Pour une science ouverte

Entretien avec la rédaction

Jean-Marc Lévy-Leblond

Le concept de culture scientifique dépasse la vision traditionnelle d'une vulgarisation unilatérale. On s'achemine vers un système de confrontations et d'échanges qui, tout en s'appuyant sur les institutions scientifiques existantes, développe des organismes plus légers (boutiques de sciences, centres culturels scientifiques et techniques), avec pour objectif de donner leur place à la science et à la technique dans l'ensemble de la culture. Le livre permet de présenter non seulement les connaissances mais aussi analyse et réflexion, deux composantes fondamentales de la vulgarisation. Les deux collections dirigées par J.M. Lévy-Leblond, " Science ouverte " et " Points-Sciences ", sont fondées sur cette démarche. La diversification des auteurs et des critiques (chercheurs, journalistes plus ou moins spécialisés) doit contribuer au décloisonnement du livre scientifique.

The concept of scientific culture outsteps the traditional idea of a one-sided popularization. We are now proceeding to a system based on identifications and exchanges. This system, while relying on scientific institutions already existing, is creating organisms like the "boutiques de sciences" (literally science shops) and also technical, scientific and cultural centers. The main objective is to assign a proper position to science and technique inside culture. Thus the book is not only the vehicle of knowledge, but also of analysis and reflexion which are two basic components of popularization. The two collections edited by J.-M. Lévy-Leblond -"Science ouverte" and "Points-sciences" - are grounded on this proceeding. Varying authors and critics (searchers, journalists more or less specialized) must help to abolish the partitioning of scientific books.

BBF. Pourquoi parle-t-on tant aujourd'hui de la culture scientifique et technique ? On a vu récemment qu'on ajoute même « industrielle ». Vous présidez en effet le Conseil national de la culture scientifique, technique et industrielle, créé auprès du ministre de la Culture.

Jean-Marc Lévy-Leblond. On peut répondre à cette question, en commençant par la fin, par le qualificatif « industrielle ». La situation de notre pays rend nécessaire un redéploiement industriel, qui soulève des problèmes de fond proprement culturels, et pas seulement des problèmes économiques immédiats, de gestion et d'organisation. Le nouveau développement industriel ne pourra vraiment avoir lieu que s'il correspond à une véritable mutation culturelle. Il faut assurer une compétence technique et scientifique généralisée dans ce pays.

Le deuxième argument déterminant, à mon avis, est d'ordre politique, au sens le plus large du terme. Dans nos pays développés, une bonne partie des choix qui conditionnent l'avenir sont des choix de nature scientifique et technique, en matière de santé, d'énergie, de défense par exemple. Sans la maîtrise qu'exigent ces choix, nous n'avons pas, à l'heure actuelle, les moyens d'un débat véritablement démocratique. Il faut que notre démocratie change, que nous ayons la capacité d'intervenir dans des décisions prises aujourd'hui par des groupes trop restreints, trop privés.

Rompre avec la conception traditionnelle

BBF. Est-ce que la culture scientifique et technique est vraiment différente de la vulgarisation scientifique traditionnelle ?

JMLL. Oui, sans aucun doute. Tout d'abord, il faut dépasser la vieille idée que la vulgarisation est l'affaire de spécialistes. Jusqu'à présent, la vulgarisation a toujours été l'œuvre d'un secteur très limité : journalistes et écrivains scientifiques, parfois chercheurs scientifiques, ou plutôt une fraction d'entre eux. Mais la situation a beaucoup évolué. Il est apparu clairement que le développement de la culture scientifique et technique est une responsabilité pour l'ensemble du système de production scientifique, technique et industrielle. Cette idée est d'ailleurs déjà matérialisée dans des textes extrêmement importants. Les lois d'orientation de la recherche et de l'enseignement supérieur incluent désormais les tâches culturelles dans les missions professionnelles des chercheurs et des universitaires. On peut encore citer les lois Auroux qui élargissent les compétences des comités d'entreprise à ces questions-là : dorénavant les travailleurs, sur les lieux de production, ont la possibilité de s'intéresser aux processus mêmes de production, à l'innovation technologique. Ce sont des éléments qui rompent avec la problématique de la vulgarisation, même si ces textes ne rentrent en application que lentement et non sans difficultés.

Il y a d'autre part un nombre considérable de projets. Certains, comme les boutiques de sciences, sont suffisamment « légers » pour avoir pu commencer à fonctionner rapidement; d'autres, les Centres régionaux de culture scientifique et technique, sont plus ambitieux. Ce qu'il y a de commun à l'ensemble de ces projets, c'est la volonté de rompre, là encore, avec la conception de la vulgarisation traditionnelle, unilatérale, conçue pour faire descendre le savoir depuis le scientifique qui en disposerait seul jusqu'au bon peuple qui en serait privé. Nous avons besoin non d'un système de transmission à sens unique, mais d'un système de confrontation et d'échange. Il ne s'agit pas seulement d'apporter des réponses, il s'agit avant tout de formuler des questions. L'objectif de ces projets d'un type nouveau est de permettre à chacun de poser des questions : la municipalité ou l'entreprise qui ont besoin d'une expertise, le lycéen qui a un exposé à faire, le retraité qui souhaite approfondir l'information donnée par une émission télévisée...

BBF. Vous êtes donc partisan de sortir des institutions traditionnelles ?

JMLL. En sortir... pour y rentrer. Il est très positif qu'on ait élargi les missions des grands organismes de recherche et de l'Université aux tâches de diffusion culturelle. Mais, comme pour toutes les institutions, il n'est pas facile de les faire bouger; il faut donc avoir une stratégie mixte, s'appuyer sur l'institution et, en parallèle, créer des organismes plus légers, sous forme associative généralement. Cette dualité est à l'origine d'une véritable synergie, chacun des éléments prenant appui sur l'autre. Il ne s'agit pas de créer des organismes contre les institutions existantes, écoles, universités ou autres, ce qui n'aurait pas de sens, mais de permettre à celles-ci de développer des actions nouvelles.

BBF. Quelles fonctions assignez-vous à La Villette dans ce schéma ?

JMLL. C'est un projet qui, d'emblée, s'est situé à un niveau extrêmement ambitieux et qui est appelé à jouer un rôle important au niveau national. La force des choses a voulu que La Villette ait un tour d'avance sur les opérations conduites au niveau régional et c'est là, à mon avis, que réside le problème le plus sérieux. Il est nécessaire de combler ce retard, de développer un véritable réseau de culture scientifique et technique - c'est au reste une des priorités inscrites au 9e Plan de façon à donner à La Villette toute une gamme de partenaires.

Si de tels relais, autonomes et conséquents, ne se créent pas au niveau régional et local, je crains que La Villette ne fonctionne de manière isolée et hypercentralisée. Ses responsables ont, semble-t-il, bien compris le problème et oeuvrent à la création d'un tel tissu national.

La science dans la culture

BBF. A un niveau plus général, comment situez-vous la culture scientifique et technique par rapport à la culture générale ? On raisonne généralement en termes de coupure.

JMLL. Pour ma part, je récuserais le terme de coupure qui implique la coexistence de deux cultures autonomes, la culture scientifique d'un côté, la culture « culturelle » de l'autre, totalement dissociées.

La situation est, à mon avis, tout autre et, d'une certaine façon, plus grave encore. La culture technique et industrielle existe, mais elle ne le sait pas encore elle-même. Autrement dit, l'action des producteurs, dans une entreprise, s'enracine profondément dans une tradition, dans une mémoire collective, mais aussi dans une conception de l'avenir; le geste technique, la forme d'un objet industriel, l'organisation du travail, tout cela est porteur de culture, mais sans qu'on en soit véritablement conscient : on est en présence d'une « culture invisible ». Quant à la culture scientifique, je pense, personnellement, qu'elle n'existe pas, que la science est aujourd'hui un savoir sans culture. Les résultats de la recherche ne sont pas suffisamment compris, intégrés, maîtrisés non seulement par la population, mais par les chercheurs eux-mêmes. Ce n'est pas mettre en cause leur compétence que de souligner qu'ils n'ont souvent ni le sens du développement historique dans lequel ils se situent, ni le sens des relations entre leur propre action et le reste du système intellectuel, social et culturel. Ainsi, la culture scientifique et technique, inexistante dans son premier terme, invisible dans son second, se définit moins en termes de coupure, qu'en termes de manque.

En disant cela, je n'ai pas répondu à votre question, je l'ai juste reformulée. Mais dès lors, le problème n'est plus de développer d'abord une culture scientifique et technique, puis de se poser ensuite la question de ses relations avec la culture traditionnelle. L'objectif est, au contraire, de donner leur place à la science et à la technique dans l'ensemble de la culture.

Il ne s'agit pas seulement d'essaimer des musées scientifiques à côté des musées artistiques, d'installer des maisons de la science à côté des maisons de la culture. Il est en fait beaucoup plus important de recréer des formes d'interaction et de maîtrise nouvelles; et, de ce point de vue là, il est clair que les véhicules culturels classiques (littérature, musique, peinture) ont à dire sur la science et la technique. Si on considère l'héritage culturel du XIXe siècle, on s'aperçoit qu'il y est beaucoup question de science et de technique, de leur place dans la société, de la façon dont elles transforment la vie des gens. Curieusement, le XXe siècle est très pauvre à cet égard; on y assiste à une sorte de démission de la culture devant la science. Or, je crois que la littérature, la peinture et toutes les formes d'art devraient nous proposer une vision plus globale de la science et de la technique, qui ne se limite pas à un énoncé de faits ou de recettes. C'est également en ce sens que la problématique traditionnelle me paraît dépassée.

BBF. Quelle place assignez-vous au livre dit de vulgarisation scientifique ? Une des fonctions traditionnelles du livre est d'être l'instrument de transmission du savoir...

JMLL. Sans aucun doute, dans la mesure où il possède une richesse et permet un approfondissement impossible à d'autres médias, comme la télévision. Mais le livre n'est pas seulement un moyen de transmission du savoir, il est également un instrument d'analyse et de réflexion et cet élément me paraît primordial. Je dirais presque que les résultats de la science sont secondaires, ou en tout cas, seconds. La question fondamentale est de comprendre la place réellement occupée par la science et la technique dans notre société. Comment fonctionne le système ? Qui décide ? Quelles sont les conséquences ? Ce sont toutes ces questions, les rapports entre la science et la société, qui sont déterminantes. Si l'on ne comprend pas l'incidence, éthique, économique ou politique, de tel résultat de la recherche, alors ce résultat en lui-même ne peut être que d'un intérêt limité. C'est toute cette dialectique des contenus et du contexte qui peut se développer au mieux dans le cadre d'un livre.

Des livres pour réfléchir

BBF. Vous dirigez vous-même deux collections au Seuil, « Science ouverte » et « Points-Sciences ». Pouvez-vous nous en donner les principales orientations ?

JMLL. Elles ressortent à l'évidence des propos que je viens de tenir. Ceci dit, chacune de ces deux collections a sa physionomie et sa logique propres. « Science ouverte » est une collection d'essais qui a été lancée il y a une dizaine d'années pour offrir des réflexions sur la nature de la science, sur ses applications, sa place dans notre société sans oublier l'objectif plus habituel de la vulgarisation, la transmission d'un savoir. Telle a été l'intention de départ : donner à l'intérieur d'un même livre une information sur tel ou tel secteur scientifique, en le replaçant dans son cadre général.

La chose n'est pas toujours facile. S'il est aisé de déceler les questions sur lesquelles il est important et urgent d'apporter un éclairage, il l'est déjà moins de trouver les auteurs capables de le traiter dans l'optique voulue. C'est donc une collection qui fonctionne plus sur des thèmes que sur des noms. Bien sûr, cela n'exclut pas l'acceptation de projets d'auteurs, dès lors que ces projets correspondent à l'esprit de la collection. En d'autres termes, il n'est pas suffisant d'être un chercheur renommé pour être publié dans « Science ouverte » !

BBF. Quel peut être le niveau de vulgarisation d'une collection d'essais ? S'adresse-t-elle à un public de scientifiques ?

JMLL. Il est difficile de répondre pour l'ensemble de la collection; chaque ouvrage est un cas particulier et les succès diffèrent considérablement. Pour parler en termes très généraux, le public visé est ce qu'il est convenu d'appeler le grand public cultivé. Ce public peut aussi être défini a contrario : ce n'est pas un public de spécialistes. Quels que soient les thèmes abordés, les ouvrages sont destinés à un public a priori incompétent, mais motivé. Le corollaire, pour l'auteur, est une exigence de clarification et de simplification dans l'exposé des connaissances, tout en restant rigoureux. En contrepartie, ces ouvrages se veulent un appel à la réflexion et se veulent aussi novateurs que possible; pour prendre l'un des derniers parus, La Société digitale analyse les différentes perspectives ouvertes par l'insertion sociale de l'informatique et de la télématique. Il est peu de techniques ayant suscité autant d'ouvrages que l'informatique mais cet ouvrage pourtant innove, car l'informatique a jusqu'à présent surtout fait l'objet d'approches descriptives, didactiques ou technologiques.

BBF. Et comment se définit « Point-Sciences » par rapport à « Science ouverte » ?

JMLL. En termes d'édition, « Science ouverte » est une collection d'ouvrages brochés, « Points-science » est une collection de poche; cela signifie de prime abord : des prix moins élevés, des tirages plus importants (15000 au départ), des ventes relativement étalées.

Autrement dit, « Points-Sciences » touche un public a priori plus large que « Science ouverte » et marque un moindre souci d'innovation : elle relance les titres qui ont bien marché dans « Science ouverte », mais joue aussi le rôle d'une collection de référence. Sur un certain nombre de thèmes, elle offre des sources d'informations, des mises au point documentaires. C'est un aspect particulièrement sensible dans la sous-série « La Recherche sur », composée de recueils d'articles publiés dans... La Recherche, sur la biologie, la physique nucléaire, la paléontologie, etc. Le but, clairement affiché, est d'offrir, par exemple aux étudiants, aux enseignants du secondaire, un outil de recyclage et de formation permanente.

Profils de collections

BBF. Précisément, n'y a-t-il pas des sujets « inévitables » et ne peut-on parler de modes dans le choix des thèmes de vulgarisation ?

JMLL. Plusieurs éléments interviennent dans ce choix: d'abord, la facilité à trouver un livre et un auteur, ensuite, l'accueil du public. Trouver un thème, je l'ai dit, est aisé; trouver un auteur pose plus de problèmes. Certains secteurs comme la biologie ou la physique sont en vue et le recrutement d'auteurs y est assez facile. Il en va moins aisément pour des disciplines moins « explorées » telles la chimie et les mathématiques.

L'autre versant, c'est l'intérêt du public; des secteurs très porteurs en ce qui concerne l'offre et le recrutement des auteurs, réflexions et sociologie de la science par exemple, le sont beaucoup moins en ce qui concerne la demande. Parallèlement, tous les ouvrages à composante métaphysique (origine de l'homme, de la vie, de la matière...) vont, de toute évidence, au devant d'une demande. C'est le problème de fond, concilier le succès quantitatif (en termes de tirage) avec le succès qualitatif, tout en évitant des ouvrages douteux sur le plan intellectuel, comme ceux qui flattent certains espoirs de réconciliation de la science et de la mystique.

Ce sont toutes ces données qui modèlent le profil de la collection, ses points forts et ses lacunes. Parmi ces dernières, qui sont communes à l'ensemble de l'édition dans ce secteur, je signalerai d'abord la culture technique : excepté certains domaines comme l'informatique, on manque singulièrement d'ouvrages d'initiation, mais aussi de réflexion, sur le développement d'une technique. Cette absence ne fait que matérialiser la difficulté « existentielle » de la culture technique et il est important de travailler sur ce problème. Autre lacune, l'absence des textes fondateurs des sciences qui ont cessé d'être réédités depuis plusieurs décennies; je rattache également cette disparition à la déculturation de la science dont on a parlé.

BBF. Quelle part faites-vous aux apports étrangers ?

JMLL. La traduction pose toute une série de problèmes; il est évident qu'en France la politique de traduction pour les collections d'essais est peu développée. C'est un problème à la fois pour l'éditeur - les traductions globalement coûtent cher - et pour le traducteur, - elles sont relativement mal rétribuées. Par ailleurs, publier des traductions de qualité est actuellement une opération difficile et, à terme, pourrait représenter une arme à double tranchant. D'ores et déjà, la traduction me paraît, dans certains cas, représenter une solution de facilité : il est plus aisé de suivre la mode et de décider la traduction d'un ouvrage déjà existant, que de faire l'effort de rechercher un auteur qui traite le même sujet mais selon des modalités différentes, correspondant mieux au contexte de notre pays.

Les deux éditions

BBF. Quels sont les rapports entre l'édition d'ouvrages de vulgarisation scientifique et l'édition d'ouvrages scientifiques et techniques au sens traditionnel du terme ?

JMLL. C'est une question relativement complexe avec plusieurs niveaux de réponse. Au sens éditorial proprement dit, il me semble que le travail requis, l'objet créé, le public visé sont très différents; et je parle non seulement en tant qu'éditeur, mais aussi en tant qu'auteur d'ouvrages scientifiques ! Evidemment il y a tout un substrat commun et en particulier celui des auteurs; une revue-carrefour, telle que La Recherche, qui exprime les contributions de la collectivité scientifique, est, cela va de soi, une mine d'auteurs potentiels. S'il y a communauté d'origine, le traitement est tout de même différent : les livres spécialisés s'insèrent dans le circuit de diffusion de la littérature spécialisée (catalogues, comptes rendus, etc.) et se dissocient totalement des livres de vulgarisation. Cette dichotomie est spécifique au secteur des sciences « dures » où un ouvrage spécialisé ne peut toucher qu'un public limité, même s'il s'agit d'un texte de niveau élémentaire.

Il n'en est pas de même dans le secteur des sciences humaines et sociales où la transition entre les livres grand public et les ouvrages spécialisés est beaucoup plus graduelle. Cela permet à des éditeurs spécialisés de longue date de lancer des séries destinées à un plus large public. C'est beaucoup plus difficile à un éditeur scientifique qui ne dispose pas d'une telle marge de manœuvre ; il est au reste significatif de voir le terme de « vulgarisation » s'appliquer essentiellement aux ouvrages scientifiques et techniques. Le livre de culture scientifique a, dans les faits, le statut d'un « livre de sciences » (ou de techniques), mais qui ne serait pas un « ouvrage scientifique ». Cette ambiguïté crée un vrai problème d'identité. Il faut donc se féliciter de ce que le livre de culture scientifique soit au coeur de la sphère d'intervention de la Commission « Littérature scientifique » au Centre national des lettres, que j'ai le plaisir de présider; celle-ci entend d'ailleurs mener une action d'incitation et de promotion autant que de soutien. D'ores et déjà nous avons aidé la publication d'ouvrages trop nombreux pour être cités, mais aussi de revues, telles le Genre humain ou l'Argonaute qui présentent un grand intérêt. C'est une action qui va se poursuivre.

Renverser la perspective

BBF. Et vis-à-vis de l'édition grand public ? Est-ce qu'on peut parler d'intégration du livre de culture scientifique au niveau de la critique et de la distribution ?

JMLL. Le livre de vulgarisation, tel du moins que je le conçois, ne touche pas, sans doute, un public démesuré, mais il a une clientèle : les tirages de départ de « Point-Sciences » sont de 15 000 exemplaires et un titre de « Science ouverte » tel que Patience dans l'Azur de Hubert Reeves, a dépassé les 150000 exemplaires. Or, le livre de vulgarisation est très loin d'avoir, dans la critique, un traitement comparable à celui des ouvrages de littérature générale. On en parle peu ou alors, phénomène bien connu, on ne parle que de deux ou trois titres, toujours les mêmes. Mais, ce qui est plus gênant encore, la critique de ces ouvrages trouve place dans les rubriques scientifiques ou techniques des quotidiens ou magazines d'information générale. Cet isolement est préjudiciable, car les non-spécialistes auxquels s'adressent ces ouvrages n'iront pas a priori lire ces rubriques spécialisées. Il vaudrait infiniment mieux, à mon sens, rompre avec cette stratégie et présenter les livres de vulgarisation avec les livres de littérature générale. De même je préfèrerais que les critiques et comptes rendus ne soient pas établis par des spécialistes. Et ceci pour atteindre les objectifs affichés tout à l'heure, et réintégrer la culture scientifique et technique dans la culture tout court.

Cette stratégie peut et doit d'ailleurs être globale. Par delà les critiques, les producteurs sont également concernés. Il me paraît très positif que les chercheurs participent de plus en plus souvent à la vulgarisation scientifique ; il est également positif que se multiplient les médiateurs, journalistes ou autres. Mais j'irai plus loin : il est courant aux Etats-Unis de voir de bons ouvrages de vulgarisation écrits par des journalistes n'ayant au départ aucune compétence particulière sur le sujet. Cette démarche procède d'une autre conception de la médiation encore trop peu répandue en France où les médiateurs se présentent (et se représentent) souvent comme les porte-parole des milieux scientifiques. Leur mission affichée est de traduire et de reformuler le message du savant en direction du public... Or, il faut inverser le processus : il revient aussi aux médiateurs d'exprimer les attentes et préoccupations du public et de questionner les scientifiques. Et les questions posées ne sont pas nécessairement les mêmes que celles que posent les chercheurs dans leurs laboratoires ! C'est cette interaction qui me paraît être la clef de cette nouvelle vulgarisation, sous-jacente au développement de la culture scientifique et technique auquel nous assistons actuellement.