Ne dites pas à ma mère que je suis chargé de mission...

Entretien avec la rédaction du BBF

Cécil Guitart

A l'occasion d'un entretien avec la rédaction du BBF, Cécil Guitart fait le bilan de l'action menée depuis 1982 dans la région Rhône-Alpes : promotion de la lecture par le biais des aides et contrats passés avec les collectivités publiques et privées; aide aux éditeurs et aux auteurs; création d'organismes spécialisés : l'Office du livre pour soutenir l'édition et l'Agence de coopération régionale pour la coopération. L'action des chargés de mission, qui s'inscrit dans la perspective de la décentralisation, comporte la promotion de réseaux de coopération : en Rhône-Alpes des premières actions ont été menées dans les secteurs de l'automatisation et de la formation continue.

In an interview with the Bulletin des bibliothèques de France, Cécil Guitart strikes the balance of the action in progress since 1982 in the Rhônes-Alpes région : enhancement of reading through subsidies and agreements with public and private organizations; help to the publishing world and establishment of specialized organizations. The action of the chargés de mission, which is involved in the decentralization process, includes a promotion of cooperation networks : such an action has already been started regarding automation and professional training in the Rhônes-Alpes region.

Qu'est-ce qu'un chargé de mission au livre et à la lecture ? Cécil Guitart dresse à la fois un bilan et une problématique.

L'apprentissage de la décentralisation passe par la mise en place de réseaux de coopération. Structures et contenus restent encore à définir mais les premières actions au niveau de Rhône-Alpes permettent de dresser une première esquisse.

BBF. Un chargé de mission pour le livre en 1984, qu'est-ce exactement ?

Cécil Guitart. La mission est récente et, dans sa forme actuelle, provisoire. Les sept chargés de mission ont été implantés à partir de 1982; c'était une des suggestions du rapport Pingaud-Barreau. Ils ont été mis en place auprès des directeurs régionaux des affaires culturelles pour effectuer un travail précis, assurer la transition entre « l'avant 81 » et « l'après 86 ». Nous sommes en effet dans une période transitoire avant l'application des lois sur la décentralisation. Or, ces lois prévoient que les bibliothèques centrales de prêt seront mises à la disposition des conseils généraux et seront intégralement décentralisées ; d'une manière générale l'administration centrale n'exercera plus de tutelle technique, administrative ou financière sur les bibliothèques ancrées dans les collectivités territoriales. Il était important, dans une phase comme celle-là, de mettre en place des personnes chargées de faire tout un travail d'animation-formation - au sens large du terme : animation à la fois politique et technique - sur les modalités de mise en œuvre de cette décentralisation.

Deuxième point important: au cours de cette période, les budgets de la direction du Livre et de la Lecture ont été multipliés par trois; les chargés de mission ont eu toute une mission de prospection et de recensement. Faire l'inventaire des points noirs du réseau institutionnel; faire l'inventaire des situations locales; faire aussi le point sur les relations interprofessionnelles entre les différents secteurs du livre, les bibliothécaires mais aussi les libraires, les éditeurs, les auteurs. Voilà rapidement brossé le contexte historique où s'inscrit la nomination des chargés de mission.

La France au 10e

BBF. Et le contexte géographique ?

CG. En ce qui me concerne, c'est la région Rhône-Alpes, qui n'est pas une véritable région au sens géographique du terme. C'est d'abord un grand espace, huit départements, 5 millions d'habitants ; on a coutume de dire que Rhône-Alpes, c'est la France au 10e. C'est une région étendue mais sans arrière plan historique; en fait, il y a trois régions, le Lyonnais, le Dauphiné, la Savoie; et Rhône-Alpes est un conglomérat, une mosaïque d'une très grande diversité géographique, naturelle, culturelle.

BBF. Et dans le domaine du livre ?

CG. Si on compare avec la moyenne nationale, on s'aperçoit qu'il existe un potentiel documentaire assez dense et que Rhône-Alpes est une région relativement favorisée. Il existe un bon réseau de bibliothèques municipales, une centaine, dont 5 municipales classées; il y a un bon réseau de bibliothèques universitaires avec deux grosses universités, Lyon et Grenoble; il y a 8 BCP, dont 3 ont été créées depuis 1981.

En ce qui concerne l'édition, Rhône-Alpes est probablement la deuxième région de France après Provence-Côte d'Azur (Paris est bien évidemment hors classement). On y recense 156 éditeurs qui publient entre 800 et 1 000 titres par an; ces éditeurs emploient 680 personnes. C'est dans l'ensemble une petite édition, publiant des catalogues de qualité, mais dont les chiffres d'affaire sont souvent limités. Le secteur librairie représente près de 6 000 emplois, dans 700 vraies librairies. Si on ajoute les branches de l'imprimerie et de la fabrication du papier, le secteur « livre » y représente environ 10 000 emplois. C'est un secteur important mais malgré tout fragile, moins d'ailleurs du côté de la librairie ou des bibliothèques que du côté imprimerie et fabrication du papier.

BBF. Face à tout cela, quel est le rôle d'un chargé de mission ?

CG. La première chose a été de faire un inventaire de la situation; on l'a établi à l'occasion des « Assises régionales du livre » qui ont eu lieu à Valence en décembre 1982. C'est en préparant ces assises que je me suis rendu compte qu'il n'y avait pas d'interlocuteur « livre » au niveau de la région. Celle-ci, comme beaucoup d'autres, investissait pour le domaine culturel, notamment dans la musique et le patrimoine, mais il n'existait aucune ligne budgétaire pour la lecture et le livre. On a donc décidé de créer une structure régionale; c'est l'Office Rhône-Alpes du livre, qui a une vocation décentralisée, qui est placé sous la tutelle directe du conseil régional et dont le président est un conseiller régional. Son conseil d'administration est composé pour moitié de professionnels, pour moitié d'élus et de représentants des pouvoirs publics. On dispose maintenant d'un outil régional, essentiellement axé sur les problèmes touchant à l'économie du livre. C'est en effet à cet aspect là que sont, par la force des choses, surtout sensibilisés les établissements publics régionaux. Dans le cas du livre, une telle approche n'est pas gênante parce que le livre c'est aussi une industrie culturelle; on peut l'aborder aussi bien sous l'angle économique (librairie, édition, création), que sous l'angle culturel. On a donc procédé à une répartition des tâches : le chargé de mission a privilégié les aspects culturels et la promotion des bibliothèques tandis que l'Office s'orientait vers les problèmes d'économie.

BBF. Peut-on d'ores et déjà dresser un bilan de l'institution des chargés de mission ?

CG. Ce n'est pas facile car il n'y a guère de recul. De plus, les situations et les moyens d'action de chacun des chargés de mission sont des plus divers. Nous avons cependant une mission commune qui est de promouvoir la politique de la direction du Livre et des réunions de concertation sont organisées régulièrement. On peut tout de même noter un certain déséquilibre à l'avantage des dix régions où ont été implantés des chargés de mission (plus de créations d'emplois, de constructions, etc.). Actuellement, on s'interroge : après avoir, dans un premier temps, privilégié l'identité culturelle régionale, on se pose des questions sur le rôle futur de l'Etat en matière de livre, de lecture, de bibliothèques, dans le contexte de la décentralisation. Au niveau de Rhône-Alpes les choses démarrent plutôt bien...

La double hélice

BBF. Précisément, comment se passe cet « apprentissage » de la décentralisation ?

CG. La décentralisation c'est une double dynamique. D'une part, il faut que les collectivités locales soient prêtes à assumer les nouvelles responsabilités qui leur seront transférées; d'autre part, l'Etat doit accepter de se dessaisir de ses responsabilités et le pouvoir, on le sait, n'est jamais très facile à transférer. Il suffit de peu de choses pour que la dynamique s'inverse et que le système soit bloqué. Pour le livre, en Rhône-Alpes, les élus locaux, maires et conseillers généraux apparaissent prêts à assumer ces nouvelles responsabilités. Il ne faut pas craindre la décentralisation, elle a déjà fait ses preuves. Même sans tenir compte du développement fantastique qui est intervenu depuis 1981, il suffit de comparer les effectifs des personnels des communes et de l'Etat sur l'ensemble des bibliothèques publiques : 8 000 agents dans les bibliothèques municipales, 800 dans les bibliothèques centrales de prêt; cela pour des tranches de population analogues puisque le seuil d'intervention des BCP est désormais fixé de fait à 10 000 habitants. Il faut tout de même se rappeler que le développement des effectifs municipaux a eu lieu dans les années 70 pour apprécier pleinement le rôle de tremplin pour la lecture publique joué par des structures locales décentralisées.

BBF. Donc la décentralisation, du moins en Rhône-Alpes, est un phénomène tout à fait positif...

CG. Il faut nuancer toutefois, parcé que toute médaille a son revers. Du fait de l'ancrage des bibliothèques dans les collectivités territoriales, le problème, qui existe déjà, de l'isolement des bibliothécaires va sans doute s'aggraver. En l'absence de toute structure de coopération, les bibliothécaires sont actuellement très isolés et cet isolement est appelé à se renforcer avec la mise en place de la décentralisation. C'est un problème réel, d'ordre politique mais qui se double aussi d'un problème technique. Dans les années 80, pour aboutir au même potentiel documentaire que vingt ans plus tôt, il est nécessaire d'acheter trois fois plus de documents. Or, il est clair qu'on ne peut envisager une telle multiplication des moyens financiers. Il y a enfin un troisième facteur, d'ordre politique, qui milite en faveur de la coopération, c'est le rôle qui pourrait être assigné à l'Etat après 1986. Décentralisation, à mon avis, ne doit pas signifier désengagement de l'Etat; celui-ci doit rester présent et intervenir de manière dialectique, notamment dans le cadre de la coopération.

Cette intervention de l'Etat est également nécessaire sur le plan politique. On assiste depuis une vingtaine d'années à un jeu de balance qui veut que ce soient des tendances politiques opposées qui détiennent simultanément le pouvoir au niveau de l'Etat et au niveau des collectivités locales. Il serait dommage que cette confrontation, qui joue au niveau national, ne puisse jouer en région sur le plan culturel. Au moment où on réfléchit sur le rôle de l'Etat, la coopération me paraît être un bon outil de déconcentration et d'engagement de l'Etat en région : c'est véritablement l'enjeu de la prochaine décennie.

De l'incantation à l'organisation

BBF. On va reposer les questions classiques : la coopération, c'est qui ? et c'est quoi ?

CG. On peut avoir plusieurs approches ; d'abord la coopération c'est une action horizontale : coopérer, cela signifie traverser les différentes institutions. Quand je parle coopération, j'entends bien sûr le réseau de la lecture publique mais aussi les bibliothèques d'université, les bibliothèques d'association, ainsi que le secteur privé, libraires et éditeurs. Il faut mettre en place tout un système documentaire. Cela implique que soit d'abord résolu à la base le problème de la maîtrise du potentiel documentaire. Se lancer dans la coopération suppose que chaque partenaire ait résolu sur place son problème. Or actuellement, pratiquement à tous les niveaux, les établissements sont fragmentés et s'ignorent presque complètement. C'est le cas dans les universités où il y a, d'un côté, les bibliothèques universitaires et, de l'autre, toute une kyrielle de bibliothèques d'instituts ou de laboratoires. C'est le cas dans les bibliothèques municipales où on voit coexister, de façon totalement cloisonnée, sections d'étude et sections de lecture publique. Enfin se pose le problème des BCP qui ont à mettre en place un réseau de coopération à l'échelle du département entre de petites bibliothèques.

La coopération, c'est aussi et d'abord un état d'esprit; et c'est là qu'il faut mener toute une action d'information, d'incitation et de démythification. Amener les établissements à coopérer signifie qu'ils doivent accepter une discipline et des contraintes. Toute la question est d'évaluer le rapport contraintes/avantages lié à la coopération. Partout où existe une bibliothèque, elle dispose du minimum de moyens qui lui permettent de coopérer; il suffit simplement qu'elle le redéploie dans son activité et ce redéploiement est d'autant plus nécessaire qu'elle a moins de moyens et qu'elle pourra ainsi bénéficier des moyens des autres. Cela paraît tout simple mais en fait c'est l'étape la plus difficile : on se heurte à un problème de mentalités avec les parades classiques, un discours incantatoire et un immobilisme de fait justifié par l'écran de fumée qu'est la question des moyens ! En réalité, j'ai calculé qu'en Rhône-Alpes, il suffirait que les bibliothèques consacrent 1 % de leur budget à la coopération pour qu'elle puisse s'amorcer de manière significative !

BBF. Alors, comment organiser la coopération ?

CG. D'abord en étant technique. Il ne suffit pas de tenir un discours sur la coopération; il faut, parallèlement, proposer des solutions. La coopération, on l'a vu, c'est tout un ensemble de partenaires au niveau local; à cet édifice il faut une clé de voûte : c'est une banque de données bibliographiques créée au niveau national, qu'elle soit due à la Bibliothèque nationale, à la direction du Livre ou à la DBMIST (ou aux trois à la fois).

Si ces conditions se réalisent, quel rôle restera-t-il à la région ? D'abord, on vient de le voir, celui de promouvoir la coopération tant auprès des bibliothèques qu'auprès des élus locaux. La région me paraît correspondre au bon niveau pour mettre en place un système de coopération à la fois par ses dimensions (ni trop près, ni trop loin) et par sa nature même : ce n'est pas une commune. Il faut insister sur ce trait car l'autonomie des collectivités locales et leur non-hiérarchisation sont des principes affichés par la loi de décentralisation et enracinés au cœur de chaque élu... On peut envisager plusieurs schémas de coopération au niveau régional. D'abord, comme le proposait le rapport Pingaud-Barreau, on peut imaginer que la plus grande bibliothèque municipale de la région devienne une bibliothèque nationale de région; auquel cas il faudrait lui donner les moyens d'assumer ce travail de coopération. Personnellement, et compte tenu du contexte politique, je crois que le succès de la coopération, pilotée à partir d'une seule commune, sera difficile à obtenir. En Rhône-Alpes où il n'y a pas d'unité historique et culturelle cela me paraît vraiment aléatoire. Peut-être est-ce possible pour certains éléments « institutionnalisés » comme le patrimoine. En tout état de cause, je crains qu'un tel réseau ne fonctionne que sur des bases limitées, celui des bibliothèques d'étude - bibliothèques universitaires et grandes municipales.

La formule dont je suis partisan, c'est celle d'une coopérative, un organisme en dehors de la sphère de compétence des collectivités locales et impliquant les professionnels. Notre projet d'agence en Rhône-Alpes, l'ACORD (Agence de coopération régionale pour la documentation), est limité dans un premier temps aux problèmes dont on ne peut faire l'économie, l'information bibliographique et l'accès au document.

Premiers pas

BBF. On en revient à la question de tout à l'heure, le contenu de la coopération. N'est-ce pas d'ailleurs la définition de ce contenu qui sera déterminante pour fixer la structure du réseau (des réseaux) de coopération ?

CG. Oui, bien sûr. A objectifs divers, réseaux divers. Nous n'avons pas un schéma monolithique et nous proposons des actions diversifiées dans le domaine de la coopération. Le bilan est encore limité mais il y a deux éléments qui sont en train de se mettre en place, l'automatisation et la formation continue. L'automatisation, ce n'est plus à découvrir, est le seul moyen d'aboutir à une coopération effective, un partage des tâches et des ressources. La région vient d'acquérir le logiciel OPSYS qui est un logiciel de gestion; 26 communes, d'obédience politique différente se sont déjà montré intéressées. Quatre prototypes se mettent en place à Valence, à Villeurbanne, à Meylan, à Thonon. La région par l'intermédiaire de l'Office du livre a acheté le droit d'usage du logiciel OPSYS; ce logiciel fonctionne déjà à Gagny. Il a fait ses preuves... et surtout il permet une description des documents multimédias qui respecte les normes et est doté d'un format d'échange Unimarc. D'ici fin 86 plus de 20 villes seront concernées par ce réseau. OPSYS permet avant tout de prendre en compte les problèmes de gestion - gestion du catalogue, des lecteurs, des prêts, des achats, des réservations-rappels-statistiques-qui sont des problèmes locaux. Ce logiciel pourra s'articuler sur la (les) future(s) base(s) de l'information bibliographique, clef de voûte de la coopération.

Au niveau formation continue, on vient de lancer un plan de formation où participent le Centre de formation des personnels communaux, la direction du Livre, la direction régionale des Affaires culturelles, l'Office du livre, l'AS-FODELP, la chambre de commerce de Lyon, l'ARSEC (Association régionale de service aux entreprises culturelles) et le FREP (Foyer régional d'éducation permanente) de Crolles (Isère). Le projet consiste à mobiliser sur une même opération (Plan formation inter-professionnel à l'intention de tous les partenaires du livre) tous les organismes concernés par la formation de professionnels du livre et de la lecture afin d'optimaliser les crédits, mais aussi de favoriser les liaisons des divers partenaires du livre. Là aussi, nous avons fait fi des discours incantatoires et nous sommes en train de réaliser une première expérience sur 5 stages destinés à toucher une centaine de professionnels sur la région... chemin faisant et après évaluation, nous passerons à 10 stages... et nous espérons que les groupes de travail qui réfléchissent sur la formation professionnelle déboucheront sur des projets ambitieux auxquels nous pourrons nous rattacher... pourquoi pas les IRELM (Instituts régionaux d'étude pour le livre et les médias) proposés dans le rapport Pingaud/Barreau.

Aujourd'hui, nous ne posons que des prémices; il faudra développer une action globale dans le domaine de la formation initiale et continue. C'est d'autant plus nécessaire que la formation est le seul moyen d'intégrer sans trop de déstabilisations les changements en cours. Sur Rhône-Alpes il existe d'énormes potentialités : il y a l'Ecole nationale supérieure de bibliothécaires à Villeurbanne, il y a deux universités, il y a la région, le Centre de formation des personnels communaux et toutes sortes d'organismes d'éducation populaire qui, d'une manière ou d'une autre, s'intéressent à la formation continue. Il faut élargir, décloisonner la formation : tant que celle-ci restera trop technique et corporatiste, c'est-à-dire tant qu'elle ne saura pas s'associer avec les universités, je. crains qu'on ne passe à côté d'un potentiel extrêmement riche en matière de formation. Actuellement, on assiste à une reproduction systématique de la profession en vase clos avec comme corollaire une ouverture insuffisante sur les problèmes culturels...

BBF. Y a-t-il d'autres projets ?

CG. Nous souhaitons développer une action de promotion du patrimoine. De promotion (information, documentation technique et surtout expositions et publicité) et non de gestion. Dernier volet, deux actions spécifiques sur la littérature enfantine et sur la documentation sonore et audio-visuelle, pour lesquelles nous souhaitons passer une convention avec le Centre national du livre pour enfants (Joie par les livres) et la Discothèque de France. Pourquoi ces choix ? tout simplement parce que Rhône-Alpes offre dans les deux cas un terrain plus riche, associations multiples, réseau des centres de documentation pédagogique extrêmement actifs sur la région. Quant à l'audiovisuel, on peut considérer que les bibliothèques de Rhône-Alpes ont joué un rôle pilote : c'est dans cette région qu'on trouve le plus grand nombre de discothèques, d'artothèques, de services vidéo, de collections de diapositives. Il s'agit bien réellement, désormais, de médiathèques et il faut prendre en compte cet élément là. Dans quelques années, avec la mise en service du réseau câblé, les bibliothèques seront les seuls centres de stockage et de diffusion des films nécessaires à l'alimentation des grilles; déjà les radios locales ont recours aux discothèques de prêt...

Une identité nouvelle

BBF. On a le sentiment que ce sont les bibliothèques municipales qui sont au premier chef intéressées par toutes ces évolutions. Qu'en est-il des autres établissements, BCP et bibliothèques du secteur privé ?

CG. Les BCP vont effectivement connaître un changement radical, une transformation de leur mode de fonctionnement, voire, très vite, une redéfinition. Un tel bouleversement ne peut qu'engendrer des inquiétudes, c'est tout à fait naturel. En fait, du moins sur Rhône-Alpes, les personnels des BCP apparaissent acquis à la décentralisation. Pour plusieurs raisons : d'abord les débuts de la décentralisation ont correspondu à un accroissement important des moyens qui ont doublé. En 1986, on aura doublé les effectifs des BCP par rapport à 1981. Parallèlement, passant sous la responsabilité du département, elles sont désormais reconnues : il faut savoir que, dans certains cas, les conseillers généraux ignoraient qu'il existait une BCP dans leur département. Maintenant ils sont bien obligés de le savoir puisqu'ils votent des crédits de fonctionnement... Dernier point important, on a réussi à faire passer l'information; en Rhône-Alpes on organise régulièrement, tous les deux ou trois mois, des réunions avec les responsables de BCP, soit sur des cycles de formation, soit sur des thèmes de réflexion.

Par ailleurs les BCP auront à s'insérer autrement dans le réseau de lecture publique. Il faut bien dire que lors de leur création, en 1945, les BCP ont démarré comme des services de préfiguration. Trente cinq ans après, elles étaient toujours des services de préfiguration à quelque chose... Elles vont devenir maintenant des services à part entière, devenir l'instrument de promotion de la lecture dans le département. Elles auront à organiser le développement et la coopération, en impulsant les petites bibliothèques municipales, les annexes, les relais implantés dans les collectivités. Leur champ d'intervention sera peut-être à redéfinir : de fait, le seuil de compétence des BCP est fixé aux communes de moins de 10 000 habitants.

La question se pose au moins autant en termes d'urbanisation que de démographie. Chaque département est en effet différent : en Ardèche, qui est un département rural sans grandes villes, le patron de la lecture publique c'est indéniablement la directrice de la BCP. Dans l'Isère, la situation est toute différente : une moitié de la population vit à la campagne, une autre moitié dans de grandes villes. Dans ce cas précis, il est nécessaire de délimiter les compétences : placer la frontière à 10 000 habitants est alors opportun. Peut-être faudrait-il encore la placer plus bas, parce qu'il y a moyen d'avoir une très bonne bibliothèque dans des villes de 8 à 12 000 habitants. On peut citer des exemples : le record des dépenses par habitant est tenu par une ville de 12 000 habitants, c'est Meylan, dans l'Isère, qui dépense pour sa bibliothèque 180 F par habitant; une ville comme La Ricamarie, dans la Loire (9 000 habitants) dépense 100 F par habitant, soit 5 fois plus que la moyenne nationale. Je crois qu'il y a toute une réflexion à mener sur ce problème, car la bibliothèque est plus une question de motivation des élus que de découpage géographique.

La greffe sur le tas

BBF. Et vis à vis du secteur privé ?

CG. On ne peut mener qu'une action incitative au coup par coup. Avec les comités d'établissements, cela démarre plutôt bien; on a deux exemples assez spectaculaires, l'un avec « Travail et culture » sur les entreprises locales : deux bibliobus desservent les entreprises de l'agglomération grenobloise et du département. La ville de Grenoble, le département et la région sont partie prenante dans l'opération qui a été financée par l'Etat à 50 %. On a implanté un service similaire à Givors, articulé cette fois sur la bibliothèque municipale. Evidemment ce sont deux cas particuliers, on n'intervient que s'il y a une demande; néanmoins, par le jeu des contrats et conventions passés avec les associations qui ont une bonne assise sur les comités d'établissement, on arrive à pénétrer ce milieu.

Là où la greffe lecture prend le moins, je regrette de le dire, c'est le milieu hospitalier... C'est difficile à expliquer : on distribue des moyens mais les résultats sont en tout état de cause limités. On rencontre des résistances, généralement occultées par un certain nombre de faux prétextes, tel le problème de l'hygiène qu'on nous oppose constamment. Dernier paradoxe : c'est dans les prisons qu'on pénètre le mieux ! Actuellement, avec la centrale de Lyon, on conduit un projet « illettrisme » extrêmement ambitieux et novateur. Dans l'ensemble, les rapports avec l'administration pénitentiaire se passent bien.

BBF. Et le secteur « non-bibliothèques » ?

CG. Il y a le triptyque classique : aide à la création, aide à l'édition, aide à la diffusion. Toutes ces actions sont du ressort de l'Office du livre qui travaille en cheville avec la direction du Livre et le centre national des Lettres et fait le lien sur la DRAC.

J'ai évoqué tout à l'heure la création de cet office; il y a une autre raison à sa création : il est difficile aux pouvoirs publics de « s'immiscer » dans les affaires commerciales d'organismes privés. Les créateurs sont des gens très chatouilleux sur leurs libertés et il est donc préférable de travailler de façon médiatisée. Il existe tout un dispositif: aide au premier manuscrit, création de bourses, subventions à l'édition. Au niveau local, l'Office du livre édite Actualités du livre Rhône-Alpes qui diffuse le maximum d'informations sur la région avec une bibliographie, et tous les trois mois une mise à jour. Il y a aussi un soutien promotionnel: l'édition locale de la région Rhône-Alpes est présente aux différentes foires et salons du livre en France ou à l'étranger. On a lancé tout un travail avec les librairies au niveau de l'automatisation - la région va acheter le logiciel de gestion des libraires appelé SYGAL (Système de gestion automatisé des librairies) et mis au point par la CGL (Coopérative grenobloise du livre), il fonctionne déjà à Valence et à Lyon dans 2 librairies - et cela fait partie des objectifs que nous nous assignons pour développer et moderniser la diffusion du livre dans la région.

Last but not least, l'Office du livre de Rhône-Alpes est en lui-même un instrument de confrontations et d'analyse pour l'ensemble des professionnels. Pour le livre, notre souci effectivement n'est pas tant de distribuer des subventions que de créer des outils qui permettront aux professionnels d'analyser leurs difficultés à coopérer et de résoudre leurs problèmes, à terme sans subventions.

BBF. Justement, on a dénoncé « la tentation de céder à la subventionnite » au moment même où les interventions en faveur du livre et de la lecture connaissaient un développement exponentiel. Doit-on parler de renversement dialectique ?

CG. Je ne sais pas si on peut parler de développement exponentiel : je connais bon nombre de professionnels qui continuent à dénoncer le malthusianisme des villes en matière de création d'emplois. L'évolution est indéniable : plus de 1 000 emplois ont été créés par l'ensemble des collectivités territoriales en trois ans; on a construit 180 000 m2 de bibliothèques municipales, on va achever d'équiper les départements en bibliothèques centrales de prêt; on a mis en place tout un arsenal de mesures d'aides et d'incitation aux communes, départements, collectivités. Dans tout ce mouvement, Rhône-Alpes a joué un rôle. Je ne donnerai qu'un exemple : au début de l'année, il y avait 227 emplois départementaux ; 52 d'entre eux avaient été créés sur la région. De 1981 à 1983 le volume des aides de l'Etat sur Rhône-Alpes a été multiplié par 6 en tenant compte de la création dans l'intervalle des trois nouvelles BCP. Malgré tout cela, si on compare la situation actuelle avec les normes, on se situe entre 40 % et 60 %, selon qu'on examine les emplois, les collections ou les locaux.

Ceci dit, le rattrapage ne doit pas générer le gaspillage : ce n'est pas parce qu'on a donné des subventions, sans se poser d'autres questions, qu'on a pu sauver des entreprises en difficulté; on ne peut protéger indéfiniment un secteur ni favoriser le développement d'une mentalité d'assisté. Il vaut mieux, dans une économie de marché, que les interlocuteurs du livre - privés ou publics, car le problème de fond est le même - puissent à terme fonctionner autrement qu'en étant protégés. Une impulsion est donnée, des projets sont proposés, des instruments d'information et d'analyse se mettent en place, mais c'est aux professionnels qu'il reviendra de renvoyer la balle !