La formation des bibliothécaires en Pologne

Expériences et problèmes

Dr Stephan Kubow

Le progrès accéléré des sciences et des techniques, la démocratisation de l'instruction et de la culture ont, entre autres effets, celui d'accroître la demande de bibliothèques et de services d'information. Cet état de choses a fait naître le besoin de systèmes capables de fournir aux utilisateurs, rapidement et dans un cadre aussi vaste que possible, des sources d'informations - des livres et des périodiques surtout -, ainsi que des informations documentaires. En réponse à ces exigences, la bibliothéconomie se développe de plus en plus et, dans le même temps, elle connaît les mêmes évolutions que les autres branches de la science; d'un côté, elle tend à se spécialiser et, de l'autre, elle entretient des relations avec d'autres disciplines telles que la littérature, la psychologie, la sociologie, la pédagogie, la théorie des sciences. Le bibliothécaire d'aujourd'hui est donc obligé de perfectionner sans cesse ses connaissances professionnelles, de suivre le développement de sa discipline, tout en enrichissant sa culture générale. Sans cela, même s'il dispose des moyens techniques modernes, il sera incapable de bien exercer ses fonctions.

L'état actuel des connaissances professionnelles et leur tendance à la spécialisation posent le problème de la méthode de formation : il s'agit notamment de savoir si le diplômé d'une école de bibliothécaires doit avoir une formation polyvalente lui permettant de travailler dans n'importe quelle bibliothèque ou centre d'information ou si, au contraire, il doit être spécialiste d'une catégorie de bibliothèques, les bibliothèques scolaires par exemple. La première hypothèse implique une période plus longue d'adaptation à un travail particulier, ainsi qu'une formation sur le tas poussée, ou bien l'organisation d'un nouveau degré d'études universitaires apportant une spécialisation aux diplômes. La seconde hypothèse entraîne en revanche la nécessité de décider plus tôt de son futur cadre de travail et des difficultés en cas de changement d'orientation.

Ces constatations résultent de l'observation du système de formation des bibliothécaires fonctionnant en Pologne. Celui-ci se compose de cycles de deux ans après le baccalauréat, de cycles supérieurs à l'université ou dans les Ecoles supérieures de pédagogie, de cycles de spécialisation pour diplômés et d'un doctorat (qu'on est en train de supprimer), ainsi que de cours dispensés dans le cadre de l'enseignement par correspondance. Ce schéma ne diffère pas fondamentalement des systèmes en usage dans d'autres pays. Des écarts se manifestent en revanche dans les contenus des formations et dans leur qualité. C'est à ce propos que je voudrais faire les quelques remarques qui vont suivre.

Evolution des formations secondaires

Jusqu'en 1959, ont fonctionné en Pologne des écoles professionnelles de bibliothécaires dans le cadre de l'enseignement secondaire. Pendant leurs cinq années d'études, les élèves recevaient une formation à la fois générale et professionnelle. La pratique a montré cependant que les diplômés de ces écoles, ayant trop peu de connaissances générales, devaient être confinés dans des tâches techniques n'exigeant pas de connaissances littéraires, ni de contact avec les lecteurs. Aussi ces écoles furent-elles supprimées ; on leur substitua des cycles de culture et civilisation à orientation bibliothéconomique de deux ans à l'issue de l'enseignement secondaire général. Ces études ont pour but d'élargir les connaissances générales et d'assurer la formation professionnelle. Un programme analogue est enseigné au Centre national de formation des bibliothécaires à Jarocin.

Le diplôme délivré par ces écoles donne accès à la deuxième année d'études supérieures par correspondance, à condition toutefois de combler quelques lacunes sur la théorie du livre et des bibliothèques et de satisfaire à un contrôle des connaissances. Il ne donne pas accès de la même façon à la formation supérieure normale, dont la première année ne peut être sautée. Les anciens élèves des écoles secondaires travaillant dans des bibliothèques peuvent acquérir d'autres qualifications professionnelles dans le cadre du Centre de formation permanente des bibliothécaires dont les filiales se trouvent dans quelques villes et qui s'occupe de l'enseignement par correspondance.

Evolution des formations supérieures

Les études supérieures constituent le niveau de formation bibliothéconomique le plus répandu. Elles existent dans 15 universités ou écoles supérieures de pédagogie, mais le recrutement pour la première année fut limité à 5 d'entre elles en 1983, et à 8 en 1984. Jusqu'à maintenant les études duraient 4 ans et étaient sanctionnées par une licence en bibliothéconomie et science de l'information. Actuellement les étudiants de quatrième année sont repassés sous le régime des 5 ans : à la suite de débats entre bibliothécaires et enseignants, on est revenu à la durée d'études en usage avant 1969. En prolongeant le cursus, il ne s'agissait pas d'augmenter le volume des connaissances théoriques et pratiques, mais plutôt de permettre leur approfondissement; on a bien sûr profité de l'occasion pour modifier quelques points du programme.

Le programme a été conçu, dans ses lignes générales, au début des années 50 par Aleksander Birkenmajer et ses collaborateurs, qui ont organisé la chaîne de bibliothéconomie à l'université de Varsovie. La formule polonaise est, en fait, un compromis entre les deux orientations que j'ai définies en commençant (formation universelle ou formation spécialisée) : tous les enseignements de spécialisation - qui ne représentent que 4 % du programme -sont introduits au cours des deux dernières années seulement. A l'usage, cette solution a fait ses preuves et s'avère également bien adaptée à la mise en place de cursus de spécialisation pour les diplômés. Le contenu actuel de la formation universitaire des bibliothécaires doit également beaucoup aux idées de Karol Glombiowski qui, à la charnière des années 50 et 60, a cherché à faire reconnaître la bibliothéconomie comme une discipline universitaire à part entière au sein des sciences humaines.

Une autre impulsion importante a été donnée par le Programme de développement de la bibliothéconomie jusqu'en 1990 élaboré au milieu des années 70. On a vu, à cette occasion, se dégager une nouvelle orientation de la formation des bibliothécaires, mathématique celle-là. Toutefois, cette dernière orientation, après quelques années de mise en pratique à l'université de Varsovie a fait l'objet, de la part des étudiants comme des enseignants, de critiques portant sur deux points : d'une part l'équipement des écoles de bibliothécaires en matériels didactiques est insuffisant, d'autre part le niveau actuel de la bibliothéconomie polonaise n'incite pas à acquérir des connaissances techniques ardues.

Maintenant, les établissements d'enseignement supérieur ont une plus grande autonomie dans la définition de leurs programmes d'études: depuis 1982, 60 % des contenus sont fixés par l'administration centrale et 40 % laissés à l'initiative des écoles elles-mêmes. Les écoles de bibliothécaires - mais elles n'ont pas été les seules - ont eu une réaction paradoxale : réunis à Wroclaw, où se trouve l'institut de bibliothéconomie le plus réputé de Pologne, leurs représentants ont discuté des moyens de ne pas profiter de cette latitude ! Du fait de l'autonomie croissante des écoles supérieures, la pression des milieux professionnels et des autorités culturelles peut donc rester sans effet. Les besoins et les possibilités sont pourtant différents selon les écoles.

Bibliothéconomie et théorie du livre

Le profil de la formation des bibliothécaires dans les écoles supérieures est tributaire, dans une large mesure, de la direction dans laquelle se développe la science du livre et des bibliothèques. En Pologne, comme dans plusieurs pays européens (République fédérale d'Allemagne, Tchécoslovaquie, France, Union soviétique), les études théoriques sont appuyées sur une vision globale du livre mais, dans notre pays, cette orientation domine nettement toutes les autres : elle considère toutes les étapes de la vie du livre, depuis sa fabrication jusqu'à sa consommation, et notamment sa lecture, en passant par sa diffusion dans la société (librairies, bibliothèques et autres). L'étude des bibliothèques n'est plus qu'une partie de la science du livre ainsi définie. Cette construction théorique a l'avantage d'expliquer de nombreux phénomènes liés aux bibliothèques en les mettant en rapport avec des processus observables dans la production du livre, son commerce ou sa consommation. De ce point de vue, c'est une conception méthodologiquement féconde. Mais il ne faut pas se cacher qu'elle peut être dangereuse et réductrice. Elle a du mal à intégrer le fait qu'une bibliothèque rassemble et rend accessible au public aussi d'autres supports d'information que des livres et des périodiques, qui la conduisent à utiliser des instruments et des méthodes de travail de plus en plus modernes. Actuellement on observe, dans le domaine de la bibliologie (i.e. la science du livre), un développement des recherches à caractère historique, en même temps qu'un manque presque total d'instruments d'interprétation des phénomènes contemporains.

Bien sûr, il y a de temps en temps des tentatives pour surmonter ces difficultés mais, la plupart du temps, les publications de bibliothéconomie contemporaine se limitent à des descriptions du fonctionnement de bibliothèques, de la situation de l'emploi dans ces établissements, des méthodes de travail avec différentes catégories d'utilisateurs, la statistique restant la principale méthode de recherche employée. L'Encyclopédie de la bibliothéconomie polonaise (Encykopedia wspolczesnego bibliotekarstwa polskiego) parue en 1976, en est la meilleure illustration. Il est caractéristique qu'au cours d'une conférence intitulée « Etat et perspectives des recherches sur le livre en Pologne », organisée en 1979, un thème était absent : l'étude des problèmes bibliothéconomiques actuels. On a beaucoup parlé, en revanche, de l'histoire des bibliothèques.

Cette situation a des répercussions directes sur la préparation des personnels des bibliothèques. Les diplômés disposent certes de connaissances théoriques, d'éléments pour une étude scientifique de l'histoire du livre et des bibliothèques, mais ils ne sont pas conscients de la multiplicité des problèmes de la bibliothéconomie contemporaine. On observe donc une distance de plus en plus grande entre la science du livre, très développée sur le plan théorique, et la pratique bibliothéconomique dans laquelle on ne voit qu'un ensemble de tâches techniques et non un matériau pour la recherche scientifique. Cette situation explique partiellement le faible niveau technique et organisationnel de la plupart des bibliothèques polonaises.

Autres freins à l'évolution

Les publications consacrées à la bibliothéconomie polonaise qui paraissent malgré tout sont le fait de quelques professionnels exerçant dans des grandes bibliothèques, à la Bibliothèque nationale notamment. C'est un argument en faveur de la nécessité, pour les établissements universitaires spécialisés, d'exploiter davantage les connaissances et l'expérience des praticiens émérites. Il faut reconnaître que la nouvelle loi sur l'enseignement supérieur du 4 mai 1983 encourage de telles initiatives de rapprochement, mais il faudrait que la méfiance réciproque et de nombreux obstacles bureaucratiques soient levés.

L'institution de cycles de bibliothéconomie pour les diplômés fait aussi espérer voir cet état de choses évoluer. Leur objet est de permettre aux bibliothécaires travaillant déjà d'acquérir une spécialisation plus étroite; ils approfondissent ainsi leurs connaissances professionnelles et se préparent à des recherches liées à leur travail. Ces études existent depuis quelques années à peine, mais déjà on constate qu'elles contribuent à rapprocher la théorie et la pratique et qu'elles contraignent le corps enseignant à résoudre des problèmes concrets.

Les études de doctorat, qui avaient été mises en place au début des années soixante-dix et qu'on est en train de supprimer, n'ont pas atteint leur but qui était de stimuler les recherches en bibliothéconomie. Les recherches entreprises dans ce cadre se sont concentrées sur des questions historiques, parce que de tels sujets donnent généralement des résultats rapides et sans trop de risques. On a vu ainsi s'accroître le nombre des docteurs parmi les bibliothécaires, sans que le niveau des connaissances professionnelles soit modifié.

Les milieux professionnels sont de plus en plus conscients de l'inadéquation de cette situation et commencent à réclamer énergiquement une réforme. Leurs revendications seraient toutefois plus efficaces si les enseignants des écoles de bibliothécaires étaient davantage intégrés dans la profession. Or, la majorité d'entre eux continuent à se considérer comme supérieurs aux praticiens et à se comporter en conséquence. Peu d'entre eux sont membres de l'« Association des bibliothécaires polonais » et participent à ses travaux. En dehors de l'Encyclopédie déjà citée, aucun manuel ni aucun guide n'ont été élaborés, depuis des années, dans les écoles supérieures de bibliothécaires. Une grande partie, sinon la majorité des enseignants n'ont d'ailleurs jamais travaillé dans une bibliothèque !

L'action de l'« Association des bibliothécaires polonais »

Dans ce contexte, le comité directeur de l'« Association des bibliothécaires polonais » s'est fixé l'objectif d'élaborer, avant l'expiration de son mandat (1981-1985), un point de vue officiel sur le problème de la formation initiale et continue des bibliothécaires. Nous constatons notamment le besoin de réorienter les recherches vers la problématique actuelle de la bibliothéconomie et de l'information scientifique, de faire profiter dans un cadre plus large les écoles de bibliothécaires des services de professionnels expérimentés, de faire faire aux enseignants des stages dans les meilleures bibliothèques en Pologne et à l'étranger, d'élever le niveau des stages professionnels dans les bibliothèques et d'exiger davantage des bibliothèques collaborant avec les écoles. Il est également nécessaire d'améliorer l'équipement des écoles en instruments et en matériels d'enseignement et de leur assurer de meilleures conditions de travail. Actuellement, aucune des écoles de niveau universitaire ne dispose d'une bibliothèque bien équipée pouvant servir de modèle ! Nous éprouvons aussi le besoin d'un recrutement intensif de nouveaux membres, au sein de l'« Association des bibliothécaires polonais », parmi les enseignants des écoles. Ceci exige cependant de développer l'activité professionnelle de notre association qui, contrairement à des organisations analogues dans d'autres pays, n'offre guère à ses membres qu'un badge et des activités associatives bénévoles.

Certaines actions ont déjà été entreprises : on a créé au sein de l'Association une Section des écoles de bibliothécaires qui regroupe toutes les personnes intéressées par les questions de formation ; un numéro spécial du trimestriel Przeglad biblioteczny a été consacré aux problèmes de la formation universitaire des bibliothécaires ; les conclusions de l'Association ont été acceptées par le Conseil national de bibliothéconomie, organe consultatif du ministère de la Culture et des Beaux-Arts. L'assainissement de la politique de l'emploi, qui est particulièrement défectueuse dans notre métier, pourra également apporter une certaine amélioration. Ce qu'il faut avant tout, c'est faire dépendre la carrière professionnelle des connaissances et des capacités réelles plutôt que des qualifications formelles et de l'ancienneté - ce dernier critère n'étant pas obligatoirement un obstacle. Dans ce domaine, nous devons vaincre non seulement des résistances administratives mais aussi des vieux schémas de pensée encore fréquents chez les bibliothécaires.

Heureusement, nous avons eu jusque là des expériences si manifestement négatives que les bibliothécaires se montrent aujourd'hui plus favorables que jamais aux changements profonds.

  1. (retour)↑  Cet article est le texte, légèrement remanié par les soins de l'auteur, d'une intervention à la Conférence générale de l'IFLA (Munich 1983).
  2. (retour)↑  Cet article est le texte, légèrement remanié par les soins de l'auteur, d'une intervention à la Conférence générale de l'IFLA (Munich 1983).