La science de l'information : aspects structurels et institutionnels d'une nouvelle interdiscipline

Yves Le Coadic

La présentation d'une discipline scientifique, quelle qu'elle soit, est toujours précédée d'un historique du développement de ses champs de recherche, relié aux conditions sociales de leur production : c'est-à-dire d'une histoire et d'une sociologie de la discipline en question 1. Il ne sera traité ici ni de l'histoire de la science de l'information, ni de la sociologie, ni de son développement; pas plus que ne sera évoquée l'épistémologie de cette même science, étape ultérieure de l'étude de toute discipline. Ne seront décrits que les contenus cognitifs actuels de la science de l'information tels que je les perçois et les thèmes actuels de la recherche dans cette discipline, non sans l'avoir définie au préalable.

Qu'est-ce que la science de l'information ?

C'est la science qui étudie la communication de l'information.

Elle est science, donc connaissance objective, qui établit entre les phénomènes des rapports universels et nécessaires autorisant la prévision des résultats (effets), dont on est capable de maîtriser expérimentalement la cause ou de la dégager pour l'observation 2.

Elle étudie la communication, c'est-à-dire les processus sociaux qui permettent la distribution de l'information, c'est-à-dire les contenus traités ou non-traités.

Les processus sociaux de communication se divisent en deux groupes : la communication écrite (prise au sens large) et la communication orale. Si on considère les contenus, on distingue deux types principaux :
- l'information scientifique et technique produite par et pour les sciences et techniques, c'est-à-dire l'ensemble des disciplines, des plus « exactes » aux plus « humaines », en passant par les « naturelles » et les « sociales »;
- l'information en général, non-scientifique et non-technique au sens où nous définissons cette dernière ci-dessus.

De ce fait, la communication scientifique est différenciée de ce qu'on appelle la communication sociale. La présentation qui va suivre ne prendra en compte que le premier de ces champs de recherche : la communication de l'information scientifique et technique.

Les contenus cognitifs actuels de la science de l'information

Les problèmes que la science de l'information aborde, transgressent, comme nous allons le voir, les frontières historiques des mono-disciplines traditionnelles. En effet, aussitôt que vous vous préoccupez d'éclairer des problèmes sociaux concrets, et le problème de la communication de l'information en est un, aussitôt que vous vous penchez sur l'homme social (ici le scientifique, la « communauté » scientifique), l'appel à plusieurs disciplines semble aller de soi. Cette collaboration s'appelle l'interdisciplinarité. Et la science de l'information est une de ces nouvelles interdisciplines, un de ces nouveaux chantiers de connaissance qui voit collaborer entre elles les disciplines (psychologie, linguistique, sociologie, informatique, mathématique, logique, statistique, économie, droit, philosophie et avec elles les différentes sciences et technologies) pour décrire et analyser les processus de communication des informations, pour étudier la nature et la genèse de ces informations et concevoir les systèmes qui permettent leur diffusion.

Une discipline, c'est méthodes et techniques, arsenal conceptuel et élaboration d'un discours adapté à traduire ses conquêtes. Plus encore, c'est un point de vue privilégié sur une large fraction du monde et, par là, elle se révèle très souvent impérialiste vis-à-vis d'autres disciplines concurrentes. A ces batailles dans le champ des savoirs, s'ajoutent d'autres batailles dans le champ des pouvoirs qui ne font qu'accentuer les cassures. D'où les frontières. Il en fut ainsi, hier, de la physique; il en est aujourd'hui de la biologie, qui vise la primauté de l'étude de tous les systèmes vivants, y compris ceux où participe l'homme (écologie) 3.

L'interdisciplinarité, quant à elle, se traduit par une collaboration entre disciplines diverses (ou entre des secteurs hétérogènes d'une même science) conduisant à des interactions, c'est-à-dire à une certaine réciprocité dans les échanges, telle qu'il y ait au total enrichissement mutuel. La forme la plus simple de liaison est l'isomorphisme, l'analogie. Résultant de la collaboration de plusieurs disciplines, la science de l'information est un exemple d'interdiscipline (cf. carte de la science de l'information) .

Quels sont, dans sa partie communication scientifique, les thèmes actuels de la recherche en science de l'information ?

Si nous considérons ces premiers faits liés aux bibliothèques (le germe), les premières lois sont les lois et analyses bibliométriques (loi de Zipf, loi de Bradford, analyses de citations, analyses de mots associés). C'est en effet un thème majeur de la recherche actuelle en science de l'information.

Parmi les autres thèmes, on peut citer :
- les théories de l'indexation (du degré de fondamentalité desquelles nous ne préjugerons pas) liées à la recherche de l'information, information retrieval, et, en particulier, celles qui concernent l'indexation automatique des documents textuels;
- les systèmes de recherche en ligne de documents ou de données et les études descriptives des technologies correspondantes, banques de données bibliographiques, référentielles et textuelles, et banques de données factuelles;
- les recherches finalisées portant sur les systèmes de gestion des bibliothèques et centres de documentation.

On peut dégager une autre série de thèmes, encore très liés à leur discipline d'origine, mais malgré tout solidement ancrés sur le champ des sciences de l'information :
- les thèmes psychologiques, comportement de communication, processus heuristiques, représentation des connaissances,
- les thèmes sociologiques, sociologie des sciences, structures sociales de la « communauté » scientifique,
- les thèmes philosophiques et épistémologiques, classification des sciences, construction des savoirs scientifiques,
- les thèmes mathématiques et logiques, ensembles flous, algèbre de Boole, théorie des graphes,
- les thèmes linguistiques, sémiotique, analyse morpho-syntaxique, sémantique, traduction,
- les thèmes informatiques, traitement des données, banque de données, intelligence artificielle, systèmes experts,
- les thèmes économiques et juridiques, économie et droit de l'information, industrie de l'information,
- les thèmes électroniques et télécommunications, réseaux électroniques, videotex.

Il faut signaler que cette liste de thèmes est partielle, et certainement partiale. Elle s'appuie, pour une bonne part, sur une étude américaine qui s'est faite sur un échantillon de revues, et donc d'articles, très orienté en utilisant une méthode, l'analyse des cocitations, qui n'est pas exempte de critiques 4. Nous avons en cours actuellement une étude utilisant l'analyse des mots-associés qui devrait enlever certaines de ces imprécisions 5 (cf. annexe « analyse des co-citations et analyse des mots-associés »).

Ces thèmes de recherche sont diversement représentés dans les différents pays industrialisés. De façon très approximative, et en simplifiant, on peut dire que ce sont les chercheurs anglo-saxons qui ont le plus développé les aspects bibliométrie et recherche de l'information, les chercheurs américains s'intéressant plutôt à la gestion des bibliothèques et au développement des banques de données. Les Soviétiques sont un peu les pères de la scientométrie, alors que les Français ont plutôt oeuvré dans le domaine de l'indexation et sur les aspects linguistiques.

L'institutionnalisation de la science de l'information

Accompagnant l'émergence de ces nouveaux savoirs, se sont mis en place progressivement un ensemble de structures qui visent à donner un statut scientifique et un statut social à la science de l'information.

Ce sont par exemple les revues scientifiques; on trouvera en annexe une liste forcément incomplète et obligatoirement partiale de revues de science de l'information.

Il faut noter que, en raison du caractère interdisciplinaire de la science de l'information, la dispersion de la production d'articles est plus grande que dans les mono-disciplines. De ce fait, on retrouve dans les revues des champs périphériques un nombre important d'articles intéressants : c'est le cas, par exemple, des revues de sociologie, de psychologie, d'économie...

Autres véhicules des informations scientifiques et techniques, les banques de données. On trouvera en annexe une liste des banques en science de l'information.

Des enseignements et des unités d'enseignement de science de l'information existent également dans les établissements d'enseignement supérieur. Ils s'associent à des enseignements de bibliothéconomie (plus exactement de Library science, science des bibliothèques et non techniques des bibliothèques comme en France) ou prennent leur suite : Drexel, Cleveland, Pittsburgh, Atlanta aux Etats-Unis, London, Sheffield, Leicester en Grande-Bretagne, Berlin en Allemagne Fédérale, Bordeaux, Lyon, Paris, Grenoble, en France...

Ce sont enfin les sociétés scientifiques et techniques. Elles existent au niveau national et international et organisent de façon régulière congrès et colloques portant sur des domaines variés de la science de l'information (cf. la liste en annexe).

Ainsi munie de ses statuts scientifique et social, la science de l'information peut continuer à élaborer savoirs et concepts, méthodes et techniques. Ses avenirs possibles sont multiples, étant donné la place qu'occupe actuellement la matière information. Les enjeux économiques et politiques, dont est l'objet cette matière, pourraient faire craindre que soit oublié son rôle social. En effet, le marché florissant de l'information permet à une nouvelle industrie, l'industrie de l'information, de se développer. En dehors des rares cas où l'on se soucie de l'impact social et culturel de ces nouvelles technologies, ce sont surtout les connaissances scientifiques produites par les disciplines dites « dures » comme l'informatique, les télécommunications, les mathématiques, l'économie (cf. carte de la science de l'information) qui sont utilisées, au détriment de celles produites par des disciplines dites « molles » comme la sociologie, la psychologie, le droit, l'histoire. Si cette tendance n'était pas contrariée, la science de l'information se développerait alors selon des orientations qui lui feraient perdre son caractère interdisciplinaire. Si elle devait devenir impérialiste, c'est sans conteste de cette façon qu'elle le ferait. C'est à nous de nous employer à faire en sorte qu'elle ne soit pas détournée de l'objet que nous lui avons fixé.

Illustration
Science de l'information

Illustration
Annexe 1 - Analyse des co-citations et analyse des mots-associés (1/2)

Illustration
Annexe 1 - Analyse des co-citations et analyse des mots-associés (2/2)

Illustration
Annexe 2

  1. (retour)↑  Ce texte est issu d'un exposé fait dans le cadre du cycle de formation des assistants et conservateurs des Unités régionales de formation et de promotion de l'information scientifique et technique (URFIST).
  2. (retour)↑  Ce texte est issu d'un exposé fait dans le cadre du cycle de formation des assistants et conservateurs des Unités régionales de formation et de promotion de l'information scientifique et technique (URFIST).
  3. (retour)↑  G. Lemaine, R. Mac Leod, M.J. Mulkay, P. Weingart, Problems in the emergence of new disciplines, Paris, La Haye, Mouton, 1976.
  4. (retour)↑  M.C. Bartholy et al., La Science : épistémologie générale, Paris, Magnard, 1978.
  5. (retour)↑  A. Lichnerowicz, « Mathématique et transdisciplinarité », dans : Séminaire sur la pluridisciplinarité et l'interdisciplinarité dans les universités, Nice, 7-12 septembre 1970, OCDE, ministère de l'Education nationale.
  6. (retour)↑  H. Small, « The Relationship of information science to the social science : a co-citation analysis », dans : Information processing and management, XVII, 39, 1981.
  7. (retour)↑  W.A. Turner, « Les Cartindex des sciences et techniques », Congrès INFODIAL, Paris, 25 mars 1983.