De la ville à la région

Les bibliothèques municipales classées en question

Jean-Louis Rocher

Réflexions sur les perspectives ouvertes aux bibliothèques municipales classées dans le contexte de la décentralisation. S'appuyant sur l'acquis de la bibliothèque de Lyon, l'auteur assigne aux grandes bibliothèques municipales classées différents rôles au niveau de la recherche, la vulgarisation, l'action culturelle, la coopération. La prise en compte de ces rôles devrait impliquer une redéfinition du statut administratif de la bibliothèque

Here are some thoughts about the perspective opened out to municipal libraries within the decentralization system. After assessing the acquired experience of the library of Lyon, the author casts the large municipal libraries for various parts in research and in popularization as well as in cultural action and cooperation. This should imply an adaptation of the administrative situation of the library.

La redéfinition des missions des bibliothèques municipales classées est une question posée depuis plusieurs années. Elle a été évoquée dans le rapport Vandevoorde et soulevée lors de la réunion des directeurs des bibliothèques municipales classées en juin 1983. Les participants ont souligné l'importance des « fonctions extra-municipales » qu'elles assument en fait sinon en droit.

Cette situation est particulièrement sensible dans les grandes bibliothèques municipales classées, grandes par la taille du bâtiment, l'importance du fonds et des services, l'étendue du public et aussi l'importance de la ville dont elles dépendent. Dans les projets de la commission Pingaud-Barreau elles s'intitulent « bibliothèques nationales de région ». L'émergence de la région en tant que collectivité territoriale, dotée de compétences nouvelles, modifie le contexte administratif dans lequel doit s'insérer la grande bibliothèque municipale classée. Parmi les missions que se voit reconnaître la région, figure celle du développement culturel et scientifique. Une grande bibliothèque municipale classée y a naturellement sa place. Comment la définir et la faire reconnaître par les responsables régionaux ?

C'est pour répondre à cette question, qui se pose à la bibliothèque municipale de Lyon, que je propose ces quelques réflexions qui prolongent les débats de l'an dernier. J'essaye de préciser ce que représente le potentiel documentaire de la bibliothèque municipale pour la région, quelles activités concourent au développement culturel et scientifique de la région et de quels moyens la bibliothèque municipale doit disposer pour ce faire.

Le potentiel documentaire

L'expression de « potentiel documentaire » doit être entendue comme recouvrant celle du patrimoine documentaire, au sens le plus large du terme, c'est-à-dire incluant à la fois la notion de transmission liée au patrimoine, de masse et aussi de possibilités. Il faut aussi rappeler que le potentiel documentaire comprend aussi bien les nouveaux supports d'information que les livres.

Les fonds anciens, rares ou précieux ainsi que le dépôt légal ont fait l'objet du « rapport Desgraves » : c'est une mise au point complète de la question 1. Je n'y reviendrai donc pas, sinon pour rappeler qu'il s'agit d'un patrimoine national autant que régional.

Les fonds modernes et particulièrement les acquisitions actuelles de la section étude tiennent une place importante par rapport à une politique nationale et régionale. L'importance de ces acquisitions s'est accrue en même temps que le public et la demande du public. Cet accroissement est à la fois numérique pour les domaines traditionnels des Lettres et Sciences humaines et diversifié par l'extension des domaines recouverts : c'est ainsi qu'à Lyon les achats de la section étude en 1983 ont représenté environ 12 000 titres dont près de 2 000 pour le domaine scientifique et technique.

En 1984, le budget livres affecté à la section étude s'élève à 1 600 000 F. On notera aussi que la bibliothèque achète la plus grande part de l'édition française 2. On peut regretter qu'une grande bibliothèque municipale, dans une ville de taille européenne, ne développe pas l'achat de livres étrangers. Il ne s'agit pas seulement d'une question financière, mais du temps passé au choix des acquisitions.

Cette question débouche sur le problème d'une coopération avec les bibliothèques universitaires tant pour le choix des acquisitions que pour la répartition et la planification des achats. Cette planification pourrait se faire sur un plan régional, tout en tenant compte d'une planification nationale, notamment pour des fonds très spécialisés. Le but de cette coopération est d'assurer à la région un potentiel documentaire maximum, dont la bibliothèque municipale a déjà une grande part.

La documentation régionale est un élément particulier du potentiel documentaire d'une grande bibliothèque municipale classée étroitement lié à la région. D'abord envisagée sous l'angle bibliograpique 3, elle est devenue à Lyon un département spécialisé de la bibliothèque, prenant sa place à côté d'autres organismes régionaux. Les journées de l'AENSB de 1979 ont permis de connaître les expériences des bibliothèques municipales de Lyon, Caen, Toulouse et de la BNU de Strasbourg 4.

Le développement de cette activité est favorisé par le rôle dévolu à la bibliothèque municipale classée dans le dépôt légal d'imprimeur de la région. Il s'agit là aussi de l'extension d'une activité d'abord limitée à l'histoire locale: elle s'est étendue dans l'espace, à la région, dans le temps, puisqu'elle s'efforce de collecter le maximum de documents contemporains et dans les centres d'intérêt, puisqu'elle sort largement du cadre historique pour embrasser toutes les activités de la région. Elle joue le rôle d'une encyclopédie régionale vivante, constamment mise à jour, par rapport à des bases ou des banques de données plus pointues. C'est un point de départ et d'orientation pour tous ceux qui travaillent sur la région : scolaires et journalistes aussi bien que chercheurs. Par rapport aux organismes plus spécialisés, centrés sur l'information immédiate ou du moins très récente, elle assure, grâce au traitement et à la conservation des documents un rôle de réserve d'information dans le temps, que n'assument pas les autres organismes.

La coopération avec de nombreux autres organismes est à la fois liée à un travail de collecte de documents spécifiques auprès d'organismes publics et privés et à la nécessité de connaître les autres organismes possédant des informations régionales. Les liens ainsi établis avec des organismes aussi divers que les services techniques de l'équipement, l'observatoire économique, les bureaux d'étude privés ou les sociétés d'aménagement, les instituts universitaires, les laboratoires du CNRS ou les sociétés savantes font participer la bibliothèque à la vie aussi bien économique que culturelle de la région.

Pour une phonothèque régionale : si la documentation régionale réunit le maximum de documents sous le maximum de formes, certains problèmes sont encore posés comme celui d'une phonothèque régionale. En réalité le problème est double : il s'agit d'une part de collecter les enregistrements faits dans la région et ceux intéressant la région; il s'agit d'autre part de constituer une collection d'enregistrements destinée au secteur musical ou littéraire de la section d'étude qui puisse jouer là aussi le rôle de réserve régionale, comme pour les livres. On peut penser que la constitution d'une telle phonothèque régionale pourrait être un des projets régionaux destinés à compléter le potentiel documentaire que représente la grande bibliothèque municipale classée sur le plan régional.

LA BMC dans le développement culturel et scientifique de la région

La place que tient ou peut tenir la grande bibliothèque municipale dans le développement culturel et scientifique de la région ne tient pas seulement à l'importance de son patrimoine et de ses ressources documentaires, mais aussi à la manière dont elle les utilise et les développe en fonction des besoins de la région.

Dans cette perspective on pourrait examiner plus particulièrement trois de ses fonctions : la fonction de recherche qui s'adresse à un public restreint et souvent spécialisé; d'autre part l'action culturelle, expression commode pour englober des actions diverses s'adressant à tous les publics; enfin, la fonction technique qu'elle doit assumer en direction des autres professionnels de la région.

Etude et recherche

La fonction d'étude et de recherche remplie par une grande bibliothèque municipale classée s'apparente à celle d'une bibliothèque universitaire en ce qui concerne son fonds général; s'y ajoutent des activités spécifiques liées aux fonds particuliers, comme le fonds ancien ou le fonds régional.

Cette fonction s'applique notamment :
- à la connaissance et à la mise en exploitation pour les chercheurs des fonds de la bibliothèque ; elle aboutit à des instruments de travail plus élaborés que les fiches signalétiques ordinaires (que ce soit des catalogues de fonds particuliers, des bibliographies, des publications sur les fonds);
- à l'aide apportée aux chercheurs individuels qui associe, même momentanément, le bibliothécaire à la recherche entreprise ;
- à la participation à des recherches entreprises par des organismes régionaux ou nationaux sur les fonds de la bibliothèque;
- à la conception et la réalisation d'expositions propres à la bibliothèque, qui peuvent faire l'objet de catalogues, utiles à la recherche ;
- au pôle de recherche sur le livre, les médias et la communication que peut constituer la bibliothèque.

Cette fonction implique l'établissement de liens avec les différents organismes de la région : ce ne sont pas seulement les grandes institutions officielles comme le CNRS ou l'Université, mais aussi des associations qui groupent des chercheurs occasionnels ou amateurs. Cette collaboration peut se traduire notamment par la préparation d'expositions régionales. C'est ainsi que l'exposition « Mémoire vivante : dires et savoirs populaires » fut le fruit d'une collaboration entre le CNRS et la bibliothèque. De même une exposition sur le patrimoine régional a associé la bibliothèque aux autres « conservateurs » du patrimoine régional, aux chercheurs de l'Institut d'histoire médiévale, à des associations de bénévoles (groupes archéologiques locaux, Maisons paysannes du Rhône).

Les liens avec les universités paraissent les plus évidents, compte tenu du public universitaire des bibliothèques municipales. Ils peuvent être développés par l'organisation en commun de colloques comme celui, récent, consacré à l'« Université et le devenir du livre ».

Les expositions pourraient être aussi l'occasion de colloques : en voyant l'intérêt suscité par l'exposition commémorant le 150e anniversaire de la révolte des canuts lyonnais en 1831-1834, nous avons pensé qu'elle aurait pu être accompagnée d'un colloque sur l'histoire du mouvement ouvrier au XIXe siècle.

Enfin, la bibliothèque est un lieu de rencontre pour les chercheurs : c'est ainsi qu'à Lyon elle a pu favoriser la naissance d'une association des anthropologues de la région Rhône-Alpes qui y a son siège.

Ainsi donc l'intérêt de la fonction de recherche dans une bibliothèque municipale classée est non seulement l'apport qu'elle peut faire aux chercheurs grâce à son potentiel documentaire, mais aussi l'établissement d'une coopération entre chercheurs autant qu'entre chercheurs et bibliothèque.

Action culturelle

L'action culturelle, qui s'adresse à tous les publics, s'est développée dans les bibliothèques municipales sous des formes diverses. On s'attachera ici à celles qui paraissent devoir être plus particulièrement développées dans une perspective plus large que la perspective municipale : ce sont celles qui sont liées au patrimoine de la bibliothèque et à la culture régionale ainsi qu'à la fonction de recherche; à l'émergence de nouveaux besoins, plus particulièrement le développement de la culture économique, scientifique et technique. L'aide à la création littéraire, pratiquée par un grand nombre de bibliothèque n'a pas été citée; on rappellera seulement que sur le plan régional, elle consiste d'abord à faire connaître les œuvres des écrivains habitant dans la région et à favoriser leur rencontre avec le public. Une grande bibliothèque municipale est une bonne « caisse de résonance ».

L'action liée au patrimoine et à la recherche

Cette action existe depuis longtemps sous la forme d'expositions, notamment de celles qui font voir les « trésors » de la bibliothèque, surtout ceux du fonds ancien : la démarche est donc là de mettre en valeur une partie du fonds de la bibliothèque en tant qu'élément remarquable d'un patrimoine national. Mais souvent maintenant le patrimoine conservé à la bibliothèque est un élément dans un ensemble groupé autour d'un thème : l'exposition itinérante récente de la Bible a vu chaque bibliothèque apporter un élément propre au « tronc commun ». Plus fréquemment la bibliothèque présente des expositions sur des sujets régionaux où elle bénéficie des apports extérieurs autant que de l'utilisation de ses propres documents : des expositions comme « Aspects de carnaval », « Maisons du Vivarais », « Mémoire vivante », « Chemins de fer de Lyon et de la région » ont attiré le regard d'un public très divers sur des réalités régionales toutes proches et parfois mal connues. Elles permettent notamment de lui faire connaître des traditions vivantes et proches, de développer la connaissance de la culture régionale.

La documentation régionale joue un rôle particulièrement actif dans cette action culturelle grâce notamment aux liens établis avec les organismes officiels, organisations et associations diverses qui sont associés à ces manifestations.

La bibliothèque joue souvent le rôle de relais entre les chercheurs et le grand public. En reprenant l'exemple de la collaboration entre la bibliothèque et le CNRS pour l'exposition « Mémoire vivante : dires et savoirs populaires », elle fit connaître très largement les résultats de cinq années de recherches poursuivies en Rhône-Alpes autour du thème « Archives vivantes et ethnotextes ». L'exposition a permis d'illustrer ces ethnotextes par l'image sur les différents thèmes d'enquête (coutumes de mariage en Forez, médecine populaire en Bugey...).

L'exposition sur le patrimoine régional, dont la préparation a réuni conservateurs et associations, a eu un très large impact auprès du public. De la même manière, on peut citer l'exemple d'une école qui a ensuite fait réaliser par des enfants des enquêtes « comparables » et une exposition (à laquelle la bibliothèque a été invitée). On pourrait donner d'autres exemples, tirés d'expériences récentes, de travail avec des architectes et des urbanistes (« Maisons du Vivarais »), des historiens de l'art et de l'urbanisme (études de quartier), des historiens de l'époque moderne (« La révolte des canuts de 1831-1834 ») où la bibliothèque a été l'intermédiaire entre la recherche et le grand public.

Ici l'action culturelle consiste donc à faire passer les résultats de recherches spécialisées vers le grand public, à les traduire en un langage, une présentation très compréhensibles. Ce travail de vulgarisation paraît tout à fait possible dans les domaines dont les bibliothécaires se sentent proches, ceux des « sciences humaines ». Qu'en est-il en d'autres domaines ?

Le développement de la culture scientifique et technique

L'action culturelle est appelée à se développer en tenant compte de l'émergence de nouveaux besoins, notamment dans les domaines scientifiques et techniques.

La région leur manifeste déjà un intérêt évident, intérêt lié au souci du développement industriel s'appuyant sur la faculté d'innovation et l'augmentation générale des connaissances scientifiques et techniques de la population et de son intérêt pour ce domaine.

Le Conseil régional de la région Rhône-Alpes a organisé les 27-28 avril 1984 un colloque : « Culture scientifique et technique : pour une politique régionale ».

Dans le domaine scientifique et technique, les bibliothécaires se sentent moins à l'aise pour organiser une action que pour aider à l'organiser. En 1973 le CNRS a organisé en France une grande manifestation « Image de la recherche » qui, dans chaque lieu d'exposition, associait les instituts ou laboratoires de la région au Centre national. A Lyon cette exposition s'est tenue à la bibliothèque qui a eu en deux semaines 40 000 visiteurs. A partir de cette expérience, nous avons essayé de présenter presque chaque année une exposition scientifique, en nous associant aux chercheurs de la région et au Palais de la Découverte : il faut en effet une animation permanente.

Le deuxième centenaire de la naissance d'Ampère donna lieu en 1975 à une exposition sur Ampère et les sciences autour de 1800, organisée avec le Musée Ampère (près de Lyon), l'EDF et le Palais de la Découverte. En 1978 l'exposition « Le ciel et les hommes » fut réalisée avec Albert Ducrocq, l'Observatoire lyonnais de Saint-Genis-Laval et la Société astronomique de Lyon.

A la fin de cette année 1984, une exposition sur la radioactivité artificielle est organisée avec le Palais de la Découverte et l'Institut de physique nucléaire de Lyon qui présentera ses activités et animera l'exposition.

Un autre genre d'exposition montre l'application de nouvelles techniques à la vie quotidienne : telle « Vivre avec l'informatique » organisée cette année avec différents organismes (Télécommunications, Télévision, INSEE,...) qui a intéressé un public nombreux et divers.

Dans ces domaines, la bibliothèque joue le rôle de point de rencontre entre chercheurs ou techniciens et public. Elle fait aussi évoluer l'image traditionnelle d'une institution réservée aux « littéraires ». Enfin, cette action accompagne le développement des acquisitions dans le domaine scientifique (auquel est affecté à part entière un conservateur).

De manière plus générale, la place des sciences et techniques dans nos bibliothèques municipales est à revoir; le projet de la médiathèque de La Villette nous offre une première base de réflexions 5. Son but est de fournir à un public comprenant d'une part des chercheurs, d'autre part « le grand public », un très vaste choix de documents sur les sciences et les techniques qui sera une référence ou une réserve à l'échelon national. Ne peut-on concevoir qu'à l'échelon régional ne soit fait un effort analogue, dans des proportions plus modestes et qu'une grande bibliothèque municipale ne se voit confier le soin de constituer un tel fonds ?

L'utilisation de ce fonds par le public de nos bibliothèques suppose que les lecteurs trouvent dans le personnel des interlocuteurs possédant la culture de base (il ne s'agit pas de formation spécialisée) les rendànt aptes au dialogue en ce domaine. Ou bien on fera appel à du personnel extérieur, ou bien on développera la formation du personnel des bibliothèques en ce sens. Je serais plutôt partisan de cette seconde solution, après avoir remarqué un certain nombre de demandes du personnel pour les stages sur la littérature scientifique et technique, organisés par le C F P C. L'utilisation de ce fonds serait également commune aux écomusées, centres de culture scientifique et technique, musées des sciences et techniques de la région. La collaboration avec ces organismes qui ont le souci de conserver « des témoins mobiliers et immobiliers de toute nature », mais aussi celui « d'une liaison avec la vie contemporaine et l'innovation de demain » doit permettre, entre autres, de réfléchir aux problèmes de vulgarisation ou, si l'on préfère, de concevoir une politique de communication pour le domaine de la culture scientifique et technique.

Cette préoccupation rejoint une politique nationale 6, les efforts de la Mission interministérielle de l'information scientifique et technique (MIDIST) ou ceux d'organisation comme le Centre de recherche sur la culture technique 7, qui édite la revue Culture technique.

Pour résumer mon point de vue sur le rôle de la bibliothèque dans le développement de la culture scientifique et technique, je m'attacherai à trois points :
- rôle d'intermédiaire, lieu de rencontres entre chercheurs et public;
- importance accordée à la constitution d'un fonds scientifique et technique;
- étroite coopération avec les écomusées et centres de culture scientifique et technique.

Cela suppose un effort du personnel des bibliothèques, à tous les niveaux, pour s'intéresser à ce domaine et le promouvoir.

Pour conclure sur l'action culturelle d'une grande bibliothèque municipale classée, on peut la caractériser par le rôle de relais qu'elle assure entre chercheurs et grand public, par une participation des divers acteurs scientifiques et culturels de la région à ses actions, par la prise en charge d'actions nouvelles répondant aux besoins de la région.

Fonction technique

Le but de la fonction technique est d'assurer la qualité des services rendus et de permettre l'évolution nécessaire des bibliothèques. La fonction technique des grandes bibliothèques municipales classées sera d'autant plus importante que le projet de créer des centres techniques régionaux pour les bibliothèques a dû être abandonné pour des raisons financières. Or, pour gérer un patrimoine documentaire important et varié, pour accueillir un public très divers, pour organiser et faire fonctionner des services spécialisés, les grandes bibliothèques municipales classées ont dû développer leur technicité. Elle pourra être mise à profit pour la région en trois domaines :
- la conservation, le traitement et la mise en valeur du patrimoine;
- l'élaboration d'un réseau régional, basé sur une banque de données et le prêt interbibliothèques ;
- l'amélioration des techniques et la formation professionnelle.

Le patrimoine ancien des petites bibliothèques pose des problèmes d'inventaire et de conservation. Il a été déjà fait appel à des conservateurs des grandes bibliothèques municipales classées pour l'inventaire (par exemple en Rhône-Alpes pour celui des incunables) et pour la reproduction de certaines catégories de documents (comme le microfilmage des manuscrits). Dans certains cas, les ateliers des bibliothèques municipales classées peuvent aussi servir à leur restauration. La mise en valeur du patrimoine peut se faire soit par l'aide à l'organisation d'expositions, soit par le prêt d'expositions préparées par la bibliothèque municipale.

La mise sur pied d'un réseau régional permettant l'exploitation d'un maximum de documents par un maximum de bibliothèques est une lourde entreprise. Elle suppose la création d'une banque de données régionale recensant les documents sinon de toutes les bibliothèques du moins des plus importantes et la diffusion des documents ainsi recensés aux lecteurs intéressés. L'emploi de l'informatique suppose rigueur et précision. Cette entreprise nécessite une mise au point très précise des normes retenues pour la banque de données, un lourd travail d'entrée de ces données qui reposera principalement sur les grandes bibliothèques de la région. Ce seront elles aussi, qui seront sollicitées pour le prêt des documents ainsi recensés et localisés. La grande bibliothèque municipale classée sera donc au moins l'un des piliers du réseau régional; dans certains cas, elle pourra en être le pivot si elle est chargée de cette banque régionale ou si elle assume les fonctions de centre de prêt régional 8.

L'amélioration des techniques est une préoccupation constante des grandes bibliothèques municipales qui ont le personnel compétent pour suivre les études techniques générales, les expérimenter sur le terrain et en tirer les leçons. Les bibliothèques municipales classées participent souvent aux travaux de commissions nationales, parfois internationales, qui étudient et font évoluer les techniques bibliothéconomiques. Tout projet de construction ou d'aménagement donne lieu à une expérimentation nouvelle, même mineure. L'apparition de nouvelles technologies ou de nouveaux besoins entraîne la bibliothèque municipale classée à des études « prospectives », à la réorganisation de services existants, à l'expérimentation de nouvelles actions. La grande bibliothèque municipale classée est donc à la fois un laboratoire et une réserve d'expériences mis à la disposition des autres bibliothèques de la région.

La formation professionnelle est le corollaire de cette étude et de la mise en pratique des techniques professionnelles. Elle s'exerce le plus souvent dans le cadre de la préparation aux examens et concours professionnels, mais aussi dans celui de la formation permanente. Elle est appelée à s'ouvrir aux autres professions du livre que ce soit pour bénéficier de leur expérience ou pour leur apporter celle des bibliothèques. La fonction technique apparaît comme celle où la grande bibliothèque municipale classée doit jouer un rôle moteur dans l'évolution professionnelle et dans la coopération entre les bibliothèques. Elle peut le jouer aussi dans la coopération avec les métiers du livre, notamment ceux touchant aux techniques du livre et aux arts graphiques : ce peut être dans le domaine de la formation professionnelle, ce peut être aussi sous la forme de lieu de rencontres, de carrefour, par exemple à l'occasion d'une présentation annuelle des ouvrages édités dans la région.

Le rôle de la grande bibliothèque municipale classée dans le développement culturel et scientifique de la région pourrait se caractériser en quelques lignes comme :
- support de la recherche par son potentiel documentaire et lieu de rencontres entre chercheurs;
- support du transfert des connaissances scientifiques du monde des chercheurs vers le grand public;
- acteur du changement culturel par le soutien à de nouvelles formes de culture, notamment par l'intégration de la culture scientifique et technique;
- moteur de coopération entre bibliothèques (et professionnels) de la région et avec les organisations ou établissements nationaux.

Ce rôle serait plus évident si la bibliothèque publiait une revue; non seulement celle-ci ferait connaître ses ressources et ses activités, mais elle serait un outil de collaboration et d'échanges avec ses partenaires : chercheurs, professionnels, collectivités publiques... et public.

Bibliothèque Municipale ou Bibliothèque Nnationale de Région ?

Comment une bibliothèque municipale en est-elle venue à assumer un rôle régional ? Avec quels moyens ? Avec quelles perspectives ?

L'évolution des grandes bibliothèques municipales classées a suivi, semble-t-il, l'évolution des villes-métropoles auxquelles elles appartiennent. De plus, l'importance croissante accordée au développement éducatif et culturel leur a souvent apporté des moyens plus importants. Parmi les facteurs qui ont favorisé cette évolution, on peut noter :
- le développement des agglomérations urbaines, qu'elles aient ou non le statut de communauté urbaine, utilisatrices des « équipements lourds » de la ville-centre ;
- l'installation dans les villes-métropoles d'administrations d'Etat à vocation régionale, surtout depuis la création des établissements publics régionaux en 1972;
- la décentralisation d'entreprises du secteur privé dans les grandes villes;
- le développement des univer- sités et des autres établissements d'enseignement supérieur à vocation régionale ou nationale dans les grandes villes, accroissant très sensiblement le public qui fréquente la bibliothèque municipale.

Le rôle joué par la grande bibliothèque municipale classée est celui d'un équipement lourd favorisant le développement du rôle métropolitain de la grande ville, sollicitée à son tour de développer ses équipements en faveur d'un public universitaire ou de niveau universitaire et dans un esprit d'ouverture vers la région et vers l'étranger. Les moyens qui caractérisent cet équipement lourd sont essentiellement :
- le bâtiment qui permet de loger des collections importantes, d'offrir au public d'importantes surfaces pour la lecture ou les expositions, de développer des services techniques;
- l'équipement, qu'il facilite aux lecteurs l'utilisation de la bibliothèque ou qu'il permette d'installer des ateliers spécialisés;
- le personnel qualifié assez nombreux pour pouvoir être spécialisé dans des tâches qu'il maîtrise bien;
- les crédits d'achats qui permettent de mener une politique d'acquisitions faisant entrer à la bibliothèque au moins l'essentiel de la production française.

Dans un certain nombre de villes, ces moyens ont été augmentés et la construction de nouvelles bibliothèques centrales a été l'occasion d'implanter ou de développer des fonctions utiles à la fois à la ville et à la région. Si on prend le cas de Lyon, non comme un modèle, mais comme un exemple, on constate que la surface totale du bâtiment est passée de 8 000 m2 à 27 000 m2; la capacité de stockage de 400 000 volumes à 1 million et demi; celle d'accueil du public de 200 à 800 places environ; celle des services de 500 m2 à environ 1 200 m2. Cet accroissement des surfaces a permis non seulement de développer le potentiel documentaire stocké à la bibliothèque, mais de créer un atelier de photographie et un atelier d'imprimerie, de créer une salle et un service de documentation régionale, de réorganiser l'ensemble des services du public avec un personnel qualifié.

Le personnel dont le total était de 96 personnes est passé à 274, dont 88 spécifiquement à la section étude (et 50 aux services communs à la lecture publique et à la section étude). Les « professionnels » (conservateurs et sous-bibliothécaires) sont passés de 16 à 95, dont 36 pour la section étude 9. Les dépenses de fonctionnement sont passées de 3 130 000 F 1971 à 30 800 000 en francs 1982. Sur ces 30 800 000, la section étude, sans les services communs, représentait une dépense voisine de 10 000 000 (personnel, acquisitions, reliure) 10.

Le passage à la vitesse supérieure s'est fait à Lyon en 1972 et au cours des années suivantes dans un contexte de croissance. Le changement de ce contexte, le rétrécissement de la population dans les grandes villes ont fait apparaître plus nettement le décalage entre les fonctions remplies par cet équipement lourd et son support administratif, la commune. D'autre part la mise en place de la décentralisation, l'accroissement des responsabilités régionales ont favorisé l'idée de bibliothèque intermédiaire entre la Bibliothèque nationale et les bibliothèques communales, idée représentée par l'expression de bibliothèque nationale de région qui pourrait convenir aux fonctions assumées par les grandes bibliothèques municipales classées.

Quelle perspective peut être celle d'une bibliothèque nationale de région du point de vue de ses moyens, de son statut ? La question a été posée au cours de la réunion du mois de juin 1983.

Sur un plan théorique on peut imaginer la transformation des grandes bibliothèques municipales classées en établissements publics, dotés d'un conseil d'administration comprenant des représentants des différentes collectivités concernées : Etat, région, département, commune. Cela suppose l'abandon par la commune de son patrimoine et un développement de l'intérêt porté par la région à la bibliothèque municipale classée assez fort pour assumer une charge lourde.

Personnellement, je suis partisan de la formule contractuelle, c'est-à-dire la conclusion de conventions entre la commune et les différents partenaires précisant les services attendus de la bibliothèque et les moyens accordés pour ce faire.

De la part de l'Etat, la commune peut attendre :
- un niveau minimum de personnel scientifique : la base de 13 % de l'ensemble du personnel de la bibliothèque (lecture publique comprise), préconisée par le rapport Vandevoorde devrait être la norme;
- la prise en charge totale du dépôt légal d'imprimeur;
- l'aide aux acquisitions, la bibliothèque étant considérée comme l'un des éléments d'une planification des ressources documentaires, réparties sur l'ensemble du territoire national;
- les aides ponctuelles soit pour des opérations de conservation, soit pour des publications d'intérêt général, soit pour des contrats de recherche, etc.

De la part de la Région :
- la prise en charge totale ou partielle de services spécifiquement régionaux, comme la documentation régionale;
- l'aide aux acquisitions, à charge pour la bibliothèque de les rendre utilisables par les différents partenaires de la région;
- l'aide aux services dont le travail est exploité par les autres bibliothèques ou institutions de la région (notamment le catalogage, les ateliers...);
- d'une manière plus générale l'aide au fonctionnement de la section étude, la plus utilisée par le public universitaire qui déborde beaucoup le cadre local;

- l'aide à l'action culturelle et aux publications d'intérêt régional;
- des contrats de recherche.

Ces suggestions ne sont qu'un point de départ pour une réflexion plus large sur les rapports à établir avec les différentes collectivités territoriales : dans quelle mesure la grande bibliothèque municipale classée sera-t-elle intégrée dans la planification régionale, à côté des bibliothèques centrales de prêt, devenues responsables de la lecture publique dans les départements ? Les collectivités territoriales, région et départements, seront-elles représentées dans une commission de la bibliothèque municipale élargie ?

Si la démarche administrative demeure incertaine, il semble néanmoins clair que la grande bibliothèque municipale classée devra, comme sa municipalité, établir des rapports nouveaux avec les autres collectivités territoriales, qu'elle reçoive ou non l'appellation de bibliothèque nationale de région.

En abordant le sujet de cet article, je suis parti de l'idée qu'avant d'entamer des discussions avec les partenaires locaux ou nationaux, il était utile de préciser ce qui pouvait leur être proposé : d'où un effort de mise à jour, de clarification de ce qui était déjà fait et pouvait être développé, de ce qu'il serait utile de créer si les moyens en étaient donnés.

Ce texte rappelle un certain nombre d'éléments qui ont figuré dans des discussions précédentes : comme celle du patrimoine documentaire et du potentiel représenté par nos acquisitions actuelles, l'association de la bibliothèque à la fonction de recherche, son importance comme intermédiaire entre la recherche et le grand public, le rôle qu'elle peut jouer dans le développement de la culture scientifique et technique comme dans la modernisation et l'extension des services rendus par les bibliothèques. Il a aussi commencé à poser le problème des moyens.

La suite que je souhaiterais lui voir donner serait : les réflexions de mes collègues sur d'autres actions à développer et sur les moyens et les modalités qu'ils envisagent.

  1. (retour)↑  Voir : Bull. Bibl. France, t. 27, n° 12, 1982, p. 657-688.
  2. (retour)↑  S'ajoutent en effet aux chiffres donnés les titres ne figurant qu'en lecture publique (soit environ 3 000 à 3 500 titres par an); après leur utilisation dans les services de prêt, au moins un exemplaire est gardé pour la conservation. Ne sont pas non plus compris dans les chiffres les livres d'enfants.
  3. (retour)↑  Cf. ROCHER Jean-Louis. Bibliographie et documentation régionale. In : Bull. Bibl. France, n° 11, 1958, p. 783-792. Cet article ne tenait pas compte des possibilités ouvertes depuis par l'informatique.
  4. (retour)↑  Cf. Association de l'Ecole nationale supérieure de bibliothécaires. Journées d'études... 1977... 1978... 1979... Villeurbanne, Presses de l'ENSB, 1979, p. 407-456.
  5. (retour)↑  Cf. REINER François. La Médiathèque (du Musée national des sciences, des techniques et des industries de La Villette). Rapport... décembre 1983. - Paris, Parc de La Villette, s.d. (Les Etudes du Musée national des sciences, des techniques et des industries, n° 7).
  6. (retour)↑  Cf. Le dialogue recherche-industrie. Paris, La Documentation française, 1er juin 1984 (Problèmes politiques et sociaux, n° 489).
  7. (retour)↑  Adresse : Centre de recherche sur la culture technique, 69 bis rue Charles-Laffite, 92200 Neuilly-sur-Seine. Tél. : 747.95.27.
  8. (retour)↑  Ces fonctions pourraient aussi être assurées par une bibliothèque régionale spécialisée qui disposerait de collections destinées au prêt interbibliothèques et qui serait en rapport avec les autres bibliothèques régionales de prêt, ce réseau remplaçant le projet de Centre national de prêt.
  9. (retour)↑  Pendant que la Ville créait 63 postes de sous-bibliothécaires faisant passer l'effectif de 7 à 70, l'Etat créait 5 postes de conservateurs faisant passer l'effectif de 9 à 14. L'encadrement scientifique est tombé à environ 5 % de l'effectif.
  10. (retour)↑  En 1984 les seules dépenses d'acquisitions de la section étude représentent environ 2 millions.