettes » amalgament les Mémoires de De Gaulle ou les souvenirs de Bernard Hinault. Or il n'y a aucun rapport entre les démarches de lecture correspondantes...

BBF. Alors comment avez-vous procédé ? Et quelle peut être la pertinence d'une classification par genres ?

PP. En faisant porter l'interrogation sur des ouvrages et non sur des catégories par quatre questions similaires : « Pouvez-vous préciser l'auteur et le titre des deux derniers ouvrages que vous avez achetés (empruntés, lus, prêtés à quelqu'un d'autre) ? ». J'ai ainsi pu disposer d'un corpus d'ouvrages - dont certains ont été bien difficiles à identifier -qui représentait une base de départ complètement transparente. Ces données étaient complétées par des informations factuelles sur le nombre d'ouvrages possédés, la manière dont ils étaient rangés - ce qui permettait d'appréhender les catégorisations spontanées. Je reprécise tout de suite que mon enquête portait sur les lectures: le questionnaire s'adressait à de gros lecteurs capables de mémoriser jusqu'à huit titres... J'ai donc été les chercher en bibliothèque en introduisant un filtre supplémentaire; n'ont été sélectionnés que des inscrits ayant lu deux ouvrages dans les deux mois précédant l'entretien -donc un public déjà assidu. Ces personnes ont été choisies à travers quatre bibliothèques de la région parisienne, des bibliothèques fréquentées mais diversifiées géographiquement et socialement, de manière à assurer la représentation de tous les types de lecteurs.

Quelle que soit la richesse des informations recueillies, je ne peux répondre véritablement à la question de la pertinence d'une classification par genres. Car chaque groupe applique ses propres règles de catégorisation et ces règles sont souvent implicites, sinon inconscientes. Pour revenir aux « souvenirs de vedettes » ou aux récits de vie d'humbles (vieux paysans, travailleurs sociaux, parents d'enfants à problèmes, etc.), cette catégorie, que j'avais appelée « vécu », est souvent en étroite corrélation avec les romans psychologiques. Autrement dit il y a tout un groupe de gens qui lisent presque indifféremment des documentaires, souvent classés en histoire, et des romans sans tenir compte de la distinction entre réalité et fiction. Cela ne veut pas dire qu'ils n'en aient pas conscience, mais les lectures de loisir et d'information ne sont pas aussi dissociées qu'on pourrait le croire : les fanatiques des histoires d'espionnage peuvent lire des ouvrages historiques comme des romans d'aventure, tout comme certains s'instruisent sur la justice américaine en lisant les enquêtes de l'avocat Perry Mason. Je ne suis pas en mesure de quantifier exactement ce phénomène d'osmose, mais il est certain qu'une forte corrélation entre deux groupes d'ouvrages traduit un intérêt du même type qui se satisfait dans les deux cas.

La notion de genre, en fait, est quelque chose d'extrêmement dilué : ce sont des thèmes et des champs d'intérêt qui émergent des listes de lectures, plus que des disciplines. Par ailleurs, les informations données par les interviewés sur leur bibliothèque personnelle confirment cette faible pertinence de la notion de genre : on demandait aux gens de dire quel genre de livres était rangé à tel endroit. Malgré cette indication explicite, les réponses font apparaître des classifications extrêmement hétérogènes; les plus courantes sont fondées sur l'usage (« les livres dont je me sers », « ceux que je ne lis plus »...), la propriété (« mes livres ») ou l'aspect extérieur (« les livres bien reliés »). La notion de genre n'est naturellement pas absente mais c'est surtout chez les étudiants et les classes moyennes qu'elle est opératoire - parmi les catégories qui maîtrisent le mieux l'utilisation du fichier et, partant, les principes d'organisation du fonds.

BBF. Tout cela remet en cause les classifications et classements traditionnels...

PP. Bien moins qu'on pourrait le penser car, j'insiste là-dessus, chaque groupe socio-culturel a des critères de classement qui lui sont propres - critères qui en outre évoluent avec le temps. Une bibliothèque, qui s'adresse à l'ensemble de ces groupes et dont l'action s'inscrit dans une durée, ne peut prendre en compte les différentes modes et vagues d'intérêt, évolutives et transitoires. Par contre sa classification se doit d'être rationnelle et, surtout, aussi lisible et claire que possible. Globalement la classification Dewey semble perçue de façon assez satisfaisante à deux réserves près (les généralités et la littérature), mais il est fondamental d'insister sur le rôle que peuvent jouer la terminologie et la signalisation car le « rayon » constitue le seul véritable mode d'accès aux livres.

Le rayon et le reste

BBF. Vraiment le seul ?

PP. Littéralement, non; mais pratiquement... J'ai demandé aux gens de quelles manières ils cherchaient un livre sur un sujet précis : en allant directement au rayon ? En s'informant auprès des bibliothécaires ? En regardant au fichier ? Le codage des réponses maximisait l'utilisation du fichier qui a été « sortie » chaque fois qu'elle était mentionnée, qu'elle ait été associée ou non à l'une des deux autres démarches (qui, elles, n'ont été comptabilisées que lorsqu'elles étaient utilisées indépendamment du fichier). Le rôle du rayon est donc minimisé; malgré cela les réponses (cf. encadré : stratégies de recherche) montrent qu'il constitue le moyen exclusif de recherche pour 43 % des lecteurs. Encore ne s'agit-il que de gros lecteurs puisque les usagers occasionnels n'étaient pas compris dans l'échantillon ! Par ailleurs, je ne vous surprendrai pas en précisant que l'utilisation de ces moyens d'accès n'est pas neutre : on va d'autant plus chercher directement en rayon, sans recourir aux bibliothécaires ou aux fichiers, qu'on est mal classé socialement et scolairement. Une politique du rayon est nécessaire si on veut élargir la base sociale des utilisateurs de la bibliothèque.

BBF. Faut-il préconiser une politique de merchandising à l'intérieur du libre accès ? A notre connaissance, certaines des bibliothèques interrogées avaient explicitement organisé une implantation en labyrinthe pour « obliger » le public à parcourir l'ensemble du « linéaire ».

PP. Voilà un point que je veux souligner : il ne faut pas surestimer l'incidence d'un équipement sur le comportement de ses utilisateurs. Certes la configuration matérielle joue un rôle - Rosny-sous-Bois avec des espaces ouverts et « lisibles » connaissait une fréquentation beaucoup plus fluide qu'à Saint-Germain-en-Laye où le cloisonnement générait des sens interdits aussi efficaces qu'invisibles. Mais ce cloisonnement était renforcé par les dispositifs de rangement; certains lecteurs de romans ignoraient totalement l'existence d'une classe numérique consacrée à la littérature, à l'extérieur de leur salle favorite...

Les limites de l'effet Mouret

L'enquête m'a effectivement permis d'observer le déploiement de plusieurs tactiques d'offre pour favoriser cette démarche de libre-service. Cela se manifeste principalement dans deux dispositions : la présentation en désordre de la littérature, classée dans le « désordre » alphabétique de romans, la présentation hors rayon de nouveautés, de livres du mois, etc. L'objectif affiché est « d'élever » le niveau de la demande en contraignant le lecteur à parcourir les rayonnages; c'est ce que j'appelle « l'effet Mouret », par référence au créateur du Bonheur des dames qui bouleversait l'ordre de son magasin pour que ses clientes trouvent ce qu'elles ne cherchaient pas (et découvrent qu'elles en avaient envie...). J'ai cependant l'impression, au moins dans certains établissements, que cette tactique recouvre aussi une politique un peu honteuse vis-à-vis des « ouvrages non légitimes », les romans sentimentaux ou policiers, les ouvrages de science-fiction, ou d'espionnage... Ce sont des ouvrages qui, indéniablement, touchent un certain public mais touchent au goût le plus illégitime. On les achète, mais on a tendance à les mettre en des endroits peu accessibles ou à les noyer dans l'anonymat des autres romans, quitte à fournir un moyen de les repêcher, sous la forme d'un fichier particulier.

Je ne suis pas sûr que cette stratégie soit totalement satisfaisante pour contrebalancer le risque évoqué, celui de l'enfermement du lecteur dans un genre donné. Cet enfermement existe déjà (c'est particulièrement net pour la science-fiction qui est à l'évidence un secteur de lecteurs spécialisés) et je vois mal comment les admirateurs (trices) de la Marquise des Anges s'intéresseront aux états d'âme de la Princesse de Clèves, même si cette œuvre est classée (ou déclassée) au rayon des romans...

C'est là un des fondements de la relation offre-demande dans le cadre du libre accès : les gens n'ont pas une perception objective de ce qui leur est offert et des pans entiers de la bibliothèque passeront inaperçus dans la mesure où ils ne correspondent pas à leurs intérêts. De ce point de vue on peut vraiment dire que le client est roi et qu'il ne consommera que ce qui l'intéresse. S'il a du mal à retrouver ses livres favoris il se plaindra au sociologue à l'occasion d'une enquête (les quelques critiques que j'ai pu recueillir portaient surtout sur ce problème-là), mais il est infiniment peu probable qu'il se laisse tenter par d'autres lectures.

BBF. Vaudrait-il alors mieux appliquer la classification 800 aussi complexe et rébarbative soit-elle ?

PP. Les subtilités de cette classe sont en effet de nature à décourager les esprits les plus réceptifs... Je n'ai pas rencontré d'établissements où ne se soient posés de problèmes à propos de l'organisation du secteur fiction, morcelé selon des critères géographiques, chronologiques et littéraires. Cette superposition de grilles -qui, en outre, individualise les littératures étrangères qui relèvent déjà d'une lecture « chic » -fait appel à tout un code culturel étranger à nombre de lecteurs. Le « désordre » alphabétique a au moins le mérite de la simplicité... Je ne conteste pas toute vertu à l'effet Mouret dans les bibliothèques, mais il faut être conscient de ses limites. La solution adoptée à Rosny-sous-Bois me paraît représenter un compromis satisfaisant entre le désordre alphabétique et le classement systématique : les livres de science-fiction et les romans policiers sont individualisés par de simples pastilles de couleurs différentes. C'est un moyen de repérage élémentaire mais d'autant plus efficace qu'il intervient sur le rayon même, indépendamment des autres moyens d'information.

La présentation en vrac est illusoire

BBF. Et qu'en est-il de la deuxième stratégie, l'exposition des ouvrages sur des tables, chariots ou présentoirs ?

PP. Ce mode de présentation a certainement du succès, mais peut-être pas celui qui était espéré au départ. Près de la moitié des lecteurs (44 %) déclarent emprunter hors rayon, au présentoir des nouveautés etc., mais l'utilisation de ce système recoupe la hiérarchie scolaire et surtout sociale (cf. encadré : Stratégies de présentation). C'est, au reste, un phénomène tout à fait explicable; l'emprunt hors rayon suppose qu'on puisse se passer de l'orientation fournie par la disposition spatiale des rayonnages et qu'on maîtrise des signes de reconnaissance liés à la présentation des livres (jaquette, collection, 4e de couverture, etc.). Tous ces signes composent un code beaucoup plus subtil, maîtrisable uniquement par des lecteurs un tant soit peu avertis ou qui, à défaut du capital culturel indispensable, disposent d'un capital temps : tel est le cas des retraités qui ont généralement un champ de lectures extrêmement ciblé et qui, une fois épuisé le fonds en rayonnages, exploitent systématiquement les ressources hors rayon, à la recherche de leurs livres préférés. L'image, souvent évoquée, de la personne découragée par l'étendue du choix et se limitant au chariot des livres rendus pour faire sa sélection, ne semble guère avoir de fondement réel...

BBF. Ce stéréotype est effectivement très répandu, tout comme l'idée selon laquelle la présentation hors rayon (nouveautés, expositions thématiques) permet de promouvoir les ouvrages auprès d'un public plus vaste.

PP. Cette promotion est et ne peut être que sélective ! Je crois qu'il faut démystifier cette illusion selon laquelle la présentation « en vrac » peut aller à l'encontre des handicaps scolaires et culturels. C'est une démarche qui a été analysée dans le cadre des musées 3 et qu'on retrouve dans l'enseignement des gymnastiques nouvelles : dans un cas, on présente des tableaux sans imposer de cadres de lecture, sans afficher de notices ou flécher de parcours; dans l'autre, on propose des mouvements en refusant d'en expliquer le déroulement... Toute cette anti-pédagogie a lieu au nom de la démocratisation de la culture ou de l'expression corporelle. Or c'est exactement l'inverse qui se produit : plus on réduit la part d'explication et d'information, plus on réduit les chances d'accès des gens les plus démunis. Il faut exposer mais il faut aussi expliquer et informer; et il faut surtout diversifier les canaux de cette information qui doit être concrète, permanente, matérialisée et ne pas se réduire uniquement au contact entre le bibliothécaire et le lecteur.

BBF. Est-ce que vous classez aussi le « contact avec le lecteur » au nombre des clichés sans fondement ?

PP. Je resterais plus nuancé. Cette relation existe mais elle passe par un filtre socio-culturel. Comme je l'ai expliqué tout à l'heure, le recours au bibliothécaire comme moyen préférentiel d'orientation reste une pratique minoritaire (23 % en moyenne) et sélective. S'adresser au bibliothécaire signifie également la maîtrise d'un code - les règles de la politesse; cela suppose de surcroît un minimum d'aisance : ne pas avoir honte de demander un renseignement, c'est-à-dire de révéler une ignorance. Toutes ces contraintes jouent de façon inégale selon le milieu social: les actifs supérieurs sont très relationnels (31 %), à l'inverse des retraités (14%), qui n'osent pas s'adresser au bibliothécaire. Il s'agit aussi d'un mode de relation très féminin puisque les femmes sont deux fois plus nombreuses que les hommes à l'utiliser (29 % contre 14 %).

BBF. Sur le dernier point au moins, votre enquête recoupe le stéréotype le plus courant, même si elle en diminue la portée...

PP. Il n'est pas question de nier l'intérêt de ce procédé, mais d'en reconnaître les limites, d'autant plus que lorsqu'il s'agit de contacts directs, l'arbre cache la forêt : le bibliothécaire, confronté en permanence à des demandes du public, a du mal à réaliser que ses interlocuteurs ne sont qu'une petite minorité nullement représentative... Il me semble que ce canal est tellement valorisé qu'il en éclipse les autres moyens d'information, particulièrement l'affichage en poste fixe : panneaux, plans d'orientation, grilles de correspondance entre disciplines et thèmes d'intérêt, bref tout ce qui peut faciliter le repérage et l'orientation. Car, pour la majorité des gens, la bibliothèque « fonctionne » comme une carte et tout le monde ne sait pas lire une carte ! Bien entendu ces moyens existent déjà, mais sans doute pourraient-ils être plus efficaces.

Les fichiers à la cote d'alerte

BBF. Le dernier moyen d'accès aux ouvrages c'est le fichier qui a longtemps été le seul moyen « légitime » sinon exclusif...

PP. Il n'y a aucun doute là-dessus : le fichier a perdu de longue date sa position d'exclusivité. Par contre son statut « légitime » donne lieu à des comportements ambigus et intéressants à analyser. Comme je l'ai dit tout à l'heure, les interviewés étaient invités à indiquer leurs différentes méthodes de recherche (dont le fichier). Mais je ne m'en suis pas tenu là; les questions suivantes demandaient : 1 ) des précisions sur l'organisation du fichier (premier piège car il y avait plusieurs fichiers) ; 2) à quoi correspondaient les chiffres au dos des livres. Il s'agissait vraiment de mesurer la maîtrise d'utilisation de cet instrument en vérifiant la compréhension de la cote; c'était un véritable test, qui a d'ailleurs bien été perçu comme tel: nombre de personnes qui déclarent se servir du fichier n'ont « rien à secouer » du sens de la cote et refusent de répondre (cf. encadré : Stratégies de recherche).

BBF. Vous avez tout de même rencontré des utilisateurs des fichiers authentiques et autonomes ?

PP. Ce sont le plus souvent des étudiants (55 % d'entre eux citent le fichier). La chose n'a rien d'étonnant : les étudiants sont pratiquement les seuls à avoir une lecture documentaire déterminée et à venir à la bibliothèque avec des références bibliographiques précises (c'est d'ailleurs parce qu'ils savent déjà ce qu'ils veulent qu'ils ne perdent pas de temps à regarder les présentoirs de nouveautés qui impliquent une démarche de recherche flottante). 55 % d'utilisateurs de fichiers ne représentent cependant qu'une petite majorité d'étudiants - d'autant plus petite que mes chiffres maximisent l'utilisation de cet instrument. Partout ailleurs il s'agit d'un comportement minoritaire (34 % de l'ensemble), très fortement corrélé aux diplômes scolaires et à la hiérarchie sociale.

Par ailleurs, les réponses sur l'utilisation du fichier comportent une large part de bluff. Je peux vous citer une réaction très révélatrice, celle d'un professeur de khâgne au lycée Henri IV : ce lecteur « utilise » le fichier mais n'en cite que deux (alors qu'il en existe quatre) et affirme que le numéro au dos du livre correspond au numéro attribué à l'auteur... Il ne s'agit pas de porter un zéro pointé mais d'analyser ce que supposent de telles réactions. Nombre d'utilisateurs - tout particulièrement dans les classes supérieures -connaissent l'existence du fichier mais ne s'en servent pas, laissant ce soin au bibliothécaire. Quand on les interroge sur leurs moyens de recherche, ils affirment tout d'abord leur compétence en mentionnant le fichier; lorsque l'interview se transforme en examen de type scolaire (le fichier : précisez; une cote : expliquez), soit ils se trompent, soit ils manifestent une réaction de rejet; j'ai eu ainsi droit à de nombreux discours sur l'unicité de chaque livre, irréductible à un simple chiffre...

Des comportements inverses

A l'autre bout de l'échelle, les comportements s'inversent. Certes les « utilisateurs » du fichier sont encore plus minoritaires mais la correspondance entre l'usage déclaré et la maîtrise réelle est quasiment absolue. En définitive, c'est parmi les classes moyennes qu'on trouve la plus grande proportion de véritables utilisateurs; en effet, c'est dans ces milieux que la pédagogie bibliothéconomique trouve le -plus d'écho car elle fait appel aux vertus scolaires de bonne volonté et de sérieux (il s'agit d'un apprentissage) qui sont des valeurs dominantes - à l'inverse des classes supérieures qui tendent à les mépriser. Enfin les plus démunis socialement et culturellement sont les moins nombreux à comprendre le fichier : à peine 1/5e des retraités ou des gens n'ayant qu'un niveau d'études primaire.

Je voudrais souligner que ce phénomène du fichier est caractéristique de l'effet d'inversion qu'on observe en bibliothèque; les plus défavorisés sont certes les moins nombreux à utiliser les avantages du service (audiovisuel, salles de lecture ou fichier, etc.) mais ceux qui passent l'obstacle se révèlent les utilisateurs les plus assidus et les plus efficaces : « la meilleure note » sur la description du système fichier-cote va à une employée communale titulaire du CEP... Les classes populaires sont à l'évidence sous-représentées dans le public des bibliothèques (cela ne veut pas dire qu'elles soient en valeur absolue les moins nombreuses) mais, surtout, l'échantillon qui fréquente les bibliothèques est assez peu représentatif : il s'agit très souvent de personnes assez âgées ayant suivi des filières parallèles (syndicats ou partis politiques) ou de gens plus jeunes, professionnellement déclassés par rapport à leur niveau d'études (jusqu'au bac, mais pas le bac...). Toutes ces caractéristiques déterminent un profil et des comportements bien typés.

Une dernière remarque sur le fichier : la passation du questionnaire m'a donné l'occasion d'être moi-même mis à l'épreuve et de renseigner des lecteurs incapables de retrouver leur héros préféré, Arsène Lupin ou Perry Mason, car les clés des fichiers auteurs ou titres ne donnent pas accès au personnage qui est leur seule donnée de départ... La lecture de séries, aussi peu légitime soit-elle, est une des rares stratégies de recherche précises. La plupart des gens arrivent à la bibliothèque sans savoir exactement ce qu'ils veulent (mis à part le prix Goncourt ou les livres d'Apostrophes). Par contre ils savent bien ce dont ils ne veulent pas (d'où les limites de l'effet Mouret) et font d'abord leur choix à partir de leur rayonnage favori (ou de leur auteur favori lorsqu'ils ont réussi à l'identifier). Les étudiants qui ont une démarche documentaire bien définie forment pratiquement la seule catégorie apte à bénéficier de l'ensemble des possibilités du fichier.

L'illusion télématique

BBF. Il est de plus en plus question de basculer les fichiers des bibliothèques - d'un maniement lourd et rébarbatif - sur terminal videotex, comme le minitel. Pensez-vous qu'une telle option puisse influer sur le comportement des utilisateurs ?

PP. Très certainement, mais pas dans le sens espéré ! L'informatique et la télématique sont à la base d'une grande illusion; le phénomène est particulièrement évident dans le cadre scolaire où les micro-ordinateurs déclenchent un discours enchanté sur la « nouvelle voie » ouverte aux enfants. Sans aucun doute ceux-ci se bousculent pour pianoter sur la nouvelle machine mais combien d'entre eux, sitôt passé le stade de la découverte, en maîtrisent réellement l'usage ? Car l'informatique, loin de court-circuiter les vertus de type scolaire (la rigueur, l'application...), en amplifie l'exigence; si on veut dialoguer avec la machine, il faut maîtriser les mécanismes de la lecture et de l'écriture, ne pas faire de faute d'orthographe ni de ponctuation, avoir un raisonnement logique et maîtriser préalablement le type d'information recherchée et sa structuration... Le minitel, c'est le fichier au carré ! Certes, je n'émets là qu'une opinion personnelle hors enquête, mais il ne faut pas se laisser abuser et confondre l'intérêt et l'usage : un minitel, du moins à ses débuts, verra sans doute toute une foule agglutinée autour de lui mais je suis très sceptique quant au nombre d'utilisateurs réels. Il n'y a déjà qu'une minorité de gens qui maîtrisent l'utilisation des fichiers manuels, elle s'amoindrira au fur et à mesure que s'élèveront les difficultés d'accès. Je n'ai pas mesuré quel besoin les gens avaient véritablement des fichiers, mais tout porte à croire qu'il est très inférieur à la simple maîtrise... Leur substituer un accès par minitel implique de parier sur une forte motivation d'utilisation: pour le moment ce présupposé est loin d'être démontré et je crains que l'implantation de minitel ne rétrécisse encore le cercle des utilisateurs, aboutissant à un résultat opposé à ce qui était escompté au départ.

BBF. Voilà un diagnostic mesuré pour le présent et inquiétant pour le futur...

PP. Jusqu'à un certain point car, j'y reviens, le rayon est (et restera) la source d'approvisionnement principale. Je concluerai donc en insistant sur la notion d'utilisation de l'espace qui me paraît centrale. Cela signifie que l'espace brut n'oriente rien ni personne et n'implique en soi aucun comportement particulier - c'est une illusion que nourrissent de nombreux architectes, manipuler la réalité sociale en manipulant l'espace. Le facteur essentiel, c'est la manière dont cette surface est rendue utilisable : un espace d'offre culturelle peut être profondément modifié par la présence (ou l'absence) d'un panneau d'information ; par son implantation, par sa lisibilité. Pour faire une analogie, un système d'autoroutes peut se révéler totalement illisible ou lumineux: c'est le système de signalisation ou d'affichage qui fait la différence. Quelle que soit la configuration d'une bibliothèque, la problématique reste la même, c'est également la signalisation qui fait la différence. Tout cela peut paraître extrêmement modeste, voire anecdotique, mais la plupart des gens sont beaucoup plus sensibles dans leur vie quotidienne à un panneau qu'à un monument !

Illustration
Stratégies de recherche : du discours à la réalité

  1. (retour)↑  Umberto ECO, Le Nom de la rose, Paris, Grasset, 1982, p. 164 et 83.
  2. (retour)↑  Patrick PARMENTIER, Les Rayons de la bibliothèque : contribution à une étude sociologique de la classification des lectures, Thèse de 3e cycle, Université de Paris VIII, 299 p., multigr.
  3. (retour)↑  Cf. Pierre BOURDIEU, A. DARBEL, L'Amour de l'art, Paris, Ed. de Minuit, 1966.